Tiré du blogue de Christine Delphy.
J’ai lu plusieurs commentaires de personnes qui réclamaient l’interdiction de livres féministes, mais semblaient n’avoir jamais pris la peine de lire ces ouvrages. Je crois que la raison pour laquelle ces gens exigent la censure de livres féministes sans même les avoir lus est une volonté de se draper de vertu.
Une idéologie particulière a émergé, issue de la bouillabaisse toxique formée à la fois de culture néolibérale « gay » et d’antiféminisme, et elle a pris le contrôle de ce qui est censé être la politique de gauche. (Je ne crois pas que ces gens soient réellement de gauche, mais ils sont souvent considérés comme tels, hélas.) Dans ce blogue, je vais plutôt les appeler des radiqueers, l’abréviation de « radical queers ». Une des choses que les radiqueers adorent faire consiste à afficher leur haine des féministes. Ils et elles se prétendent féministes, mais leurs positions sont parfaitement alignées sur le patriarcat, ce qu’ils et elles ne reconnaissent pas, faute d’écouter les véritables féministes ou d’appliquer la moindre analyse critique à leurs propres positions. Comme le projet d’imposer le silence aux féministes est l’un des objectifs de la culture radiqueer, chaque tweet ou commentaire de leur part intimant aux féministes de se taire sert à confirmer leur appartenance au groupe et à se draper de vertu aux yeux de leurs collègues. Ce n’est pas un désaccord intellectuel avec l’information que présentent les féministes, mais une performance visant à démontrer leur appartenance à un groupe. C’est un peu comme faire attention, à la cafétéria de l’école, à se tenir avec les jeunes branchés plutôt qu’avec les « nuls ».
Je vais illustrer mon propos en parlant d’un des ouvrages que les radiqueers tentent de faire retirer de la Bibliothèque des femmes de Vancouver : L’esclavage sexuel de la femme, de Kathleen Barry (Stock, Paris, 1982), un livre que j’ai moi-même pris le temps de lire, contrairement aux radiqueers.
Pour rédiger cet ouvrage, Kathleen Barry a fait des recherches approfondies sur l’industrie du sexe. Elle a interviewé des survivantes de la prostitution et a vérifié le contenu empirique de leurs récits dans la mesure du possible en interrogeant aussi des juristes, des journalistes, des policières et des policiers, des responsables de poursuites pénales et des organisations de lutte contre l’esclavage. Elle a parcouru le monde, visité des maisons closes et mené des recherches sur les mouvements abolitionnistes du passé. Ce travail l’a conduite à formuler une définition de l’esclavage sexuel féminin, à nommer les méthodes utilisées par les proxénètes et recruteurs, et à indiquer les raisons pour lesquelles le problème de l’esclavage sexuel féminin n’a pas été suffisamment exposé ou combattu.
Voici sa définition de l’esclavage sexuel féminin :
« L’esclavage sexuel féminin est présent dans toutes les situations où les femmes et les jeunes filles ne peuvent changer des conditions d’existence dans l’immédiat ; où, quelle que soit l’origine de leur servitude, elles ne peuvent plus y échapper ; où elles sont soumises à des violences sexuelles et exploitées. » (page 72)
Elle explique en outre :
« L’esclavage sexuel des femmes n’est pas une illusion ni une figure de rhétorique. Il ne s’agit pas des cas où le besoin de tendresse d’une femme ou d’un enfant leur permet psychologiquement d’accepter en même temps les mauvais traitements et l’affection, ou de ressentir de la joie dans la douleur. L’esclavage est une situation sociale d’exploitation et de violence. Les expériences d’esclavage sexuel indiquées dans cet ouvrage démontrent qu’il ne s’agit pas d’une pratique limitée à la traite internationale, mais qu’elle existe dans toutes les sociétés patriarcales. » (p. 72-73)
Barry a constaté que lorsqu’elle a parlé à des policiers et qu’elle décrivait des situations où des femmes étaient exploitées sexuellement et incapables de s’échapper, la police ne voyait toujours pas le problème. Les agents croyaient si fermement la prostitution acceptable et inévitable qu’il ne leur venait pas à l’esprit que c’était une violation des droits de la personne. Ils semblaient penser qu’il existait une classe de femmes dont le rôle était d’être prostituées et que ce n’était pas problématique. Ce blocage persiste aujourd’hui ; des gens pensent encore que l’exploitation sexuelle des femmes et des jeunes filles n’est pas un problème, et les radiqueers perpétuent cette conviction en requalifiant l’exploitation sexuelle comme choix et agentivité des femmes. Ils et elles s’activent à occulter la réalité de la violence masculine, tout comme les misogynes l’ont toujours fait.
La définition de l’esclavage sexuel énoncée par Barry peut aider les gens à voir les conditions objectives de l’esclavage, et ce même si une victime en est venue à la conviction d’avoir choisi sa situation ou si les personnes qui la contrôlent insistent pour dire qu’elle l’a choisie. Certaines femmes et jeunes filles amenées à l’industrie du sexe ont été volontaires au début parce qu’elles croyaient avoir le contrôle de la situation, gagner de l’argent et avoir une vie glamour. Au lieu de cela, elles se sont retrouvées sous le contrôle d’un proxénète, dans l’incapacité de sélectionner leurs clients ou de décider des actes sexuels à accomplir. Étant donné la violence des proxénètes et le stigmate pesant sur les femmes qui sont dans l’industrie du sexe, elles se retrouvent incapables d’y échapper et d’amorcer une autre vie. Si une femme est soumise à l’exploitation sexuelle et qu’elle ne peut changer les conditions de son existence, elle est objectivement en situation d’esclavage. Cette situation se produit dans la traite des personnes, la prostitution de rue et les mariages forcés, partout dans le monde. Sur le plan historique, de nombreuses épouses ont été en situation d’esclavage sexuel, parce que le divorce était illégal, le viol conjugal était autorisé, et que les épouses dépendaient complètement de leur mari et ne pouvaient se refuser à des rapports sexuels.
Barry décrit le rôle des proxénètes et des recruteurs et leurs méthodes pour amener les femmes et les jeunes filles dans l’industrie du sexe et les y maintenir. En résumé, ces méthodes sont les suivantes :
– L’apprivoisement ou l’amour : Les recruteurs trouvent des adolescentes qui sont naïves et en recherche d’amour et d’attention de la part des hommes, et ils se comportent en petits copains envers elles. Ils utilisent particulièrement cette méthode auprès des jeunes filles qui sont en fugue ou qui s’ennuient et sont à la recherche d’adrénaline. Ils créent chez la jeune fille l’impression de partager une relation romantique, même s’il ne s’agit en fait que d’une stratégie commerciale pour l’homme.
– Pratiques de bandes et du crime organisé : Ces organisations amèneront souvent des jeunes filles et des femmes à la prostitution dans le cadre des activités de leur gang.
– Recruter des femmes à l’étranger sous de faux prétextes en leur offrant un emploi comme ceux de danseuse ou de modèle, ou en leur offrant de les épouser, puis les pousser à la prostitution quand elles arrivent à destination.
– Acheter des femmes et des jeunes filles auprès d’autres « propriétaires » masculins.
– Enlèvement pur et simple.
« Le proxénétisme est peut-être une des plus impitoyables démonstrations du pouvoir masculin et de la domination exercée sur le plan sexuel. Ses aspects dépassent le simple commerce des corps des femmes. Les souteneurs et les proxénètes sont l’incarnation même de la misogynie ; leurs activités constituent l’expression la plus complète qui soit de la haine masculine envers le monde féminin. Le proxénétisme est une stratégie visant à acquérir des femmes et les prostituer ; ensuite, les proxénètes maintiennent cette déchéance féminine. » (page 131)
Barry a rappelé le militantisme abolitionniste de Josephine Butler, qui a fait campagne contre la traite des femmes à la fin du XIXe siècle. Elle a également décrit la réaction déployée contre son travail :
« La foule devenait violente lorsqu’elle parlait en public. Au cours d’une campagne contre un libéral qui refusait l’abrogation des Décrets, des bandes d’hommes et de jeunes gens la forcèrent par des bousculades et des jets de pierre à se cacher dans le grenier d’un hôtel. Le jour suivant, la direction de l’hôtel la força à s’en aller. Revêtue d’un déguisement, elle chercha à se réfugier dans un autre hôtel, mais la foule la suivit. Malgré les menaces, elle insistait pour s’adresser à la réunion comme elle l’avait prévu. Grâce à un certain nombre de gardes du corps que ses partisans avaient fait venir de Londres, elle put prononcer son discours, mais ensuite elle dut prendre la fuite par des ruelles pour échapper à la foule. Finalement, elle parvint saine et sauve chez un de ses partisans qui I‘abrita et la protégea. » (page 48)
Ce livre est excellent du début à la fin en raison de sa limpidité à montrer la violence masculine à l’encontre des femmes et de sa minutie à montrer le fonctionnement de cette violence. Pour Wikipédia, ce livre « a déclenché une prise de conscience internationale à propos de la traite sexuelle des êtres humain ». Mais voilà que des radiqueers veulent faire bannir d’une bibliothèque de femmes ce livre précieux et révolutionnaire sur l’oppression des femmes, au motif qu’il mettrait en danger un groupe de personnes qu’ils qualifient de « travailleurs du sexe ».
L’expression « travailleurs du sexe » est trompeuse à deux égards. Tout d’abord, elle peut inclure toute personne impliquée dans l’industrie du sexe, soit, indifféremment, les personnes exploitées et leurs exploiteurs. Par conséquent, ce terme masque les relations de pouvoir entre proxénète et prostituée en regroupant les deux sous la même étiquette. L’expression de « travailleurs du sexe » vise également à dissimuler la coercition présente dans l’industrie du sexe. Bien que la plupart des femmes de ce commerce y soient en raison d’un manque de meilleurs choix et souhaitent en sortir, le terme de « travailleuse du sexe » prétend redéfinir des femmes exploitées comme des femmes de pouvoir, qui sont là parce que c’est leur véritable désir. Lorsque les radiqueers affirment que les « travailleuses du sexe » sont heurtées par des livres sur la traite des personnes, ils et elles tiennent un discours trompeur. Décrire des conditions d’exploitation ne blesse certainement pas les personnes exploitées. Par contre, cela heurte effectivement les hommes qui pratiquent cette exploitation.
Je suis tentée de dire que les radiqueers réclament la suppression de ce livre par volonté d’empêcher que les gens connaissent la définition de l’esclavage sexuel et puissent la nommer lorsqu’il se produit. Ou parce qu’ils ne veulent pas que les gens connaissent les méthodes qu’utilisent les recruteurs pour amener des femmes dans l’industrie du sexe, ou qu’ils ne veulent pas que les gens connaissent l’histoire du mouvement abolitionniste. Mais je ne peux même pas leur donner un tel crédit. Ils n’ont même pas lu le livre. Ils ne savent pas, ou ne se soucient pas de ce qui y est dit. Ils ne souhaitent même pas contrecarrer les arguments soulevés dans cet ouvrage, en exposant, par exemple, d’autres méthodes de recrutement identifiées dans leur propre recherche, ou en proposant une définition différente de l’esclavage sexuel, ou en y ajoutant de la documentation historique du mouvement abolitionniste.
Ils ne veulent pas répondre aux arguments du livre ou même expliquer leurs points de désaccord avec lui. Ils veulent seulement faire interdire cet ouvrage au motif qu’il nomme la prostitution comme une violence faite aux femmes et qu’ils préfèrent penser que la prostitution correspond au choix de femmes. Tout ce qui conteste l’idée que les femmes « choisissent » leur propre exploitation est qualifié par eux de « pas safe » ou « dangereux ». Ils et elles auraient du mal à expliquer comment le fait de nommer la violence masculine envers les femmes est « dangereux » pour les femmes. En vérité, ce n’est « dangereux » que pour leurs exploiteurs masculins, parce que cela menace leur capacité de poursuivre leurs violences.
Paradoxalement, les radiqueers qui s’imaginent être « féministes » font exactement ce que des meutes d’hommes ont fait à Josephine Butler à son époque. Ils se livrent à l’équivalent moderne des jets de pierres sur elle pour avoir osé nommer la violence masculine contre les femmes. Ils jettent des pierres aux féministes et les menacent pour tenter de les faire taire. Si les radiqueers se préoccupaient réellement du sort des femmes, ils n’auraient absolument aucun problème avec les livres qui exposent le problème de la traite des personnes et ils ne menaceraient pas les femmes qui diffusent cette information.
Ce qui contribuerait réellement à la sécurité des femmes serait de mieux connaître les renseignements fournis dans le livre de Kathleen Barry. Les femmes et les jeunes filles devraient être informées des stratégies utilisées par les recruteurs de l’industrie du sexe pour faciliter le repérage de ces tactiques quand nous les voyons. Nous devrions toutes et tous savoir que lorsqu’un homme commence à flatter une jeune femme et lui dire qu’il a pour elle un travail de modèle ou de danseuse, c’est un signal de danger. Les professionnel.le.s du maintien de l’ordre doivent comprendre les conditions de l’esclavage sexuel féminin afin de repérer les femmes qui ont besoin de leur aide. Loin d’être « dangereuse » pour les femmes, l’information contenue dans ce livre combattu joue un rôle crucial pour le maintien des femmes en sécurité.
Les radiqueers qui veulent faire bannir une liste de livres féministes d’une bibliothèque de femmes font le travail de l’antiféminisme, de façon consciente ou non, et ils sont engagés dans une pratique de haine des femmes, de façon consciente ou non. Ils et elles sont intellectuellement malhonnêtes parce qu’ils essaient de supprimer de l’information qui est clairement utile aux femmes sous prétexte qu’ils l’imaginent « dangereuse » pour les femmes. Même si je ne peux prouver qu’aucun radiqueer n’a lu aucun des livres qu’ils cherchent à faire interdire, je pense que c’est une supposition raisonnable à faire, compte tenu de leur politique et de leur comportement, et je trouve répréhensible et lâche que des gens considèrent un livre comme dangereux sans l’avoir lu. Si des radiqueers ont bel et bien lu un de ces livres, n’hésitez pas à me dire que je me trompe à ce sujet, et discutons de ce livre ! Mais je ne vais pas retenir mon souffle en attendant.
J’espère avoir le temps cette année pour citer un plus grand nombre des livres interdits sur leur liste, afin de discuter des renseignements que veulent interdire les radiqueers et de leurs raisons pour le faire. Je note cependant un thème général : les radiqueers montent aux créneaux chaque fois que des féministes décrivent soit des violences masculines envers les femmes sous forme d’une exploitation sexuelle, soit des aberrations à propos de l’identité de genre. C’est parce que leur politique consiste habituellement à promouvoir l’industrie du sexe et à promouvoir la liberté des gens de choisir leur genre, deux activités qui nuisent aux femmes en tant que classe. Ce sont des activistes des droits des hommes dissimulés sous un déguisement arc-en-ciel.
Même si ces antiféministes nous jettent des pierres, nous allons persévérer, comme nous l’avons toujours fait.
Version originale : https://purplesagefem.wordpress.com/2017/03/19/hating-feminists-as-virtue-signaling/
Traduction : Tradfem
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