Édition du 18 juin 2024

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Arts culture et société

Sang de Lars Noré

Un drame décevant

Fidèle à la formation particulière qu’elle a reçue lorsque, toute jeune, en France, elle a fréquenté, l’École internationale de théâtre et de mime, dirigée par le pédagogue Jacques Lecoq, Brigitte Haentjens s’affirme comme une metteuse en scène originale, dont les spectacles dramatiques exigeants suscitent l’intérêt des publics québécois et franco-ontarien depuis déjà une trentaine d’années. Parmi les créations théâtrales impressionnantes que l’artiste nous a présentées, au fil du temps, il importe de citer Caligula (1993) d’Albert Camus, Antigone (2002) de Sophocle, L’opéra de quat’sous (2012) de Bertolt Brecht et Une femme à Berlin (2016) de Marta Hillers. Alternant entre des adaptations d’œuvres classiques et celles d’œuvres modernes, Brigitte Haentjens propose constamment aux gens des interprétations avant-gardistes de pièces de théâtre de diverses tendances ou traditions. En l’occurrence, elle a choisi de mettre en scène Sang (2020), un drame de l’écrivain suédois Lars Norén, à l’Usine C.

De Paul Beaucage

Un résumé de l’action

On peut relater l’argument de la pièce de théâtre de Norén ainsi : Éric et Rosa forment un couple d’exilés chiliens, qui vivent à Paris depuis une vingtaine d’années. Ensemble, ils ont quitté le Chili autocratique d’Augusto Pinochet pour se réfugier en France. Toutefois, ils ont dû abandonner leur fils de sept ans dans leur pays d’origine. N’empêche qu’ils ont refait leur vie, tant bien que mal. Rosa est une journaliste de talent, connue du public français. Quant à Éric, il s’impose comme un psychanalyste respecté. Cet homme et cette femme demeurent ensemble même s’ils n’éprouvent plus de sentiment amoureux l’un envers l’autre. Un jour, Éric s’éprend de Luca, un jeune patient, avec lequel il noue une relation amoureuse intense. Cependant, il se garde d’en parler à sa compagne. Pour sa part, Rosa en viendra elle aussi à rencontrer Luca, de façon inopinée. La journaliste se sentira mystérieusement attirée par cet inconnu. Sur quoi tout cela débouchera-t-il ?

La mise en scène habile d’Haentjens

D’emblée, il convient de préciser que Brigitte Haentjens n’en était pas à sa première création d’une œuvre de Norén lorsqu’elle a monté le spectacle que nous avons synthétisé. En effet, auparavant, Haentjens avait produit, au Théâtre La Chapelle, le drame intitulé Le 20 novembre (2011), qu’a écrit cet auteur. Par ailleurs, le (la) spectateur (trice) attentif (tive) ne manque pas de constater, une fois dans l’enceinte théâtrale, que la mise en scène de Sang porte la griffe de l’audacieuse Haentjens. Ainsi, à son arrivée dans la salle de spectacle, celui-là (celle-là) découvre qu’il (elle) a dû parcourir une distance anormalement longue pour atteindre son siège, en vertu d’inévitables tergiversations. Puis, il (elle) réalise que les différents sièges sur lesquels prennent place les spectateurs (trices) sont particulièrement rapprochés les uns des autres. Ensuite, il (elle) constate que l’espace scénique qu’a conçu Haentjens s’apparente à une arène de boxe, dans laquelle se déroule un affrontement. Subséquemment, lorsque la narration débute, le public se montre sensible à la proximité physique que la metteuse en scène a établie entre lui-même et les personnages du drame. De façon concrète, Brigitte Haentjens a cherché à nous proposer une organisation spatiotemporelle apte à rapprocher les amateurs (trices) de théâtre de l’action dramatique. En soi, l’initiative de la créatrice ne manquait pas de pertinence, mais encore fallait-il que ces gens se sentent attirés par l’œuvre dramatique qu’on allait leur offrir…

Fidèle à elle-même, Brigitte Haentjens a recours à une mise en scène particulièrement dépouillée pour traduire son propos. Dans cet esprit, le spectateur (ou la spectatrice) constate que l’artiste compose son espace scénique en évitant d’y inclure des éléments décoratifs esthétisants ou des effets d’éclairage gratuits. De fait, on remarque spontanément la présence de quelques chaises, qui sont surtout utilisées lorsqu’une journaliste interroge d’autres personnages du drame, et de quelques compartiments, où l’on range des objets domestiques. En ce qui a trait aux jeux de lumière dont se sert la metteuse en scène, ils lui permettent de procéder à d’opportunes ellipses, plutôt que de représenter crûment certaines scènes (des passages touchant à la sexualité et à la violence). Sur le plan sonore, la musique de Bernard Falaise ponctue discrètement la narration. Pour ce qui est des costumes, on constate que les deux femmes du drame sont vêtues de façon plus recherchée que les deux hommes, afin de respecter les normes d’acceptabilité sociale en vigueur durant les années 1990, en France. N’empêche que, comme de coutume, chez Haentjens, c’est le corps du comédien qui constitue le matériau fondamental sur lequel s’imprègne le spectacle dramatique. Dans ce cas, elle a fait appel à Christine Beaulieu, Alice Pascual, Sébastien Ricard et Émile Schneider pour camper les quatre personnages qui apparaissent dans la pièce de Norén. Sans surprise, la metteuse en scène a choisi lucidement ses interprètes et elle les a dirigés d’une main de maître. Christine Beaulieu et Sébastien Ricard dévoilent adroitement la dualité de leurs personnages respectifs (ceux de Rosa et Éric) : sur le plan social, ils manifestent une attitude convenable, rassurante, alors que dans le domaine de l’intimité, ils révèlent un comportement désabusé, voire troublant. Quant à Émile Schneider, il incarne avec émotion le rôle de Luca, un jeune homme qui se plaît à transgresser des interdits afin d’affirmer totalement sa liberté individuelle. Enfin, en ce qui a trait à Alice Pascual (qui incarne le personnage d’une journaliste), en dépit d’un rôle plus effacé que ceux de ses pairs, elle traduit, avec finesse, certaines des pratiques qui sont propres au monde médiatique.

Un drame sans profondeur

Compte tenu de ce que nous avons mentionné au sujet de la mise en scène exécutée par Brigitte Haenjtens et de l’interprétation des comédiens concernés, comment se fait-il que le drame de Lars Norén ne nous interpelle pas vraiment ? À notre avis, cela s’explique, de façon essentielle, par le manque de profondeur navrant qui caractérise l’œuvre littéraire de l’auteur suédois. Évidemment, attendu que cet écrivain et homme de théâtre septuagénaire jouit d’une réputation enviable, sur le plan international (on l’a même comparé à August Strindberg et à Ingmar Bergman, rien de moins !), il est facile d’imaginer que notre appréciation pourrait faire sourciller différents (es) amateurs (trices) de théâtre. Soit. Et pourtant, le texte de Sang ne répond pas convenablement à nos cohérentes attentes. Pourquoi ? Parce que l’étude psychologique des trois principaux personnages, que l’on nous propose, n’est pas suffisamment développée pour s’avérer convaincante. En effet, plutôt que de tenter de sonder les états d’âme de ces êtres, d’analyser leurs comportements spécifiques, le dramaturge a choisi de les représenter comme des types psychosociologiques succincts. En soi, cette démarche pouvait se justifier, à condition que la narration soit porteuse d’une dimension symbolique puissante. Or, ici, malheureusement, tel n’est pas du tout le cas.

Une mise en abyme ratée d’Œdipe roi de Sophocle

Une des principales références littéraires que l’on remarque, dans la pièce de théâtre écrite par Lars Norén, porte sur la tragédie de Sophocle Œdipe roi (entre 430 et 420 avant J.-C.). Or, en mettant en abyme l’œuvre théâtrale fondamentale de l’écrivain grec ancien, l’auteur suédois contemporain espérait donner à sa narration une dimension universelle. Hélas, Norén n’atteint pas son objectif, loin s’en faut. Assurément, nous ne nous attendions pas à ce qu’à la manière d’un Jean Cocteau (Oedipus rex [1927], La machine infernale [1934]), ou d’un Jean Anouilh (Antigone [1944], Médée [1946]), Norén crée une œuvre novatrice, qui soit éminemment respectueuse de l’esprit et de la lettre du modèle grec dont il s’est inspiré. Toutefois, selon nous, les allusions que l’auteur moderne fait à la pièce de Sophocle relèvent fréquemment de la simple provocation (une constante chez Lars Norén). Cela explique qu’on ne décèle pas, dans Sang, la finesse et la fertilité symbolique que l’on doit retrouver au sein d’une œuvre démystificatrice. Tout bien considéré, il faut souligner qu’en termes de signification, l’action du dramaturge scandinave n’a presque rien de commun avec l’intrigue originale de Sophocle. Quant aux personnages décrits dans la pièce de Norén, ils n’ont certainement pas l’étoffe des archétypes emblématiques dépeints dans Œdipe roi. Que dire de Luca, cette figure amorale et contemporaine, qui n’a évidemment pas l’envergure, ni l’intelligence, ni le sens des responsabilités du héros tragique représenté par la pièce de Sophocle ? En ce qui a trait à Éric, qui correspondrait au personnage de Laïos dans l’œuvre référentielle, on peut clairement affirmer que la relation homosexuelle qu’il noue (involontairement) avec son fils, Luca, ne désigne rien de significatif par rapport à la narration hellénique que nous avons citée. Finalement, le personnage de Rosa, qui ne se déshonore point devant la société, n’équivaut guère à ce que représente la figure tragique de Jocaste dans l’univers du grand dramaturge grec.

Une déception dans la théâtrographie d’une artiste talentueuse

Même si Sang comporte des qualités esthétiques incontestables, il faut reconnaître que cette création théâtrale nous apparaît comme un échec partiel dans la prestigieuse carrière de Brigitte Haentjens. Bien entendu, on ne saurait reprocher à la metteuse en scène d’avoir sombré dans la facilité narrative, après avoir jaugé l’ampleur du travail artistique qu’elle a accompli pour tenter de donner un sens au drame que Lars Norén a écrit, il y a cinq lustres. Cependant, à notre avis, Brigitte Haentjens a commis une erreur irréparable en surévaluant la pièce de théâtre de Norén et en lui attribuant une profondeur qui lui fait cruellement défaut. Il va sans dire qu’un (e) metteur (metteuse) en scène du troisième millénaire a pour vocation de faire découvrir à son public des œuvres dramatiques méconnues d’auteurs (res) contemporains (nes), mais encore faut-il que celles-ci méritent d’être portées sur scène !

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