En juillet, l’écrivain espagnol Isaac Rosa (qui n’est pas catalan, il est né à Séville et vit à Madrid) s’interrogeait : « Et si le scénario d’une séparation d’avec la Catalogne devenait l’élément déclencheur d’un changement constitutionnel en Espagne ? […] Et si le vrai moment décisif, c’était celui-là [les élections catalanes du 27 septembre - ndlr], et pas les générales ? » Alors qu’une victoire du mouvement anti-austérité Podemos s’annonce difficile aux législatives de décembre en Espagne, la question posée par l’auteur de La Mémoire vaine (2006) n’est pas qu’une provocation. L’option catalane, réfléchissait Rosa à haute voix, pourrait devenir « la plus probable, voire l’unique possibilité d’un changement à court terme en Espagne ».
En France, où l’on peine souvent à comprendre la nature de cet élan indépendantiste, ce type de réflexion en laisse plus d’un pantois. Les indépendantistes catalans sont perçus au travers d’un prisme réducteur : ils défendent la langue catalane, qui serait menacée par l’essor du castillan, et pestent contre le « pillage fiscal » (le fait que les Catalans ont l’impression de contribuer davantage au budget national, via leurs impôts, qu’ils n’en reçoivent en retour de Madrid, en termes de prestations publiques). Et tous, si l’on s’en tient à ce schéma simpliste, vont voter ce dimanche pour la liste Junts Pel Sí (« ensemble pour le "oui" »), concoctée par Artur Mas, le président sortant de la Generalitat (CDC, centre droit) et Oriol Junqueras (le patron de l’ERC, centre gauche). Les sondages leur prédisent d’ailleurs une victoire confortable, parfois même écrasante (lire notre présentation des partis en lice dimanche).
Mais cette liste Junts Pel Sí, qui mêle vedettes politiques de droite comme de gauche et figures plus ou moins folkloriques de la société civile catalane, fait écran, en attirant le gros de l’attention médiatique. Les gesticulations d’Artur Mas pour rester au pouvoir, ses confrontations très médiatisées avec le gouvernement de Mariano Rajoy à Madrid, et les reconfigurations partisanes qu’elles provoquent au sein du paysage politique local, masquent la réalité plus complexe d’un mouvement indépendantiste en ébullition, qui brasse bien plus large qu’on ne le croit.
Il n’est pas question ici de défendre coûte que coûte les nombreuses variantes de l’indépendantisme. On peut s’inquiéter, avec le journaliste catalan Andreu Missé, des incohérences économiques du discours indépendantiste (lire son entretien dans Mediapart). On peut aussi comprendre le dégoût qui saisit le philosophe catalan Santiago López Petit, lequel avoue des « envies de vomir » devant les défilés pour l’indépendance, qui ont surtout permis, jusqu’à présent, de remettre sur le devant de la scène le président Mas, « pur et immaculé », malgré sa politique d’austérité et les scandales de corruption qui ont frappé son parti.
López Petit réclame le droit de se définir comme un « apatride » drapé dans sa « solitude », alors que les débats crispés entre tenants du « catalanisme » et défenseurs de l’« espagnolisme » suscitent, à ses yeux, les passions les plus basses, contraignant chaque citoyen à se définir sur cet axe politiquement glissant.
Dans le même esprit, le politologue Martín Alonso, interrogé par le site Contexto, se dit « très inquiet » de la tournure du débat catalan : « Lorsque les problèmes se définissent selon des termes identitaires, les solutions sont toujours très difficiles à trouver », juge-t-il. Au moment où la crise des réfugiés bouscule l’Union européenne, vouloir tracer de nouvelles frontières, construire de nouveaux États, au cœur de l’Europe, n’est pas forcément, non plus, un signal réjouissant.
On peut encore s’étonner, avec le journaliste catalan Guillem Martínez, de ce besoin d’« indépendance » exprimé en 2015, quand de nombreux États européens en crise connaissent déjà toutes les peines du monde à exercer leur souveraineté, sous la menace, en particulier, de la Troïka des créditeurs. « Une Catalogne qui deviendrait indépendante, comme la Grèce, l’Irlande, le Portugal ou l’Espagne aujourd’hui… C’est cela, être indépendant ? Cela faciliterait les choses de s’entendre sur ce qu’est un État, sur la souveraineté qu’il détient, et celle qu’il souhaite détenir », estime-t-il.
Mais s’en tenir là, ce serait sans doute oublier l’un des points essentiels. Beaucoup des défenseurs d’un État catalan mettent en avant une urgence démocratique. Ils veulent rompre avec des institutions espagnoles à bout de souffle, héritées de la Transition (1976-1982), négociées après la mort de Franco en 1975. Ils veulent reprendre la main sur un débat institutionnel qui leur échappe, et ne comprennent pas pourquoi Madrid refuse d’organiser (comme Londres l’a concédé aux Écossais début 2015) un référendum sur l’indépendance de leur communauté autonome.
Sous cet angle, l’élan indépendantiste, réactivé à partir de 2010 par la société civile, n’est pas sans lien avec le mouvement « indigné », qui surgit sur les places d’Espagne l’année suivante, en 2011, en revendiquant une autre manière de pratiquer la démocratie. D’ailleurs, c’est bien en 2012, un an après les « indignés », que la fameuse Diada, cette marche commémorant la chute de Barcelone, le 11 septembre 1714, face aux armées de la France et de l’Espagne, décolle véritablement, passant de quelque 10 000 personnes en 2011 à... près d’un million en 2012, selon les organisateurs. Preuve qu’il existe un lien entre les deux mobilisations.
Certains le regrettent, à l’instar du politologue Martín Alonso, pour qui l’indignation a été « déviée vers la voie identitaire », sacrifiée sur l’autel de l’indépendance. Mais la manière dont les deux mouvements se nourrissent, sur le terrain, est sans doute plus complexe. L’élection d’Ada Colau à la mairie de Barcelone, en mai 2015, figure du « 15-M » à travers son combat contre les expulsions immobilières, en apporte la preuve : les revendications « indignées » n’ont pas disparu de l’agenda pour autant.
La rupture de 2010
C’est une décision du tribunal constitutionnel, le 28 juin 2010, qui a relancé le débat indépendantiste. Ce jour-là, l’institution de Madrid a refusé de valider les principaux points d’un statut spécial, l’Estatut, négocié pendant des années pour donner à la Catalogne davantage d’autonomie. Ce veto va radicaliser les positions dans le débat public.
« Beaucoup de Catalans ont eu le sentiment que toutes les tentatives de dialogue avec le reste de l’Espagne et les longues années de recherche d’un consensus autour de l’“Estatut” n’avaient servi à rien », explique le professeur de sciences politiques Ferran Querejo, dans un livre récent (Les Catalans, 2015, Ateliers Henry Douaire). Il poursuit : « Pendant longtemps j’ai défendu un système fédéral pluri-national pour l’Espagne. Je pensais que ce système permettrait au Pays basque, à la Catalogne et à la Galice de trouver leur place en Espagne. Mais j’ai renoncé à ce modèle. L’Espagne est incapable de devenir un vrai État fédéral. Cette option que défendent encore le PSOE et le PSC, le parti des socialistes de Catalogne, n’est pas réaliste. »
Si rompre avec Madrid et ses institutions post-franquistes est devenu nécessaire aux yeux de certains, c’est donc d’abord pour participer davantage à la vie politique. Pour être mieux entendu. Pour Guillem Martinez, « la consultation populaire – dont la tenue reste très improbable – pourrait servir d’accélérateur vers la fin du Régime [né de la Transition - ndlr]. Le débat, ce n’est pas tant l’indépendance, que la tenue de cette consultation ». L’universitaire Ferrand Querejo, un indépendantiste, dit à peu près la même chose : « La démocratie est plus importante qu’une constitution. » Le statu quo territorial, fixé par la constitution de 1978, un texte parcouru d’ambiguïtés, est, à leurs yeux, périmé.
Dans la campagne électorale en cours, des collectifs indépendantistes font de cette bataille démocratique leur priorité, pour le bien de la Catalogne, mais aussi, assurent-ils, de l’Espagne tout entière. L’écrivain Antonio Baños, le chef de file de la CUP, parti anticapitaliste et indépendantiste, a publié en 2013 un essai, La Rébellion catalane, avec une thèse audacieuse : le processus indépendantiste en cours en Catalogne est une chance pour l’Espagne, parce qu’il ouvrirait, mécaniquement, un processus constituant pour le pays tout entier.
Extrait de ce texte, par ailleurs assez drôle (publié avant la naissance de Podemos) : « Je crois sérieusement que le mouvement indépendantiste est ce qu’il s’est passé de mieux en Espagne ces dernières années. Exception faite du Mondial [de football - ndlr]. Et non, ce n’est pas une boutade, ni une provocation. C’est une invitation politique. À la démolition (dans l’idéal, contrôlée et synchronisée) du R78 [le régime de 1978 - ndlr]. »
Le Procés Constituent, l’un des mouvements politiques les plus originaux de Catalogne, porté entre autres par une religieuse très charismatique, Teresa Forcades, est à peu près sur la même ligne : l’indépendance n’a de sens qu’à condition d’être associée à la justice sociale, et donc à la rupture avec le système espagnol actuel, profondément ancré à droite. Dans son manifeste, le Procés, lancé en 2013, défend l’expropriation des banques privées, pour développer la banque publique, l’interdiction de privatiser des services publics, ou encore une démocratie participative approfondie. Lors de la Diada en 2013, les soutiens du Procés Constituent s’étaient fait remarquer en organisant, pendant le défilé, l’encerclement du siège de la Caixa, l’une des grandes banques privées de Catalogne.
Quant à Ada Colau, la maire « indignée » de Barcelone, qui reste très prudente sur ces questions aujourd’hui (lire ici), elle s’était montrée l’an dernier, avant son élection, bien plus bavarde. L’activiste avait avancé des arguments à peu près similaires, pour justifier son double « oui » à la consultation du 9 novembre 2014, ce vrai-faux référendum qui avait été annulé in extremis par Madrid. À l’époque, deux questions étaient posées aux citoyens : voulez-vous la tenue d’une référendum sur l’indépendance ?
Êtes-vous favorable à l’indépendance ?
Sur sa page Facebook, Ada Colau avait alors expliqué le sens de son vote : « J’ai voté oui / oui, bien que je ne sois ni nationaliste ni indépendantiste. Je ne me suis jamais intéressée à la création de nouveaux États. Au contraire, j’aimerais travailler à leur dépassement. J’aimerais en finir avec des frontières qui, aujourd’hui, ne servent qu’à bloquer les pauvres – comme ce qu’il se passe à Melilla. […] Les drapeaux, tout comme la notion de patrie, sont des concepts vides à mes yeux […] Alors pourquoi ? Parce qu’il existe, par-delà les partis politiques, un mouvement populaire en Catalogne, qui exige davantage de démocratie, face à un gouvernement PP qui, avec la complicité du PSOE, s’est lancé dans une dérive autoritaire et re-centralisatrice, qui nie des droits aussi fondamentaux que la liberté d’expression. […] Et parce que je crois sincèrement qu’il existe dans la mobilisation catalane une forte composante anti-régime, qui constitue une opportunité démocratique, pour la Catalogne et toute l’Espagne. […] La preuve du caractère anti-régime de la consultation catalane, c’est que tous les lobbies économiques exercent une pression très forte, pour l’éviter. Exactement comme ils l’ont fait, pour freiner l’irruption de Podemos à l’échelle nationale. »
En résumé : voter pour l’indépendance, non pas pour préserver les charmes du catalan ou fermer les frontières, mais pour obliger l’Espagne tout entière à repenser ses institutions en crise.