Tiré du blogue de l’autrice.
À la croisée de trois plaques tectoniques, la Turquie est régulièrement frappée par des tremblements de terre. Sept habitant·es sur dix y vivent dans des zones classées à risque[1]. « S’il y a autant de victimes en Turquie, c’est avant tout parce que les bâtiments sont de mauvaise qualité », c’est le constat limpide du journaliste Guillaume Perrier sur le plateau de l’émission « C dans l’air » de mardi 7 février 2023 sur @france5[2]
Trois jours avant le drame, le sismologue néerlandais Frank Hoogerbeets, du Solar System Geometry Survey (SSGEOS), avait prévu la catastrophe. « Tôt ou tard, il y aura un séisme d’une magnitude d’environ 7,5 dans cette région (centre-sud de la Turquie, Jordanie, Syrie, Liban) », a-t-il écrit sur Twitter le 3 février[3]. Un géologue turc reconnu, Naci Görür, alerte quant à lui depuis 3 années « Nous avons scientifiquement prédit que des tremblements de terre pourraient se produire sur cette faille anatolienne orientale. »[4] Malgré ses tentatives répétées d’obtenir une prise en compte de ce danger prévisible, ses cris d’alerte sont demeurés sans réponse. Rappelons qu’en l’état actuel des connaissances scientifiques, la sismologie ne peut qu’estimer les lieux et les périodes de temps où les séismes sont susceptibles de survenir, notamment sur la base du taux moyen de l’activité sismique passée dans une région[5]. Les séismes et leurs multiples répliques qui ont frappé la Turquie et la Syrie en ce début de semaine étaient ainsi malheureusement prévisibles. Compte tenu de la situation géographique et géologique du pays, la question des séismes devrait y être traitée de manière aussi sérieuse que les questions économiques et géopolitiques.
Des politiques antikurdes qui aggravent le bilan
A l’épicentre de ce tremblement de terre se trouve le Kurdistan. Une région structurellement défavorisée car colonisée par la Syrie, l’Iraq, l’Iran et la Turquie. Les politiques turques antikurdes ont un rapport de cause à effet direct avec le nombre de personnes décédées et blessées dans la région impactée par le séisme. A chaque nouvelle élection, Erdoğan se vante d’avoir construit des routes, des immeubles, des hôpitaux et des aéroports. Ces infrastructures n’ont pourtant pour la plupart pas su résister aux récents séismes. A titre d’exemple, concernant l’aéroport de Hatay qui a été inauguré en 2007, Tezcan Karakuş Candan, Président de la branche d’Ankara de la Chambre des architectes de l’Union des chambres d’ingénieurs et d’architectes turcs, a déclaré : « Nous avons averti à plusieurs reprises avant la construction de l’aéroport de Hatay, « c’est la ligne de faille, ne construisez pas un aéroport ici ». Mais nos avertissements sont restés lettre morte ».
De nombreux experts critiquent l’AFAD, l’agence nationale chargée du risque sismique. En cause : la politique de construction massive de logements, lancée par le pouvoir il y a plusieurs années. Des immeubles ne respectant pas les normes antisismiques ont été construits dans des zones à haut risque. Il semble que les bâtiments de l’entreprise publique TOKI chargée de la construction des logements sociaux soient les plus touchés par les séismes. Toki dépendait directement du Premier ministre jusqu’à l’introduction du système présidentiel en 2018. Bien qu’il s’agisse en théorie d’une autorité publique, Toki est surtout devenue une grande agence de privatisation qui gère la vente de terrains et de bâtiments publics à des entreprises privées. En janvier 2022 la revue Ballast publiait un reportage qui expliquait : « Les barrages sont un moyen pour l’État turc de contrôler les populations kurdes : de tels projets vident de force les villages, dont les populations doivent se déplacer — ou être déplacées — dans des centres urbains ou des colonies de peuplement. Là, elles sont relogées dans des habitats construits sur mesure par l’agence en charge du développement du logement social, communément appelée TOKI. L’architecture de ces nouveaux quartiers est d’abord pensée pour en faciliter la surveillance. Sur le plan social, il s’agit de casser le tissu de relations et de solidarités existant dans les villages, et les résistances qui en découlent. »[6] Les personnes qui vivent dans ces appartements, généralement des familles aux moyens financiers limités, n’ont d’autre choix que de louer ces appartements parce qu’ils sont bon marché et qu’elles ne peuvent se permettre autre chose[7].
En 1999, le gouvernement turc a introduit une taxe pour prévenir et gérer les tremblements de terre. Depuis lors, le gouvernement turc n’a toutefois pas pris de mesures suffisantes ni amélioré la protection contre les catastrophes[8]. Au lieu d’investir dans la recherche, la prévention et l’aide d’urgence, le gouvernement a utilisé cet argent pour renforcer l’armée turque. L’AKP a aussi financé des projets de construction d’entreprises dans des conditions dangereuses pour la vie des habitants et des équipements publics qui, bien que situés dans l’une des zones sismiques les plus actives au monde, n’ont pas été protégés de manière préventive contre ces catastrophes. Le HDP, parti pro-kurde dominant dans la région, avait proposé la création d’une commission chargée du risque sismique, rejetée par la majorité parlementaire de l’AKP en janvier 2020.
Les divers expert·es s’accordent pour dire que le pays était insuffisamment préparé : pas de création de zones de rassemblement post catastrophe (endroits pour s’asseoir et manger, avec un système de chauffage, des toilettes et des points d’eau)[9], pas de stockage de tentes, de générateurs, de stockage de matériel pour enlever les décombres, récupérer les débris. Les villes situées dans une ceinture sismique auraient dû disposer de ces infrastructures, d’un plan de gestion de crise étayé et opérationnel. Le plus gros problème à l’heure actuelle est le froid, qui tue justement des personnes qui auraient dû survivre au tremblement de terre.
Savaş Karabulut, membre du corps professoral du département de génie civil de l’Université technique de Gebze et expert en tremblements de terre, a déclaré : « Après tous les tremblements de terre, nous avons vu que seuls les entrepreneurs sont punis, mais le gouvernement central et les administrations locales portent la responsabilité principale. Parce qu’en premier lieu, le gouvernement permet aux entrepreneurs de construire des structures illégales et rejette la faute sur le destin et la nature après chaque catastrophe. À tout le moins, les bâtiments situés dans ces zones sismiques auraient dû être vérifiés et des précautions auraient dû être prises à l’avance. Tous les bâtiments auraient dû être vérifiés un par un, les structures à risque auraient dû être déterminées et la démolition ou le renforcement aurait dû être promu. Les gens sont maintenant piégés sous des bâtiments effondrés. (…) Ce séisme doit être considéré comme un massacre. »[10] Les tremblements de terre sont inévitables, les températures froides aussi. Mais la question est de savoir comment les gens y survivent grâce à des politiques préventives adaptées.
Une aide à géométrie variable
Peu après le séisme, quelque 3500 soldats ont été envoyés dans les régions touchées. Mais cela ne suffit simplement pas. En théorie, l’armée turque dispose de plus de forces d’intervention que ce qui serait nécessaire. La coordination sur place est principalement dirigée par les autorités régionales. Mais comme de nombreux bâtiments administratifs ont été détruits, il semble que la concertation sur l’intervention des secours ne se soit pas particulièrement bien déroulée jusqu’à présent.[11]. Des commentateurs ont remarqué que l’aide était avant tout acheminée vers les mairies tenues par l’AKP, le parti du président Erdogan[12]. Les témoignages qui nous parviennent des zones sinistrées laissent entrapercevoir une moindre prise en charge dans les villages et villes à dominante kurdes, arabes et alévies. Pourtant ces territoires sont précisément habituellement ceux qui font l’objet d’une surveillance accrue de la part de l’Etat turc. Le service public de conseil aux étrangers a proposé des aides à la traduction en sept langues pour les personnes touchées par le tremblement de terre : sept langues sans que la langue kurde y figure. Le compte Twitter du parti HDP signalait qu’une collecte de dons organisée par la municipalité kurde d’Agri/Patnos avait été confisquée par le gouverneur turc de la ville[13].
L’entraide civile entravée
Mercredi, les autorités turques ont restreint l’accès à Twitter et à d’autres services de médias sociaux, ce qui a suscité de vives réactions dans tout le pays, car ceux qui se trouvaient sous les décombres avaient demandé de l’aide en partageant des emplacements à l’aide des applications sur leurs téléphones portables. D’autres utilisaient des données pour créer des cartes pour d’autres missions de recherche et de sauvetage.
Le ministre de l’environnement, de l’urbanisation et du changement climatique, Murat Kurum, a déclaré : « Nous ne permettrons pas d’autres coordinations que celle assurée par l’aide publique en cas de catastrophe. De même, les dons en nature et en argent ne pourront être collectés que par l’intermédiaire de l’organisme public de gestion des catastrophes (AFAD). Ainsi, le matériel de secours collecté par les ONG pour venir en aide aux victimes du séisme sera confisqué. »[14] Connaissant par expérience le traitement réservé par le régime d’Erdogan aux populations kurdes affectées par les catastrophes naturelles, la communauté kurde[15] relaye quant à elle l’appel aux dons de l’organisation humanitaire kurde Roja Sor (Soleil rouge)[16].
Et maintenant ?
Ilan Kelman, professeur en catastrophes et santé à l’UCL Institute for Risk & Disaster Reduction à Londres analyse que ce type de catastrophes rapproche habituellement les civils, génère une entraide forte. Malheureusement, ces personnes n’ont pas le pouvoir de mettre un terme aux conflits préexistants : « Les dirigeants en Syrie et en Turquie sont plus intéressés par le pouvoir que par la sécurité et le bien-être des habitants de la région. Ce sont eux qui ont provoqué le conflit en premier lieu. ».
Le géologue Naci Görür a déclaré : « Nous devons construire des villes résistantes aux tremblements de terre. La première priorité des prochains gouvernements ne devrait pas être la route ou l’aéroport. Bien sûr, ils devraient aussi. Mais la première caractéristique est de faire des villes parasismiques qui assureront la sécurité des personnes »[17]. Le scientifique estime que ces tremblements de terre sont la réalité de cette région. Au lieu de vivre dans la peur de savoir où cela se produira, il est possible de transformer toutes les zones sismiques de Turquie en villes résistantes aux tremblements de terre en utilisant la science, en créant un ministère et en accordant un budget conséquent. Il poursuit « Nous avons les connaissances, les compétences et les opportunités pour le faire. 23 ans se sont écoulés depuis le tremblement de terre de 99, si nous construisons des villes parasismiques dans toute la Turquie, tout comme le Japon et l’Amérique, nous oublierions ce problème. On ne sortirait pas de chez soi quand il y aurait un tremblement de terre, on ne le percevrait pas comme un si grand événement, une ou deux personnes mourraient par hasard. Nous n’enterrions pas les gens comme nous le faisons maintenant ».
Ilan Kelman affirme : « La catastrophe est davantage causée par la pauvreté et l’oppression que par le tremblement de terre lui-même. Les tremblements de terre ne tuent pas les gens - les bâtiments qui s’effondrent tuent les gens. C’est pourquoi je ne parle pas de catastrophes naturelles, mais de catastrophes tout court. Si la région n’était pas pauvre et opprimée, les gens construiraient leurs maisons de manière à ce qu’elles puissent résister à un tremblement de terre. C’est pourquoi les catastrophes touchent toujours plus durement les plus pauvres […] Il faut donner aux gens la possibilité de se préparer à de telles catastrophes. Pour cela, ils ont besoin de paix et d’argent. Les conflits doivent prendre fin et des structures démocratiques doivent être mises en place. »[18] Les élections prochaines en Turquie seront l’occasion de veiller à ce que la question de la prévention sismique, l’éradication de la pauvreté, l’avènement de la démocratie, et un projet de paix pour les peuples du Moyen-Orient soient des thématiques centrales. Le projet est plus qu’ambitieux mais c’est l’effort à fournir pour éviter de nouveaux drames qui sont d’ordres politiques avant d’être imputables à la nature.
Nota bene : il y aurait aussi beaucoup à dire sur la situation en Syrie mais que ce n’est pas l’objet du présent papier
Dons pour RojaSor France : https://rojasorfrance.com/agir-ensemble/donnez/don-par-carte-bancaire-helloasso/
Dons pour HeyvaSor Suisse : https://heyvasor.ch/fr/accueil/
Notes
[2] https://www.instagram.com/p/CoZb2tvuHYa/
[6] https://www.revue-ballast.fr/guerre-de-leau-et-des-memoires-au-kurdistan-nord/
[7] https://www.nuceciwan119.xyz/en/2023/02/morality-not-collapsed-buildings/
[8] https://www.klassegegenklasse.org/sie-sterben-auf-den-strassen-waehrend-er-im-palast-schlaeft/
[10] https://kurdistan-au-feminin.fr/2023/02/08/regions-kurdes-frappees-par-le-seisme/
[12] https://www.heidi.news/articles/les-seismes-en-turquie-et-syrie-en-trois-questions-vu-d-istanbul
[14] https://rojinfo.com/le-gouvernement-turc-entrave-laide-aux-regions-sinistrees-par-le-seisme/
[15] https://cdkf.fr/appel-a-soutenir-les-victimes-du-seisme-au-kurdistan/
[16] Faites un don au Soleil Rouge – Roja Sor
[17] https://halktv.com.tr/gundem/bu-kez-3-kenti-daha-uyardi-718034h
[18] https://www.zeit.de/wissen/umwelt/2023-02/krisengebiete-katastrophen-erdbeben-syrien-tuerkei-frieden
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