Tiré de Médiapart.
Chercheuse à l’université Paris 8, Somayeh Rostampour a grandi au Kurdistan iranien, à la frontière avec l’Irak, avant de rejoindre Téhéran pour ses études puis la France où elle vient de soutenir une thèse sur les femmes combattantes kurdes au Rojava (Kurdistan syrien) et au Bakur (Kurdistan turc) (Genre, savoir local et militantisme révolutionnaire. Mobilisations politiques et armées des femmes kurdes du PKK après 1978). Elle s’est notamment penchée sur le féminisme local, appelé Jineology, et son apport aux études féministes particulièrement dans les pays en guerre et en proie à des conflits ethniques. Entretien.
Mediapart : Six mois après la mort de Jina Mahsa Amini, la contestation se réinvente aujourd’hui en Iran sous d’autres formes, collectives et individuelles, face à l’extrême répression. Quel bilan dressez-vous jusqu’ici ?
Somayeh Rostampour : La base du régime a été profondément attaquée. Le soulèvement a fait voler en éclats les catégories sociales, ethniques, etc. Étudiants, travailleurs, Baloutches, Kurdes, diaspora, groupes à l’intérieur du pays…, tout le monde est uni pour faire chuter le régime. Le mur de la peur est tombé vis-à-vis de l’État mais aussi de la famille.
En six mois, l’impact est déjà visible dans le quotidien, à l’image de la manière dont les femmes réagissent face à l’État et au sein des familles pour reprendre le contrôle sur leur corps, s’habiller, s’exprimer, dire non, participer aux manifestations, descendre dans la rue.
La fête de Norouz, qui célèbre le premier jour de printemps, est très intéressante cette année. Au Kurdistan, par exemple, elle a été très militante, très politique avec des slogans comme « jin jiyan azadi » (« femme, vie, liberté ») même pour ceux qui ne sont pas politisés, alors que les années précédentes, c’était plus une fête culturelle.
Le soulèvement a-t-il permis de dépasser les clivages ethniques ?
On n’a pas réglé cette question mais on avance. Le peuple iranien a compris l’importance de l’union. Pour la première fois, on assiste à une visibilisation des Baloutches, on rend hommage aux courageux Kurdes pour avoir lancé le soulèvement.
L’Iran et l’Irak ont signé dimanche 19 mars un accord pour « protéger la frontière », où sont basés des groupes d’opposition kurdes iraniens dans le collimateur de Téhéran. Que représente cet accord ?
Cet accord, s’il est appliqué, peut marquer un tournant. Le Bashur (Kurdistan d’Irak) a toujours représenté un refuge pour les opposants politiques iraniens, kurdes et non-kurdes (lire ici notre reportage). Téhéran a toujours fait pression sur l’Irak pour que cela cesse. Avec ce nouvel accord, le régime iranien obtient l’engagement de l’État irakien de ne pas accueillir sur son sol des partis d’opposition iraniens dans la région autonome du Kurdistan.
Concrètement, cela constitue une vraie menace pour l’opposition iranienne. Comme ce fut le cas dans le passé pour l’Organisation des moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI), qui prônait le renversement du régime des mollahs et était protégé en Irak par Saddam Hussein, ennemi juré de Téhéran à l’époque.
Le Kurdistan d’Irak apparaît aussi comme une terre d’émancipation ?
Oui, c’est vrai qu’il y a plus de liberté, comparé à la dictature iranienne mais cette liberté reste limitée pour les femmes.
Pourtant, demeure en Occident l’idée reçue que les femmes kurdes seraient plus libres que leurs voisines arabes, perses, ou turques…
On aime homogénéiser les communautés qu’on connaît mal. L’Occident aime marquer une dualité entre les femmes qui s’engagent dans la lutte armée et celles qui sont opprimées dans leur quotidien. Mais ce n’est pas blanc ou noir.
La femme kurde n’existe pas pour moi. De qui parle-t-on ? De la femme issue des classes populaires ou de celle qui est proche des organisations politiques ? D’une femme émancipée économiquement qui travaille ou d’une femme opprimée qui subit des violences ?
À Soulemaynieh, ville considérée comme la plus ouverte du Kurdistan irakien, une femme a été attaquée par un groupe d’hommes qui estimaient que sa tenue n’était pas conforme. La société kurde est encore très patriarcale.
Au Kurdistan iranien, il y a toujours eu une dynamique féministe. D’ailleurs, c’est de là que part la révolte après la mort de Jina Mahsa Amini. En septembre 2022, peu avant son assassinat, des manifestations ont secoué la ville de Marivan pour dénoncer la mort de Shelir Rasouli, une mère de famille qui s’est défenestrée pour échapper à un viol.
Les actions sur les questions de genre sont réelles dans cette région mais peu audibles car la région est très peu connue et très peu médiatisée. Les femmes sont présentes dans les grèves, les rassemblements, on y entonne des slogans contre le patriarcat aux côtés des slogans contre le régime et le capitalisme.
Vous avez justement réalisé une thèse sur les femmes kurdes combattantes dans le Rojava et le Bakur où vous retracez une histoire du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) au prisme du genre. Vous revenez notamment sur l’apport de la jîneologî, la science kurde de la libération des femmes, aux études féministes, notamment dans les pays en guerre et en proie à des conflits ethniques. Quel est-il ?
Ma thèse problématise la participation politico-armée des femmes dans une société patriarcale et leur militantisme pour la reconnaissance de la kurdicité et pour la cause des femmes. Outre leur participation politique et armée à cette lutte, les femmes construisent un féminisme local nommé Jîneolojî dont les causes et les apports, ainsi que les limites dans le contexte des pays du Sud, ont été discutés. En fait, les principales questions de cette thèse sont liées à un projet politique expérimenté à Bakur appelé « confédéralisme démocratique », dans lequel la question du genre occupe une place importante.
L’idéologie égalitaire de ce projet et la volonté de le réaliser au maximum ont renforcé la présence des femmes en politique. D’une part, une telle participation active a provoqué la rupture et l’affaiblissement des structures rigides de genre dominantes, et d’autre part, elle a conduit à la féminisation de l’ensemble de la société et de ses processus collectifs.
La poursuite de ce projet après 2013 au Rojava a provoqué un changement dans l’imaginaire collectif kurde sur les femmes et les rôles qu’elles peuvent jouer. Par conséquent, on est témoin d’un impact majeur sur la modification des rapports sociaux de genre, de sorte qu’il a été capable de dépasser ses frontières et devenir une source d’inspiration tant pour la diaspora que pour les militantes féministes kurdes d’Iran et d’Irak.
Votre thèse aborde l’ensemble de ces tentatives positives en les mettant en relation avec les efforts déployés au sein du PKK pour produire un savoir indigène féminin, mais elle aborde également les contradictions et les limites. Quelles sont-elles ?
Par exemple, pourquoi les rapports sociaux de genre ont beaucoup moins évolué que les rapports de pouvoir politique dans le champ de la représentation, pourquoi certaines questions comme le contrôle du corps et de la sexualité ou l’avortement ont été très peu abordées, pourquoi il y a des ambiguïtés autour de la question queer.
De la même manière, dans le domaine de la production de savoir, cette thèse affirme que la Jineolojî, dans le cadre du capitalisme mondialisé, se heurte à d’importantes limitations théoriques et ontologiques malgré ses acquis, notamment en transformant les savoirs féminins d’une sphère académique élitiste vers la vie quotidienne des femmes de la classe populaire avec leur propre participation.
En effet, c’est un type de féminisme kurde dans lequel la « femme kurde » ne se situe pas et reste un concept homogène sans tenir compte des différences qui existent entre elles-mêmes. Par exemple toutes les femmes kurdes sont considérées comme des patriotes et des défenseurs de la kurdicité.
Cela tient aussi au fait que la Jineolojî, qui se définit par opposition au féminisme occidental dominant, censé être nécessairement colonialiste, capitaliste et orientaliste, peut mobiliser les femmes kurdes comme une unité, afin de leur rendre subjectivité et confiance en soi. Ce faisant, la Jineolojî glisse parfois vers un localisme idéalisé, irréaliste et culturalisé qui n’est pas capable de voir les différences et les contradictions qui traversent la société kurde et qui divisent également les femmes kurdes.
Cependant, la contribution critique du projet politique des femmes du PKK aux savoirs et pratiques des féminismes au niveau national, régional et international est indéniable et comporte de nombreuses nouveautés.
Rachida El Azzouzi
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