Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Séisme en Turquie : la colère prend le pas sur le deuil

La mauvaise gestion des secours et l’absence flagrante d’une politique publique parasismique, par un État qui depuis vingt ans a construit sa politique économique sur un secteur du BTP laissé sans aucun contrôle, ont causé des milliers de morts et déchaînent la fureur des victimes.

Tiré de Médiapart.

Antakya, Adana, Osmaniye (Turquie).– « Antakya a disparu », répètent en boucle ses habitant·es, errant dans les rues le regard vide, exténué·es et horrifié·es, comme si la répétition de ces mots terribles les aidait à se convaincre de la réalité de la catastrophe. L’antique Antioche est une des villes les plus durement touchées par le double séisme d’une magnitude de 7,7 et 7,6 qui a frappé la Turquie le 6 février et causé au moins 32 000 morts, selon un bilan officiel encore très provisoire. Selon le ministère de l’intérieur, la moitié des bâtiments de la ville se sont effondrés ou ont subi des dommages irréparables.

Pourtant, malgré l’ampleur des destructions dans cette ville, où le nombre de victimes serait le plus élevé du pays, les autorités de l’État y étaient encore pratiquement invisibles mardi 7 février, au lendemain de la catastrophe. Désemparé·es, frigorifié·es, les survivant·es cherchaient à sortir leurs proches des décombres.

« J’ai réussi à quitter la maison avec mes deux enfants, mais mes beaux-parents, qui habitaient au premier étage, sont toujours sous les gravats, témoignait en larmes Hüseyin Kosan. Je les entendais hier mais depuis je n’entends plus rien », s’inquiète le jeune homme, qui s’indigne que personne ne vienne à son secours. « Pas de secouristes, personne n’est là ! J’ai croisé un groupe de gendarmes qui m’ont dit qu’il fallait que je me débrouille pour dénicher un tractopelle, déblayer les gravats et les sortir, mais où voulez-vous que je trouve ça tout seul ? », se révolte-t-il.

Après plusieurs jours et avec l’aide de ses voisins, il finira par accéder aux corps de ses beaux-parents, morts. Des tragédies comme celle-là, la ville en compte des milliers, peut-être des dizaines de milliers. Combien de personnes auraient-elles pu être extraites des décombres si les services de l’État avaient été plus réactifs ? s’interrogent les rescapés.

La question est jugée presque indécente par le pouvoir et ses soutiens, majoritaires dans le paysage médiatique turc, qui se contentent de parler de la « catastrophe du siècle », comme si l’ampleur de l’événement, un double séisme de forte magnitude et de surface, à seulement 17,9 kilomètres de profondeur, à proximité de zones densément peuplées, suffisait à absoudre les manquements des services publics.

Comme il l’avait fait l’année dernière, lors de la catastrophe minière d’Amasra, qui avait coûté la vie à quarante-trois mineurs, le président turc a invoqué la main du « destin », se référant à la théologie islamique selon laquelle le moment et les circonstances de la mort des individus sont écrits dès leur naissance. « Pourtant, après le tremblement de terre de 1999 [à Izmit, non loin d’Istanbul, qui avait fait 18 000 victimes – ndlr], il ne se privait pas de critiquer le gouvernement, il n’y avait pas de destin à l’époque », s’emporte un sauveteur de l’association Marsar, à l’aéroport d’Adana.

Les sauveteurs empêchés

Marsar, Gea, Sar, Magame, Anda, Akut... dans un pays soumis à un risque sismique constant et où le séisme de 1999 a laissé des traces dans la mémoire collective, les associations de secouristes sont nombreuses. Épaulées par des alpinistes, des mineurs de fond, des conducteurs d’engins de chantier, elles ont tenté de prendre le relais d’un État absent. Mais la force de la société civile turque a été mise à rude épreuve par des années de gestion autoritaire du pouvoir par le parti-État islamo-nationaliste de l’AKP, suspicieux à l’égard du monde associatif.

« Ils ont saboté ces organisations, tenté de tout centraliser autour de leur création, l’Afad, censée gérer et organiser la réponse à ce type de crise, et voilà le résultat », peste Nasuh Makuri, le fondateur d’une des principales associations de secouristes, Akut, très active lors du séisme de 1999. Les positions critiques du pouvoir de ce kémaliste nationaliste lui ont valu d’être poussé dehors en 2018. « Un conseiller d’Erdoğan, membre de sa famille, a exigé ma démission sans quoi il menaçait d’interdire à mon association d’accéder aux terrains et de saisir nos locaux », se souvient-il.

L’Afad, organisme de gestion des catastrophes naturelles créé en 2009, cristallise les critiques. La presse d’opposition turque souligne l’étrange CV de son directeur, Ismail Palakoglu, symbole d’un système qui fait prévaloir la proximité idéologique et la loyauté sur les compétences. Palakoglu est diplômé d’un lycée d’imams, d’une faculté de théologie, et a passé l’essentiel de sa carrière au ministère des affaires religieuses. Un ministère dont le budget est plus de quatre fois supérieur à celui de l’Afad, et en hausse de 56 % dans le budget 2023, alors que les fonds de l’Afad y ont été réduits de 33 %.

« Nous sommes arrivés en Turquie le lendemain du séisme, mais il a fallu plus de six heures à l’Afad pour trouver un véhicule pour nous transporter sur la zone de secours depuis l’aéroport », regrette un membre d’une équipe de secours internationale. « J’ai entendu parler de la situation à Antakya et j’ai voulu m’y rendre tout de suite, mais l’Afad m’a demandé de partir à Mersin, où il n’y avait pourtant aucun dégât. J’ai démissionné, je suis monté dans une voiture et je suis venue ici », témoigne Deniz Çağlar, secouriste bénévole formée par l’Afad et la municipalité d’Ankara.

De décombres en décombres, les équipes de secouristes ont tenté d’extraire les survivant·es coincé·es sous les gravats, les mieux équipées, en majorité venues de l’étranger, disposant de caméras thermiques et de chiens dressés spécialement pour repérer l’odeur des vivants. Un aboiement ou une patte qui gratte le sol et elles creusaient à travers des mètres de béton. Les équipes locales, elles, ne pouvaient souvent compter que sur les survivants eux-mêmes, qui tentaient de signaler leur présence par des appels ou des coups sur les murs. À intervalles réguliers, les travaux étaient interrompus par un silence absolu pour que retentisse l’appel aux éventuel·les rescapé·es : « Quelqu’un entend ma voix ? »

« Dans le quartier d’Ürgen Paşa, devant l’appartement d’une amie que je connaissais d’Ankara, nous entendions des bruits provenant des gravats, nous avons demandé à une pelle mécanique d’intervenir pour soulever des blocs de béton qui bloquaient l’accès, mais ils nous ont répondu qu’ils ne pouvaient rien faire sans un ordre de l’Afad qui n’est jamais venu... Le troisième jour, les bruits ont cessé », sanglote Deniz qui, à une autre occasion, a échappé de peu au lynchage en raison du gilet siglé Afad qu’elle porte sur le dos.

  • Ils ont basé toute leur politique économique sur le béton.
  • - Baris Atay, député du parti des travailleurs (gauche), originaire d’Antakya

L’ampleur de l’incurie des services de l’État autorise même les pires questions : « Est-ce que c’est parce qu’ils sont alévis que l’on a laissé mourir ces gens ? », s’interroge Deniz, alors qu’Antakya, comme la ville voisine de Samandag, compte historiquement un nombre important d’alévis (adeptes d’une croyance hétérodoxe qui s’inspire du chiisme mais aussi de croyances chamaniques turques) et surtout de Turcs et Turques arabophones et alaouites.

« Sommes-nous des citoyens de seconde zone ? Pourquoi l’État décide ainsi de nous abandonner ? Parce que nous lui sommes opposés ? », s’interroge en écho Metin Horoz, habitant rescapé. Pelotonné avec sa famille autour d’un feu, il dort dans un abri de fortune, sa voiture accueillant le corps d’un voisin que les services publics tardent à récupérer. Des scènes de violence ont aussi eu lieu dans la prison d’Antakya. Une émeute, dont les circonstances restent à élucider, a causé la mort de trois détenus, tués par les gendarmes, tandis qu’un habitant, Ahmet Güreşçi, arrêté par la police pour une suspicion de « pillage », serait mort sous la torture lors de sa garde à vue.

Corruption et laisser-faire

Si la gestion des secours suscite l’indignation, c’est surtout l’état d’impréparation et l’absence de politique parasismique qui déchaînent la colère de la population turque. Le risque, extrêmement élevé, est pourtant bien connu des sismologues, géophysicien·nes et même des historien·nes : Antakya, par exemple, a été rasée au IIe siècle par un séisme, et un autre, en 1822, a fait 20 000 victimes. Les scientifiques ne cessaient de prévenir de l’imminence d’un incident sismique sur la faille sud anatolienne, sans trouver d’écho dans les politiques publiques.

Sismologue de renom, le professeur Naci Görür tire depuis des années la sonnette d’alarme sur cette faille, comme sur le risque d’un séisme d’une magnitude supérieure à 7 en mer de Marmara, qui détruirait des pans entiers d’Istanbul. La veille du séisme, il avertissait du manque de préparation des autorités et de la dangerosité du parc immobilier stambouliote, critiquant la promesse électorale du gouvernement de bâtir 200 000 nouveaux logements sociaux dans le pays, « alors qu’actuellement des centaines de milliers de personnes sont en danger de mort dans leurs domiciles ».

« Cela fait plus de vingt ans qu’ils sont au pouvoir, ils y sont parvenus après le séisme de 1999, ils auraient pu en tirer des leçons, mais rien n’a été fait, au contraire ils ont basé toute leur politique économique sur le béton », critique Baris Atay, député du parti des travailleurs (gauche) originaire d’Antakya.

L’amour de l’AKP pour les grands chantiers de logements et d’infrastructures n’est plus à démontrer. « Le gouvernement a choisi ces quinze dernières années de multiplier les grands travaux, les ponts, les routes, les nouveaux aéroports ou encore le projet de nouveau canal à Istanbul, plutôt que de privilégier la rénovation du parc immobilier existant », estime Gencay Serter, président de la chambre des urbanistes de Turquie. La proximité du parti au pouvoir avec certaines grandes holdings de la construction et les accusations de corruption dans l’attribution de contrats publics déchaînent depuis des années la colère de l’opposition, qui menace régulièrement les « cinq bandits », comme elle surnomme les principales entreprises du secteur, de représailles dans l’éventualité d’une conquête du pouvoir.

Après le séisme de 1999, un impôt spécial sur les télécommunications avait pourtant été mis en place, connu dans le pays comme « l’impôt sur le séisme ». Mais ces prélèvements, qui ont rapporté 36 milliards de dollars à l’État, semblent en fait avoir été dépensés dans divers secteurs. Interrogé à ce sujet après le tremblement de terre de 2011 dans la ville de Van, qui avait fait 644 victimes, Mehmet Şimşek, ministre des finances, expliquait que l’argent avait été utilisé « dans la santé, la construction d’aéroports, de routes à doubles voies ». Interrogé à son tour par l’opposition en 2020 après le séisme d’Elazığ (41 victimes), le président turc avait été plus laconique : « Il est dépensé là où il doit l’être, nous n’avons pas le temps de rendre des comptes sur ce genre de choses. »

Les promoteurs immobiliers, boucs émissaires du pouvoir ?

Au milieu des ruines, parfois, se dresse un immeuble intact. Dans d’autres quartiers, à l’inverse, c’est un seul et unique bâtiment qui gît sur le sol. « Ce ne sont pas les séismes qui tuent, ce sont les bâtiments », s’acharnent à répéter les expert·es. Alors pourquoi tels ou tels immeubles se sont-ils transformés en cimetières ?

La faute aux promoteurs immobiliers peu scrupuleux, accusent les victimes. Pour économiser sur les coûts de construction, certains auraient ainsi recours à du béton non armé, c’est-à-dire non renforcé par des tiges en acier, supposé offrir une résistance à la traction, ou équipé de ferraillage de mauvaise qualité. D’autres ont même fait le choix de détruire les colonnes de soutènement des bâtiments dans des immeubles de centre-ville, afin d’y organiser au premier étage des boutiques ou des supermarchés.

Ces manquements ne permettent pas aux bâtiments de résister aux séismes et produisent des effondrement « en crêpes » : chaque étage s’effondre verticalement sur celui du dessous, les dalles de béton ainsi empilées ne laissant aucune chance de créer des poches de survie.

« Après les opérations de secours et avant que les gravats ne soient déblayés, il faut absolument que le procureur et un expert prélèvent des échantillons du béton et du ferraillage » pour documenter les futures enquêtes, réclame ainsi la responsable de la chambre des architectes, Mucella Yapici, depuis la prison où elle est enfermée depuis avril 2022, condamnée à dix-huit ans d’incarcération pour son rôle dans la défense du parc de Gezi en 2013, un des seuls espaces verts restants à Istanbul et un des rares espaces potentiels de regroupement d’urgence en cas de séisme.

  • Je n’ai jamais vu un seul contrôle sur les chantiers où j’ai exercé.
  • - Büşra, architecte stambouliote

Plus d’une centaine d’enquêtes ont déjà été ouvertes à l’encontre des promoteurs de la région sinistrée, et la presse turque sonne l’hallali : untel serait en fuite, un autre aurait été arrêté à Chypre, un autre interpellé à l’aéroport d’Istanbul. « Il faut faire attention à la tentation du bouc émissaire, prévient le député Baris Atay. Il s’agit d’un problème systémique, et la responsabilité pèse sur tout le monde, depuis le sommet de l’État jusqu’aux administrations intermédiaires qui ont autorisé ces constructions. »

Un mécanisme de contrôle du respect des normes parasismiques dans la construction existe pourtant. Créé après 1999, sous la supervision du ministère de l’environnement et de l’urbanisme, il est confié à des entreprises privées, tirées au sort pour éviter les complaisances. Il ne concerne néanmoins pas les structures de moins de 200 mètres carrés, ni celles construites par les organismes publics du logement. Surtout, son contournement quasi systématique est de notoriété publique, témoigne Büşra, architecte stambouliote trentenaire, diplômée d’une université réputée.

« Je n’ai jamais vu un seul contrôle sur les chantiers où j’ai exercé », affirme-t-elle. Le prix de l’inspection, fixé par le ministère en fonction de la surface à contrôler, beaucoup trop bas selon elle, et l’impunité quasi garantie, poussent les entreprises de contrôle à ne pas effectuer leur travail et à falsifier les documents : « Je connais de très nombreux architectes qui, contre une petite rémunération mensuelle, fournissent leur carte professionnelle à ces entreprises, qui les font passer pour leurs salariés et imitent ensuite leurs signatures sur les documents d’inspection, c’est une pratique courante », déplore la jeune femme.

À Antakya, placée en état d’urgence, les autorités préfectorales ont eu une initiative surprenante : dans la nuit du 11 février, et alors qu’aucun travail de ce type n’a débuté ailleurs, elles ont mobilisé des bulldozers pour raser l’antenne locale du ministère où étaient justement conservés les documents et les échantillons issus des contrôle des chantiers de la ville, dénonce l’avocate Bedia Büyükgebiz.

La délivrance des permis de construire, entachée parfois de népotisme, de corruption ou d’un laisser-faire généralisé, est aussi en cause. À 130 kilomètres au nord, la ville d’Osmaniye, bastion de l’AKP et de son allié d’extrême droite du MHP, est largement pourvue en sauveteurs. En comparaison d’Antakya, elle déplore peu de dégâts, mais plusieurs dizaines de bâtiments s’y sont effondrés. En particulier dans certains quartiers, relève Ayse Bitçer, une habitante : « Le quartier d’Esenevler a beaucoup souffert, ce n’est pas une surprise, il a été bâti sur une zone marécageuse, je me demande bien comment ils ont pu donner les autorisations », s’interroge-t-elle.

Financés par des prêts à taux minimes, encouragés par la complaisance du pouvoir, promoteurs et particuliers ont multiplié les constructions et les agrandissements sans permis, tantôt complètement illégaux, tantôt en dérogeant à certaines normes. Ils pouvaient être certains qu’à l’approche d’une élection, le pouvoir annoncerait une « amnistie générale » qui, moyennant une simple amende (qui a tout de même rapporté plusieurs milliards de dollars à l’État), régulariserait leurs constructions.

En 2019, lors d’une visite dans la ville de Maras (située à 50 kilomètres de l’épicentre, la ville a particulièrement souffert du séisme), le président Erdoğan se faisait le chantre de l’amnistie prononcée l’année précédente avant les élections : « Avec cette amnistie immobilière, nous avons réglé le problème de 144 556 habitants de Maras », se félicitait-il. Quatre ans plus tard, combien ont attendu, en vain, les secours sous les décombres ?

Zafer Sivrikaya

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