On a l’impression que le processus révolutionnaire marque le pas depuis quelques temps.
Ahlem Belhadj – Oui et non. Les mouvements de revendication baissent un peu mais c’était prévisible. D’abord parce qu’une révolution ne se déroule pas selon un rythme constant, ensuite parce qu’on est en été, période pas très propice aux mobilisations.
Mais c’est vrai que le gouvernement reprend le dessus en institutionnalisant le processus électoral, il reprend en main des ministères clés (Justice, Intérieur) mais en même temps il répond aux revendications populaires comme les procès des anciens dirigeants avec plusieurs condamnations. Cela contribue à un apaisement de la situation.
Par ailleurs, les structures d’auto-organisation (conseils, comités locaux) sont engagées dans le quotidien et contribuent plus à la gestion municipale qu’à l’organisation des luttes et sont encore à un faible niveau de coordination.
Donc le gouvernement reprend le dessus, lutte contre les mouvements de salariés en « apaisant » les esprits. Mais la population reste vigilante. Par exemple, un nouveau rassemblement à la Casbah est en cours d’organisation par les conseils et comités locaux.
Tu as parlé des élections dont le gouvernement a le contrôle. Que peut-on réellement attendre du processus constituant ?
C’est aujourd’hui le fait le plus important, avec la formation de différents pôles qui redéfinissent l’échiquier politique. Le centre et le centre gauche s’organisent, l’extrême gauche commence à se retrouver. Est-ce que cela aboutira à l’émergence de forces claires ? Je ne sais pas. En tout cas, le challenge est de s’organiser pour ce processus, en vue de barrer la route aux islamistes qui représentent aujourd’hui un danger réel, et en même temps de mettre au centre les revendications sociales et économiques, mais c’est ce dernier point qu’on n’arrive pas à imposer au cœur des débats.
La priorité est donc de réinvestir le processus constituant pour que les revendications ne restent pas au niveau sectoriel.
La difficulté c’est que le gouvernement réussit à écarter l’UGTT de l’organisation des luttes en ce moment.
Pour contrecarrer les islamistes, donc, le pôle moderniste serait utile ?
Non, pas le pôle moderniste, qui est constitué de forces libérales. Je suis pour un front populaire ouvrier. Mais justement la grande difficulté c’est la jonction entre les deux registres : choix démocratiques d’une part et remise en cause des choix économiques de l’autre. Seule l’extrême gauche est capable de construire cette alternative. Le PCOT par exemple est sur une ligne intéressante de ce point de vue. Par ailleurs, « moderniste », je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire, finalement.
Quant aux nationalistes arabes, ils sont de plus en plus nationalistes et de plus en plus arabo-musulmans, occultant ainsi les dimensions méditerranéenne et africaine de notre identité, ce qui risque de nous conduire à l’enfermement identitaire.
Quelle est la place des femmes dans le mouvement ouvrier tunisien aujourd’hui ?
Déjà, en ce qui concerne le mouvement ouvrier, il y a aujourd’hui beaucoup de revendications, disons, peu conventionnelles. Il peut y avoir des affrontements entre tribus dans plusieurs villages, mais ce sont des conflits qui ont une base sociale : ils partent d’une distribution injuste des richesses ou des emplois, des constats de corruption, etc. Sinon, il existe plusieurs luttes sectorielles, telles que les grèves dans le secteur des télécommunications.
Les femmes y participent autant que les hommes. Mais l’émergence d’une véritable organisation des femmes dans des secteurs ouvriers ou agricoles ne prend pas encore forme.
Elles ne portent pas encore leurs revendications en tant que femmes. Pourtant, les enjeux sont importants pour elles.
Les femmes sont donc présentes dans le processus révolutionnaire en tant que travailleuses, mais au-delà tu ne vois pas émerger un mouvement autonome, qui dépasse les cercles militants classiques comme l’ATFD, l’AFTURD [1], etc. ?
Non, je suis plus optimiste que ce que tu dis. Dans les régions, les femmes s’organisent, notamment autour des questions des libertés démocratiques et de citoyenneté. Maintenant, c’est un processus révolutionnaire permanent, donc les choses sont beaucoup plus lentes. Concernant la lutte contre l’islamisme, localement, des femmes – et des hommes aussi – s’organisent dans des associations et mènent des campagnes intéressantes. La difficulté est encore une fois de faire le lien entre ces revendications démocratiques et l’auto-organisation du mouvement ouvrier.
D’une manière plus générale, l’auto-organisation des travailleurs peut-elle se renforcer malgré les illusions sur le processus constituant ? la construction d’une alternative politique peut-elle émerger de là ?
Les conseils et comités locaux ont du mal à décoller et pour la plupart, s’institutionnalisent et se retrouvent à assurer un travail municipal. Ceux qui échappent à cette institutionnalisation sont ceux qui participent à l’organisation de la nouvelle occupation de la Casbah.
Mais l’élément le plus important est l’avenir de l’UGTT. Elle a aujourd’hui des difficultés à retrouver sa légitimité dans la mesure où elle a lâché son rôle politique. À titre d’exemple, dans le secteur universitaire, des groupes de réflexion se mettent en place, mais concrètement, pour mener les luttes, l’UGTT est irremplaçable aujourd’hui.
Deux autres centrales syndicales sont nées ces derniers mois mais restent totalement marginales. De plus, le gouvernement arrive aujourd’hui à freiner les mobilisations sociales au nom de l’organisation des élections, avec l’aval de la direction de l’UGTT. Le travail de fond qui reste donc à faire, est de redynamiser cette UGTT, la démocratiser et réagir à la contre-offensive qu’elle subit.
Dans les mois à venir, peut-être pas cet été mais à partir de la rentrée, les mobilisations sociales pourraient reprendre de l’élan et la rentrée pourrait être très animée.
Propos recueillis par Wafa Guiga
1. L’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement.
BELHADJ Ahlem, GUIGA Wafa