Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

De l’émancipation et de l’identité

Le multiculturalisme et son dilemme

De nos jours, ce que l’on qualifie de « multiculturalisme » fait l’objet de débats de grande ampleur à travers le monde. Ses partisans comme ses détracteurs semblent convaincus qu’il s’agit d’un phénomène nouveau. C’est pourtant loin d’être le cas : le multiculturalisme est aussi ancien que l’existence des cultures elles-mêmes. Le phénomène a toujours fait l’objet de débats passionnés.

Il y a toujours eu au sein des communautés humaines, où qu’elles se trouvent, des groupes considérant posséder une appartenance plus forte que les autres à une région donnée. Ces « autochtones » ont tendance à invoquer une prétendue pureté culturelle, qu’ils jugent ternie ou menacée par une population minoritaire ou récemment arrivée sur le territoire. De leur point de vue, cette dernière devrait donc disposer de droits limités, voire en être totalement dépourvue. En réaction, les « non-autochtones » se sont toujours réclamés d’une forme ou d’une autre de multiculturalisme, revendiquant l’égalité des droits pour tous (ou pour la plupart), que les nouveaux résidents partagent ou non certaines des pratiques culturelles de la population s’étant autoproclamée « autochtone ».

Les flux migratoires ont toujours existé. Leurs causes sont nombreuses : l’épuisement écologique de certains territoires, la recherche d’un niveau de vie plus élevé ou encore la fuite de populations chassées de leur région d’origine. De fait, si l’on remonte suffisamment loin dans le temps, aucun d’entre nous ne se trouve sur le sol de ses ancêtres. Nous sommes tous des migrants. Toute prétention à l’autochtonie constitue donc une négation de la réalité historique.

Indéniablement, cette problématique a engendré des conflits plus aigus au cours des dernières décennies, et ce pour deux raisons simples : d’une part, les progrès technologiques dans le domaine des transports et des communications permettent de se déplacer plus loin et plus vite qu’auparavant ; d’autre part, le système-monde étant aujourd’hui bien plus polarisé, il est beaucoup plus tentant pour les ressortissants de pays pauvres de rejoindre les pays riches que l’inverse.

En outre, la crise structurelle du système-monde moderne va de pair avec une hausse vertigineuse du taux de chômage. Ainsi, la recherche de boucs-émissaires conduit à cibler les migrants, censés être la cause des problèmes d’emploi dans les pays riches.

Cette quête d’une meilleure situation économique entraîne évidemment des flux migratoires du Sud vers le Nord (du Mexique aux Etats-Unis, du Maroc à la France, des Philippines au Japon…), mais aussi entre nations moins développées (du Guatemala au Mexique, du Mozambique à l’Afrique du Sud, du Paraguay au Brésil, etc.). Dans tous les cas, le pays d’accueil exige toujours l’exclusion ou l’expulsion des migrants, soi-disant pour préserver l’emploi ainsi que la « culture autochtone ».

La rhétorique hostile au multiculturalisme vise à convaincre les sympathisants de gauche de soutenir le discours xénophobe de droite et d’extrême-droite, avec un incontestable succès. Parallèlement, la rhétorique favorable au multiculturalisme vise à convaincre les électeurs centristes de soutenir des mouvements plus à gauche sur l’échiquier politique afin de servir de rempart contre la xénophobie. Là encore, la stratégie est souvent efficace.

Que se passe-t-il réellement dans la plupart des pays ? D’une manière ou d’une autre, tous sont multiculturels : ils abritent des groupes d’individus dont les pratiques culturelles diffèrent de celles des autres résidents, qu’il s’agisse de leur religion, de leur langue ou de leur coutumes matrimoniales. Ces pratiques sont suivies avec plus ou moins de zèle. Ainsi, pendant les périodes relativement prospères sur le plan économique, il existe des interactions bienveillantes entre individus appartenant à des groupes distincts, et les mariages mixtes sont monnaie courante, ce qui tend à estomper les différences.

A l’inverse, en temps de crise, les thématiques xénophobes deviennent omniprésentes dans le discours populaire, générant souvent des conflits majeurs. Les voisins se dressent les uns contre les autres, les enfants issus de couples mixtes sont sommés de choisir leur camp, les pays deviennent plus protectionnistes. La liberté de mouvement est entravée et l’on assiste à une augmentation significative des violences de toutes sortes.

Bien sûr, il convient de tenir compte des différences de situations en termes démographiques. Dans certaines zones, la population existante s’est trouvée submergée par un afflux relativement important de migrants, qui ont éradiqué (ou totalement assujetti) les groupes les ayant précédés – il suffit de penser aux Tainos des Caraïbes ou aux Fidjiens face aux Hindous dans le Pacifique.

Il faut aussi évoquer l’installation d’individus fortunés issus de pays du Nord dans des régions où ils achètent les terres les plus convoitées, tirent les coûts à la hausse et dégradent les conditions de vie des groupes qui se trouvaient là avant leur arrivée, jusqu’à les marginaliser. Ce scénario se produit désormais un peu partout sur la planète dans les zones où le climat est favorable.

Mais le combat des groupes « autochtones » pour le maintien de leurs modèles culturels et de leurs valeurs prend un sens tout à fait différent selon qu’il s’agisse de freiner l’immigration de personnes situées au bas de l’échelle sociale ou de personnes privilégiées. Et c’est justement là que se pose le dilemme. Sommes-nous capables d’agir selon cette distinction et de mettre en œuvre des politiques différentes selon les cas ? Pouvons-nous soutenir une forme inévitable et souhaitable de multiculturalisme, qui constitue la base d’un échange enrichissant et pacifique ? Ou nous livrerons-nous à l’épuration ethnique de populations à travers le monde ?

Traduction : Frédérique Rey

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