Édition du 12 novembre 2024

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Arts culture et société

Rétrospective : L’année où l’Afrique a dominé la scène littéraire

Une moisson de prix prestigieux, de jeunes auteurs en vue, des initiatives qui se multiplient dans le secteur de l’édition : jamais les livres venant ou traitant du continent n’avaient été autant mis en valeur qu’en 2021. Mais que dit leur succès des formes de récits valorisés et du regard porté sur eux ? Cette journaliste a interrogé les principaux intéressés, parmi lesquels le prix Nobel Abdulrazak Gurnah et le lauréat du Goncourt Mohamed Mbougar Sarr.

Tiré de Courrier international.

“C’est une grande année pour la littérature africaine”, a déclaré Damon Galgut en recevant, début novembre, le Booker Prize [l’un des prix littéraires les plus prestigieux du monde anglophone] pour son roman The Promise*. Le livre raconte l’histoire d’une famille afrikaner prise dans la tourmente des bouleversements politiques et sociaux qui ont suivi la fin de l’apartheid. “C’est au nom de toutes les histoires racontées ou oubliées, des écrivains connus ou inconnus issus de ce remarquable continent d’où je viens, que j’aimerais accepter ce prix.”

Ce n’était pas disproportionné. L’attribution du Booker à Galgut vient clore une année faste pour la littérature africaine. En juin, le deuxième roman de David Diop, Frère d’âme (paru en 2018 au Seuil), qui raconte une histoire poignante inspirée de la vie des tirailleurs sénégalais durant la Première Guerre mondiale [auxquels appartenait l’arrière-grand-père de l’écrivain français], a remporté l’International Booker Prize [qui récompense les romans traduits en anglais]. Ces dernières semaines, le Sénégal a encore été à l’honneur avec le prix Goncourt attribué à Mohamed Mbougar Sarr pour La Plus Secrète Mémoire des hommes (éditions Philippe Rey et Jimsaan) – une première pour un auteur d’Afrique subsaharienne.

En octobre, le prix Nobel de littérature a été attribué à Abdulrazak Gurnah. Né sur l’île [tanzanienne] de Zanzibar, l’auteur est arrivé en Grande-Bretagne en 1968 pour fuir la révolution en cours dans son pays. Ses dix romans explorent les thèmes de l’exil et de la dislocation des liens. L’œuvre de Gurnah, qui comprend les romans Paradis et Près de la mer [traduits chez Denoël] ou encore, plus récemment, Afterlives, est reconnue par la critique pour la subtilité et la puissance de son analyse des “ravages tragiques” infligés à certains pays à l’époque postcoloniale. Grâce au Nobel, elle va pouvoir toucher un plus grand nombre de lecteurs.

Tout comme Galgut, la romancière sud-africaine Karen Jennings figurait sur la liste des finalistes du Booker cette année pour son roman An Island, qui narre la rencontre entre un gardien de phare et un réfugié. Cette sélection va également lui permettre d’élargir de façon importante son lectorat. Avant l’adoubement par le Booker, An Island avait été tiré à seulement 500 exemplaires [par la petite maison d’édition britannique Holland House Books]. Depuis, des milliers d’exemplaires supplémentaires ont été commandés. L’autrice britannico-somalienne Nadifa Mohamed avait, elle aussi, été pressentie pour le Booker avec The Fortune Men, l’histoire – inspirée d’une erreur judiciaire qui avait secoué le quartier de Tiger Bay, à Cardiff – d’un marin somalien accusé à tort de meurtre au pays de Galles.

Des prix européens

Se projeter dans l’avenir à partir de ces triomphes est une tâche qui requiert toutefois de la prudence et nécessite d’importantes mises en garde. On parle de prix européens, avec tout ce que cela implique : leur histoire est intimement liée à la valorisation du roman en tant que création européenne – une forme d’art bourgeois, pourrait-on dire, qui a été façonnée au fil des siècles. Si les dépositaires autoproclamés du roman sont maintenant soucieux de reconnaître son potentiel plus large et d’élargir ses paramètres, on peut se poser ces questions : qui détermine ce processus et décrète qui est autorisé à parler  ? À quel lectorat s’adresse-t-on  ? Et, en parlant à la fois des “pays africains” et de la “diaspora africaine”, quelles identités sont privilégiées et lesquelles sont laissées de côté  ?

Les prix littéraires sont la partie visible d’un iceberg formé par les carrières des écrivains – souvent longues, fastidieuses et méconnues –, mais aussi par les efforts des éditeurs et des libraires, ainsi que par les environnements artistiques des pays, des langues ou des régions concernées. Comme le fait remarquer à propos des prix de cette année Ellah Wakatama (de la maison d’édition écossaise Canongate, également présidente du prix Caine, qui récompense des auteurs africains) : “Ce n’est pas un événement qui s’est produit du jour au lendemain, mais le fruit d’un travail considérable pour élargir les perspectives.” Et ce travail ne sera pas terminé, dit-elle, “tant que nous n’aurons pas atteint le point où les auteurs seront publiés en quantité suffisante et seront sélectionnés pour le Booker parce qu’ils font partie de notre culture, et non parce qu’ils ont un côté exotique et rare”.

Le début d’une aventure

Aboutissements d’un processus complexe, les prix littéraires en disent long sur la composition des jurys qui les décernent, l’évolution des goûts, la réceptivité à différents types d’œuvres. Mais il n’est pas toujours aussi simple, ni immédiatement évident de définir ce qu’ils disent précisément de la littérature. En échangeant avec les écrivains concernés, deux éléments reviennent : toute discussion sur un éventuel “phénomène” doit englober la diversité des cultures littéraires ayant un héritage africain et doit être considérée comme le début d’une aventure plutôt que son point final. Selon les mots de Galgut :

  • "J’ose espérer que des prix de ce genre vont permettre aux gens d’approfondir leur réflexion afin que les qualités des œuvres puissent être remarquées et prises en compte.”

Je demande à Gurnah s’il a le sentiment que le reste du monde est devenu plus réceptif à des histoires auxquelles il était réfractaire par le passé. “Peut-être, répond-il. Je l’espère, bien sûr. Mais je pense que c’est sans doute le fruit d’un grand nombre de choses qui se sont produites récemment. Les gens sont plus sensibles à ce qui se passe ailleurs, pas seulement à ce qu’on peut lire dans les journaux. Il y a, à mon avis, une sorte de contre-discours qui se met en place  ; on ne se fie plus autant à l’histoire établie ou à l’histoire officielle.”

Des combats d’arrière-garde

L’auteur fait ici référence aux réactions à ce qui s’est passé en Irak, en Syrie et en Libye, pays où les États-Unis et le Royaume-Uni sont massivement intervenus : “Tous ces événements ont démontré la laideur et la cruauté des politiques et les souffrances infligées aux gouvernements plus faibles. Je pense aussi au mouvement Black Lives Matter, et à tout ce qui s’est passé au Royaume-Uni ces derniers mois, les guerres culturelles, le déboulonnement des statues… Tous ces faits entraînent probablement une sorte de plus grande prise de conscience. Mais je doute fort qu’ils soient à l’origine des prix littéraires.”

  • "’aime à penser que la raison pour laquelle ces prix ont été décernés est en grande partie liée au travail de ces écrivains.”

Gurnah s’exprime avec acuité – et aussi un humour pince-sans-rire – sur les guerres culturelles auxquelles il fait allusion, les décrivant comme une “conversation inutile entre des personnes qui, me semble-t-il, résistent sans réfléchir à des choses qui vont de toute façon les balayer” (il prend soin de préciser que ce coup de balai est purement intellectuel). Il ne leur accorde pas trop d’importance : “Ils peuvent bien protester et contester, cela les regarde. Mais j’ai le sentiment que c’est un débat qui est perdu depuis au moins un siècle et demi. En ce sens qu’il n’existe plus aucune position morale qui puisse être défendue par de tels arguments. Et pourtant, ils trouvent toujours une tribune pour vociférer les mêmes vieilles bêtises. Qu’ils continuent de s’agiter, cela ne me dérange pas.”

Néanmoins, il est évident que les romanciers ne sont pas indifférents au climat social et politique dans lequel ils créent leurs œuvres. En particulier en ce qui concerne la place accordée à la culture littéraire. Pour Galgut, la reconnaissance offerte par le jury du Booker se fait encore attendre en Afrique du Sud  ; il n’a pas, par exemple, été contacté par le ministère des Arts et de la Culture. Il ne s’offense pas à titre personnel de cette omission, mais elle en dit long sur la façon dont les auteurs sont considérés dans le pays. Toute reconnaissance serait de toute façon une illusion d’optique  ; une étincelle qui viendrait éclairer brièvement un paysage politique des plus sombres. “Mon côté cynique me dit que la plupart des politiques sud-africains n’en ont vraiment rien à faire”, lance-t-il.

Comme de nombreux écrivains, Galgut rappelle régulièrement – et il l’a fait dans son discours de réception du Booker – la nécessité de soutenir et de renforcer la culture littéraire par des mesures concrètes. En s’attaquant, par exemple, au coût prohibitif des livres en les exonérant de TVA, comme le réclame une campagne menée en Afrique du Sud depuis des années.

Rendre les livres accessibles

Cela peut passer pour un détail technique, mais une telle mesure est indispensable pour nourrir la lecture et l’écriture et faire en sorte que la littérature ne soit pas considérée comme un passe-temps réservé aux élites – c’est-à-dire, bien souvent, comme l’explore The Promise, la population blanche. “Il faut créer une culture où la lecture et l’écriture sont valorisées, assure Galgut [qui est blanc], afin de permettre aux populations d’investir les très longues heures nécessaires pour y trouver du plaisir. Malheureusement, ce n’est pas une priorité.”

Timothy Ogene, un poète, universitaire et auteur qui a grandi au Nigeria et qui vit désormais aux États-Unis, offre, quant à lui, de nouvelles perspectives. Son dernier roman, Seesaw, est le récit satirique de la vie d’un romancier raté qu’un riche Américain blanc prend sous son aile et emmène à Boston pour “représenter” son pays. Comme Galgut, Ogene est parfaitement conscient de la richesse et des privilèges inhérents au milieu littéraire occidental : du monde de l’édition à la distribution, en passant par le financement des prix littéraires. Mais il pense également que les récentes moissons de récompenses mettent en lumière la variété des voix africaines ou issues de la diaspora en attirant l’attention, notamment, sur les cultures des Africains-Asiatiques et des Arabes d’Afrique ou de l’océan Indien.

De nouveaux thèmes

Mais qu’est-ce qui définit l’écriture africaine  ? “Nous avons toujours eu une définition très limitée de la littérature africaine qui vient des années 1950 et 1960, quand les Chinua Achebe [grand écrivain nigérian de langue anglaise, né en 1930 et mort en 2013, auteur notamment du best-seller Le monde s’effondre] et les Wole Soyinka [autre écrivain nigérian majeur, Prix Nobel de littérature en 1986] ont commencé à se faire connaître, avance-t-il. Tout ce discours anticolonialiste et ses déclinaisons sont devenus ce que nous considérons aujourd’hui comme la littérature africaine. Mais c’est en train de changer, je pense. Un grand nombre d’écrivains contemporains commencent à explorer d’autres rivages, abordent d’autres thèmes comme l’identité africaine et d’autres manières de voir le monde.”

La liberté est un aspect fondamental de la créativité, et, pour cela, il faut être capable de résister aux attentes extérieures et aux contraintes. Ogene raconte qu’il essaie d’explorer “des endroits généralement peu fréquentés par les auteurs africains” et donc de s’ouvrir à de “nouvelles façons de penser les questions de race et d’identité, ou d’être un Africain dans le monde”. Pour lui, le défi consiste à sortir des catégories toutes faites.

  • "Il est temps d’aller au-delà et de trouver des connexions, des liens qui ne soient pas uniquement idéologiques et politiques.”

L’histoire du “Rimbaud noir”

Le roman primé de Mohamed Mbougar Sarr raconte l’histoire d’un auteur tombé dans l’oubli, “le Rimbaud noir”, redécouvert des années plus tard par un jeune romancier sénégalais. L’auteur a puisé son inspiration dans “l’accueil ambigu réservé aux auteurs africains noirs par le monde littéraire occidental”, me dit-il. Il est frappant que son roman raconte l’histoire d’un écrivain bien réel, Yambo Ouologuem, un romancier malien qui, après avoir été primé, a été accusé de plagiat et qui est tombé ensuite dans l’oubli, et dont le travail pose des questions fascinantes sur la différence entre être auteur et faire autorité.

Aux yeux de Sarr, son dernier roman interroge cette “anomalie” apparente que constitue le fait de devenir le premier auteur d’Afrique subsaharienne à remporter le prix Goncourt depuis sa création, en 1903. C’est une exception qui soulève des “questions structurelles et des sujets de sociologie littéraire liés à la domination coloniale et à ses conséquences (le racisme, le mépris des éditeurs, l’ignorance, un manque d’intérêt du milieu littéraire et du public français pour les romans écrits par des auteurs venant du monde de la francophonie, notamment les Africains)”. Si cette anomalie apparaît avoir été corrigée par le Goncourt, Sarr se montre plus réservé : “Pour moi, ce serait une erreur de l’interpréter comme un honneur aussi rare qu’exceptionnel, comme quelque chose d’inouï”.

  • "Si c’est un cas unique, alors cela veut dire que rien n’a changé, que ce prix ne fait que confirmer la règle, et que, bientôt, nous reviendrons à l’ancien ordre établi.”

La pluralité et l’empathie sont les caractéristiques des romans récompensés cette année. Pour l’avenir, l’enjeu est d’ouvrir encore plus largement les perspectives. Comme le dit Sarr : “Le prix Goncourt est un formidable encouragement pour moi et mon œuvre, mais aussi pour les écrivains africains, surtout les jeunes. L’avenir leur appartient… Je ne veux surtout pas être une exception. En aucun cas. Jamais.”

* Sauf mention contraire, les livres évoqués dans cet article ne sont pas traduits en français.

Alex Clark

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