Édition du 12 novembre 2024

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France

Retraites : si tout le travail nous était conté

A condition de révolutionner notre vision du travail salarié en reconnaissant le travail gratuit, obligatoire et dissimulé qui a envahi toute la société, une approche originale et radicale du financement des retraites est possible selon le sociologue Patrick Rozenblatt, auteur de Razzia sur le travail (Editions Syllepse). Interview par Jean-Pierre Anselme

Tiré de Entre les lignes et les mots

Tu développes l’idée qu’une partie considérable des emplois supprimés par l’automatisation et l’informatisation est remplacée par un travail gratuit, subordonné et dissimulé imposé aux consommateur-trice-s ou/et usager-e-s, qu’il-elle-s soient salarié-e-s, indépendant-e-s, chômeur-se-s ou retraité-e-s. En quoi, selon toi, cette nouvelle réalité sociale vient-elle impacter la question des retraites ?

Tous les discours des libéraux commencent par cette tirade : «  Il y a moins de salariés donc moins de salaires et de cotisations ce qui mathématiquement ne peut à terme que déséquilibrer les comptes. »

Notons immédiatement que sur ce point les syndicats et les partis de gauche ne contestent pas cette affirmation et répondent qu’il suffirait d’augmenter les salaires, et encore plus ceux des femmes pour corriger ce déséquilibre comptable. Ils justifient logiquement, et à juste titre, cette orientation en invoquant les énormes gains de productivité globalement réalisés en France, peu redistribués au niveau des salaires mais ruisselant largement dans les dividendes versés aux actionnaires.

Ce que cette répartie n’aborde malheureusement pas c’est le trou noir des mutations du travail qui activent ces gains de productivité. En général, on parle de la flexibilisation du travail via l’automatisation et l’informatisation, mais on ne considère pas assez l’externalisation du travail « hors les murs » des entreprises, des bureaux et des administrations.

Ce processus fait surtout disparaître l’emploi salarié. Mais loin de supprimer le travail productif, il le redistribue sous de multiples formes, en particulier le travail gratuit et dissimulé, sans salaires ni cotisations déclarées, ce qui pénalise amplement le régime de retraites par répartition [1].

Ce travail est un trou noir où l’emploi salarié disparu est remplacé par un travail subordonné et totalement gratuit. A l’insu de notre plein gré nous ne cessons de le pratiquer au quotidien au seul profit de « nos multiples employeurs » privés comme public. Il est plus que temps de se demander pourquoi, en plein cœur du conflit sur la réforme des retraites, les syndicats et la gauche politique ignorent ce phénomène !

Peux-tu nous donner quelques exemples précis et nous expliquer à qui profite cette « razzia » ?

Partout dans notre vie quotidienne, dans le commerce, les transports, la banque, la logistique et l’administration, nous sommes contraints d’accepter de travailler gratuitement, en étant totalement « subordonné » au mode d’organisation du travail imposé par l’employeur.

Quelques exemples pour illustrer cette réalité massive. Quand nous faisons nos courses dans les petites ou grandes surfaces non seulement nous effectuons de la manutention gratuite, ce qui n’est pas nouveau, mais désormais nous faisons aussi le travail de caisse, parfois même sous le diktat d’une voix numérisée qui nous rappelle à l’ordre si nous ne respectons pas le process imposé. Ajoutons une surveillance humaine qui est là autant pour contrôler le flux des clients que pour surveiller les éventuelles tentatives de fraudes.

Autre exemple, aux stations service il existait autrefois des pompistes pour nous servir. Désormais nous faisons le job nous-mêmes, surveillés par des caméras, sans aucune marge de manœuvre possible dans nos actes et nos mouvements. Même chose quand nous achetons des billets pour nous transporter : de chez soi ou devant des bornes nous devons faire tout le boulot. Les distributeurs de monnaie relèvent de la même logique et l’emploi de caissier a disparu, en France, depuis longtemps. De même, il est devenu banal de devoir gérer soi-même nombre de ses opérations bancaires faute d’avoir accès, comme avant, à un-e employé-e pour travailler à notre place.

Ces quelques exemples, parmi beaucoup d’autres, montrent bien que quand l’emploi disparaît le travail reste ! Et que ce travail n’est jamais réalisé par la seule machine mais, comme depuis les débuts du capitalisme industriel, par une mise en relation d’un-e travailleu-ses avec des outils et une organisation que le système lui impose. De la mécanique à l’automation, de l’informatique à la numérisation, la mise au travail forcé mute dans ses apparences mais reste constante dans l’exploitation du travail humain.

Ajoutons que le secteur public est au diapason car il applique sans état d’âme cette même logique en supprimant la présence humaine de fonctionnaires dans les services d’accueil en nous demandant de fabriquer par nous – mêmes nos dossiers à distance.

Aujourd’hui les catégories traditionnelles d’actif-ve-s et de non-actif-ve-s, de salarié-e-s et de consommateur-trice-s n’ont plus de sens absolu. Dans ces situations elles sont toutes mises au travail dans un rapport identique de subordination [2]. De fait, Elles participent toutes du salariat !

En quoi ton analyse sur cette mutation du travail pourrait permettre de légitimer plus profondément le rejet du projet gouvernemental de réforme des retraites ?

Si cette réalité du travail gratuit, obligatoire et dissimulé était reconnue le calcul de sa valeur viendrait affaiblir et déconsidérer tous les discours gouvernementaux sur les déficits comptables. De plus, en faisant apparaître toutes les formes, visibles et invisibilisées, prises par le salariat elle déconsidérerait toutes les fausses appréciations négatives laissant croire que l’on travaille moins qu’avant. Enfin, elle permettrait d’affermir la retraite par répartition en ne la fondant plus uniquement sur les seules cotisations de celles et ceux qui ont un salaire.

En effet, il n’est vraiment pas compliqué de calculer la valeur salariale du travail gratuit et le niveau de cotisations sociales qui devraient être versées aux diverses caisses. Les technologies installées dans les entreprises et les administrations peuvent fournir sans aucune difficulté un enregistrement du temps de travail gratuit.

En tout état de cause, il y aurait :
– moins de dividendes distribués aux actionnaires dont une partie importante résulte dorénavant de ce travail gratuit, forcé et dissimulé ;
– une masse de ressources, en équivalents salaires, qui pourrait être mobilisé, si les citoyens l’approuvent, en priorité pour le fonctionnement des biens collectifs ;
– et surtout un régime général de la sécurité sociale en état d’assurer, grâce à la rentrée des cotisations, une retraite au plus tard à 60 ans avec une pension confortable pour toutes et tous.

Pour les syndicats et la gauche politique cette reconnaissance du travail gratuit dans toute la société leur apporterait sans nul doute un énorme potentiel d’adhésion. Elle permettrait à une part très importante de la population de prendre conscience de son apport productif réel et d’être de fait associée à la construction d’une société plus unie et solidaire.

Propos recueillis par Jean-Pierre Anselme

[1] Article L8221-1 et L8221-2 code du travail. L’Urssaf Caisse Nationale a par ailleurs présenté une réactualisation, en 2022, de l’impact du travail dissimulé sur le secteur privé. En cohérence avec les évaluations effectuées les exercices précédents, elle établit le manque à gagner, lié à la dissimulation d’assiette, dans une fourchette comprise entre 5,2 et 6,6 Md€ sur le champ du régime général et de l’assurance chômage, soit un taux de dissimulation compris entre 2,2 à 2,7% de l’assiette totale (déclarée et éludée).
[2] On peut par exemple constater, ce que j’ai pu voir tout au long de mon travail d’enseignant, la masse énorme de travail subordonnée mais non payée rendu légale par l’obligation pour les étudiants de valider un stage d’au moins trois mois pour l’obtention d’un Master. Avec une forme d’humour, le législateur leur attribue une « gratification » minimale, alors que ce vocable signale l’existence d’une prime qui vient compléter le salaire, auquel bien entendu les étudiants n’ont pas le droit

https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-anselme/blog/060223/retraites-si-tout-le-travail-nous-etait-conte

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