Édition du 17 décembre 2024

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Salam : du discours islamophobe d'Israël et de ses relais médiatiques québécois

Dans ses mémoires, le célèbre historien israélien Ilan Pappé remarque : « Chaque action [israélienne], qu’il s’agisse de nettoyage ethnique, d’occupation, de massacre ou de destruction, est toujours dépeinte comme moralement juste, comme un acte de pure légitime défense perpétré à contrecœur par Israël dans sa guerre contre la pire type d’êtres humains1 ». Mais pourquoi Israël a-t-il besoin de mener une telle opération permanente de relation publique, de dépeindre encore et encore les Arabes en général, et les Palestiniens en particulier, comme les pires des terroristes ?

L’auteur est chargé de cours au département de sociologie de l’Université de Montréal.

Probablement parce que la brutalité toute nue du colonialisme de peuplement, d’un État qui doit son existence à la dépossession permanente d’un autre peuple depuis 19482, serait dure à avaler pour le monde occidental si elle n’était pas enrobée d’une bonne part de victimisation. Le rappel ad nauseam des atrocités de l’Holocauste, et ce jusqu’à insinuer qu’elles seraient d’inspiration palestinienne et musulmane plutôt que nazie, en constitue la manifestation la plus abrupte.

Ceci dit, il n’est pas nécessaire de regarder très loin pour observer comment Israël utilise l’islamophobie à son avantage. Une recherche que j’ai menée récemment sur la couverture de l’opération Bordure protectrice dans La Presse et Le Journal de Montréal, entre juillet et août 2014, m’a permis de relever un bon nombre de représentations islamophobes émanant d’Israël et reprises à cœur joie par un certain nombre de chroniqueurs québécois : Amar, Elgrably-Lévy, Marceau, Ravary, etc. J’en reprends trois ici.

Une première image consiste à présenter Israël comme mû par la démocratie, alors que les Palestiniens seraient mus par le fanatisme religieux. Le Hamas est alors associé aux groupes extrémistes les plus violents, comme l’organisation État islamique (EI) et Boko Haram, tandis que son but réel (la libération nationale de la Palestine) est ramené à celui d’une internationale terroriste. Pour ces chroniqueurs, il est de peu d’importance que les leaders de l’État islamique n’aient aucune sympathie pour les chefs du Hamas et qu’ils le considèrent comme des apostats défendant les droits des Palestiniens, et non l’islam. La fausseté de ces propos sera d’ailleurs confirmée lorsque l’EI menacera de renverser le Hamas à Gaza sur la base de son application trop timide de la charia. L’on perd ainsi de vue un élément central : 71,5 % des habitants de Gaza sont des réfugiés, c’est-à-dire les descendants de Palestiniens qui ont fui la guerre de 1948 et auxquels Israël refuse de reconnaître le droit au retour chez eux. La lutte du Hamas, légitimement élu par les Palestiniens en 2006, en est donc une de libération nationale, et non d’islamisation du monde. Autrement dit, sa préoccupation bien réelle pour l’islam ne dépasse pas les frontières de la Palestine.

Une seconde représentation consiste à poser que le Hamas veut à tout prix la destruction d’Israël, et ce, au nom d’une lecture coranique immuable de son rapport à la terre sainte. Ces chroniqueurs tiennent alors pour acquis que le Hamas n’a rien à faire de la paix, qu’il n’y a aucun débat à l’intérieur de cette organisation, que son seul souhait est de jeter les juifs à la mer, et que, ironiquement, il aurait les moyens de vaincre la plus puissante armée du Moyen-Orient. Or, plutôt que de se référer à la légitime aspiration à l’autodétermination du peuple palestinien et à son désir de parvenir à un accord de paix qui ne soit pas une simple capitulation, ces propos fixent le Hamas en une entité diabolique incapable d’évoluer dont l’essence aurait été fixée une fois pour toutes dans sa charte3. Plus encore, du simple fait que ce mouvement se réclame de l’idéologie des Frères musulmans, l’on pose d’entrée de jeu l’inhumanité de ses membres, alors que sa lutte anticoloniale, au fond, est similaire à celle des Noirs sud-africains sous l’apartheid, il n’y a pas si longtemps dénoncée en Occident comme terroriste.

Enfin, une troisième image consiste à présenter Israël comme se souciant de toutes les vies humaines, alors que les Palestiniens, et particulièrement le Hamas, les mépriseraient. Par exemple, lors de la guerre de 2014, plusieurs chroniqueurs insistèrent sur le fait que si des civils palestiniens étaient touchés par Israël après avoir été avertis de la venue imminente d’une attaque, c’est que le Hamas les avait contraints à rester sur place pour servir de « boucliers humains ». Cet argument perd cependant beaucoup de sa force dès que l’on tient compte du fait que Gaza est l’une des régions les plus densément peuplées sur Terre et qu’il n’y ait nulle part où fuir, emmuré entre l’Égypte, Israël et la Méditerranée. Conséquemment, peu importe d’où tirent les militants de Gaza et peu importe où Israël balance ses ogives, les risques sont grands que des civils soient affectés. Le résultat final relève donc moins de l’utilisation des civils par le Hamas que de la doctrine militaire israélienne qui fait fi de la distinction entre les civils et les militaires. En simple, les Palestiniens, laïcs comme religieux, qui recourent à la force le font majoritairement parce qu’ils se soucient de la vie et de la dignité humaine, et refusent de continuer à vivre dans un État d’asservissement et de déshumanisation perpétuel.

En somme, la couverture pro-israélienne explorée ici pose les Israéliens et leur gouvernement comme humains, généreux et démocratiques, aux prises avec de terribles ennemis assoiffés de mort et de violence, avec pour ultime but la destruction de l’État hébreu au nom de l’islam le plus radical. Chacune de ces représentations fait appel à une mise à distance d’un autre musulman essentialisé qui n’aurait aucune bonne raison de chercher à se défendre, et dont l’action ne serait aucunement liée au colonialisme israélien. Or, dans le cadre de la situation israélo-palestinienne, à moins de poser d’entrée de jeu l’asymétrie et l’historicité des rapports de pouvoir en présence, il est facile de glisser d’une compréhension de la situation en termes de lutte de libération nationale, soit celle d’un peuple colonisé qui se bat contre un peuple colonisateur, à une lecture en termes de lutte contre le terrorisme, soit celle d’une guerre universelle de l’Occident, dont ferait partie Israël, contre un islam terrorisant, dont ferait partie la Palestine, et qui viserait à détruire une manière d’être.

Références

[1] Original : « Every [Israeli] action, be it ethnic cleansing, occupation, massacre or destruction, is always portrayed as morally just, as an act of pure self-defence reluctantly perpetrated by Israel in its war against the worst kind of human beings » (Ilan Pappé, Out of the Frame : The Struggle for Academic Freedom in Israel, Londres, Pluto Press, 2010, p. 173).

[2] Voir Maxime Rodinson, « Israël, fait colonial ? », Les Temps Modernes, vol. 22, no 253, 1967, p. 17-88 ; Alain Gresh, « Israël mène-t-il une colonisation sans limites ? », dans Michel Collon, Aurore Van Opstal et Abdellah Boudami (dir.). Israël, parlons-en ! Bruxelles ; Charleroi, Investig’Action ; Couleur livres, 2011, p. 87-99 ; Michaël Séguin, « Israël : un colonialisme de peuplement plus que centenaire », Relations, no 782, janvier 2016.

[3] Khaled Hroub, Hamas : A Beginner’s Guide, Londres ; Gordonsville, Pluto Press Macmillan, 2006, p. 33-35.

Michaël Séguin

Chargé de cours en sociologie à l’Université de Montréal

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