Édition du 19 novembre 2024

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La révolution arabe

Entretien avec Gilbert Achcar

Rébellion populaire et desseins impérialistes

Gilbert Achcar est interrogé par Tom Mills du site britannique New Left Project sur la rébellion en Libye et les motivations de l’intervention de l’OTAN. L’original anglais est paru le 26 août 2011.

Au début de l’opération de l’OTAN « protecteur unifié » en Libye, sa principale justification était que les forces de Kadhafi massacreraient la résistance et les civils vivant dans les villes prises par la résistance, en particulier à Benghazi. Qu’est-ce qui a été appris depuis sur la probabilité d’un tel scénario ?

Dans les situations d’urgence, il n’y a pas meilleur juge que les personnes directement concernées, et il y avait unanimité de ce point de vue. Avez-vous jamais entendu parler d’un quelconque groupe un tant soit peu significatif à Benghazi qui se soit opposé à la demande de zone d’exclusion aérienne faite à l’ONU et ait prôné une autre façon d’empêcher les troupes de Kadhafi de prendre la ville ? Nous avons tous vu l’immense soulagement populaire qui s’est exprimé par l’explosion de joie massive à Benghazi quand la résolution de l’ONU a été adoptée. Les journalistes et les reporters qui couvrent les événements sur le terrain étaient également unanimes sur le fait qu’il n’aurait pas été difficile aux forces de Kadhafi de s’emparer de la ville. Les restes des chars et des véhicules qui étaient concentrés à la périphérie de Benghazi et ont été détruits par l’aviation française sont toujours là et permettent de prendre la mesure du danger qui a été écarté, m’a-t-on dit. Nous avons vu, en outre, combien les forces bien armées, bien entraînées et bien rémunérées de Kadhafi ont pu mener offensive après offensive, en dépit de plusieurs mois de frappes de l’OTAN, et combien difficile et coûteux en vies humaines il a été pour la rébellion, d’abord de sécuriser Misrata, qui est bien plus petite que Benghazi, puis de sortir de l’enlisement sur le front occidental avant de finalement pouvoir entrer à Tripoli. Quiconque conteste de loin le fait que Benghazi aurait été écrasée manque tout simplement de décence, à mon sens. Dire à une population assiégée, à partir du confort d’une ville occidentale, qu’ils sont des lâches – car c’est à cela en somme que revient le fait de dire qu’ils ne risquaient pas de massacre – est tout simplement indécent.

Il s’agit là du rapport de forces. Mais qu’en est-il de la probabilité, si Benghazi était tombée, qu’il y aurait eu un massacre ? Cela ne relève-t-il pas aussi de la spéculation ?

Non, pas du tout. Permettez-moi d’abord de vous rappeler que la répression qu’a déclenché Kadhafi en février, dès le début du soulèvement libyen, a été beaucoup plus meurtrière que tout ce que nous avons vu depuis lors. Prenez par exemple le cas de la Syrie : aujourd’hui, plusieurs mois après le début du mouvement de protestation en mars, on estime que le nombre de personnes tuées en Syrie a atteint 2200. La fourchette des estimations du nombre de personnes qui ont été tuées en Libye durant le premier mois uniquement, avant l’intervention occidentale, commence au-dessus de ce chiffre et va jusqu’à 10’000. Kadhafi a utilisé toutes sortes d’armements, y compris son aviation, à une échelle et avec une intensité beaucoup plus grandes que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent dans d’autres pays arabes.

Par ailleurs, Kadhafi et son fils, Saïf al-Islam, n’ont pas caché le moins du monde leurs intentions. Ils ont dit dès le départ qu’ils seraient impitoyables et qu’ils écraseraient la rébellion comme des rats, des cafards et autres caractérisations zoologiques pour décrire les masses de manifestants de leur propre peuple. Nous savons quels types de régimes ont utilisé de tels termes pour décrire leurs ennemis au 20ème siècle, et les massacres de masse et génocides qu’ils ont commis. À la mi-mars, il y avait déjà eu des tueries massives dans plusieurs villes libyennes. Étant donné que Benghazi était l’épicentre de la rébellion depuis le début, vite devenue ville libérée, il n’y a guère de doute que si les forces de Kadhafi avaient été en mesure de saisir la ville, un énorme massacre en aurait résulté.

Je donne toujours l’exemple du régime syrien, car il partage certaines caractéristiques avec celui de la Libye, même s’il est aujourd’hui quelque peu moins sanglant et meurtrier. En 1982, lorsque Hafez el-Assad a écrasé la ville de Hama, qui était un bastion des Frères musulmans en rébellion contre son régime, le nombre des personnes tuées a été estimé entre 10’000 et 40’000, le chiffre le plus communément cité étant 25’000 – cela dans une ville qui, en 1982, comptait seulement un tiers de la population actuelle de Benghazi.

Donc nous savons à quoi nous avons affaire, et nous pouvons prendre d’autres exemples de l’histoire. Quand les forces d’Adolphe Thiers ont repris Paris au moment de la Commune de 1871, avec des armes beaucoup moins meurtrières, elles ont tué et exécuté 25’000 personnes. C’est à ce genre de massacre que Benghazi était confrontée, et c’est pourquoi j’ai dit dans de telles circonstances – lorsque la population de la ville et la rébellion demandaient, voire imploraient l’ONU de leur fournir une couverture aérienne, et en l’absence de toute alternative – qu’il n’était ni acceptable ni décent, à partir du confort de Londres ou de New York, de dire « Non à la zone d’exclusion aérienne ». Ceux qui à gauche l’ont fait ont réagi, à mon avis, par réflexe anti-impérialiste irréfléchi, montrant peu de souci pour les personnes concernées sur le terrain. Ce n’est pas ainsi que je comprends le fait d’être de gauche.

Cela étant, je n’ai jamais dit qu’à gauche, moi-même compris, nous devions soutenir l’intervention de l’OTAN en Libye, ou même soutenir la résolution de l’ONU. J’ai critiqué cette résolution et dénoncé, dès le premier jour, le véritable mobile de l’intervention et le fait qu’elle avait un relent de pétrole. Mais j’ai dit en même temps que nous ne pouvions pas nous y opposer d’emblée pour les raisons que j’ai expliqué. Une fois écartée la menace qui pesait sur Benghazi – et il n’a fallu que quelques jours, une semaine ou dix jours, pour que les forces aériennes de Kadhafi soient définitivement écrasées – il devenait possible, voire nécessaire de s’opposer à la poursuite des bombardements, qui allaient clairement au-delà de la mission initiale et officielle de protection. Là encore, en conformité avec ma conception de ce que signifie être de gauche – non pas un anti-impérialisme réflexif et irréfléchi au premier chef, mais le fait de se préoccuper d’abord et avant tout de la libération des peuples de l’oppression – j’ai appelé la gauche à faire campagne contre la poursuite des bombardements, à condition toutefois de faire campagne en même temps pour la livraison d’armes aux rebelles. Les rebelles eux-mêmes ont réclamé des armes très tôt, et ont continué à en réclamer de façon croissante au fil des semaines et des mois.

Je suis resté en cohérence avec ma position initiale, qui était que nous ne devions pas faire campagne contre l’intervention aussi longtemps qu’il y avait vraiment le besoin d’empêcher un massacre, mais que nous devions néanmoins observer de près la situation et dénoncer tout ce qui allait au-delà de ce but premier. J’ai dit cela dès ma première interview publiée sur ZNet le 19 mars, celle qui a provoqué un déluge de discussion. Et en effet, une fois ce but premier atteint, j’ai préconisé une campagne sur deux exigences indissociables : « Arrêtez les bombardements ! Livrez des armes aux insurgés ! »

Parlons de l’OTAN elle-même : étant donné la justification humanitaire donnée à sa mission, il est important de savoir quels ont été les impacts humanitaires de son action. Que sait-on des décès, civils ou autres, causés par l’OTAN ainsi que des autres conséquences que l’action de l’OTAN a pu avoir sur le bien-être des Libyens ?

Le prétexte humanitaire est, bien sûr, purement hypocrite. Personne ne devrait croire une seule seconde que l’OTAN est motivée par des sentiments humanitaires. Nous avons entendu ce discours humanitaire si souvent au cours des deux dernières décennies que nous savons exactement de quoi il en retourne. Que ce soit en Irak, au Kosovo ou encore en Afghanistan, ce prétexte a été maintes fois utilisé et est devenu complètement usé. J’ai dit, dès le départ, que l’intervention des puissances occidentales avait un relent de pétrole.

Il y avait une préoccupation humanitaire indirecte cependant, comme j’ai essayé d’expliquer, dans le fait que si le massacre avait eu lieu, les gouvernements occidentaux auraient été obligés de faire ce qu’ils font maintenant pour la Syrie. Si vous suivez les nouvelles, ils ont maintenant décidé d’appliquer des sanctions pétrolières contre la Syrie. Si un massacre avait eu lieu à Benghazi, ils auraient dû faire la même chose, d’autant plus que l’ampleur du massacre aurait été bien plus grande que ce qui a eu lieu jusqu’à présent en Syrie. Cela les aurait obligés à imposer un embargo à long terme sur le pétrole de Libye, une mesure qui, dans les conditions du marché du pétrole et de l’économie mondiale d’aujourd’hui, aurait été pénalisante pour eux. C’est pourquoi, plutôt que d’avoir à réagir après un massacre et de porter le blâme pour l’avoir laissé se dérouler, ils ont préféré intervenir. Cette décision était donc étroitement liée au fait que la Libye est un important pays producteur de pétrole et qu’un embargo sur son pétrole aurait eu une implication réelle sur l’économie mondiale (contrairement au cas de la Syrie).

Cela dit, même s’ils ne sont pas intervenus par sentiments humanitaires, le fait qu’ils aient invoqué cette prétention humanitaire les a obligés à faire attention – autant qu’ils le pouvaient pour des frappes à longue distance – à minimiser les pertes. Dans les guerres de l’après-Vietnam, depuis celle d’Irak en 1991, nous avons vu qu’ils essaient de minimiser les pertes civiles en utilisant leurs nouvelles technologies. Ce n’est pas parce que les impérialistes se sont soudainement convertis en humanitaires, mais parce qu’ils savent que les populations occidentales ont de vrais sentiments humanitaires et ne peuvent moralement accepter de voir leurs gouvernements tuer massivement des civils. Cela a été une motivation essentielle de l’énorme mouvement anti-guerre à l’époque du Vietnam. Ils ont donc tiré les leçons de la guerre du Vietnam. Quiconque est familier avec l’évolution des doctrines militaires occidentales le sait. Donc, il est certain qu’ils ont essayé de minimiser les pertes civiles en Libye. Le nombre de sorties aériennes, et plus encore le nombre de frappes aériennes, ont été de toute façon d’une intensité plus faible que pour les campagnes aériennes des guerres d’Irak, d’Afghanistan ou du Kosovo. Ils se sont même efforcés plus que d’ordinaire de minimiser les pertes civiles, parce qu’ils ont mené cette campagne sous couvert de l’ONU et soi-disant pour la protection des civils. C’est pourquoi le nombre de victimes civiles résultant des opérations de l’OTAN, en conséquence de ce que les militaires appellent cyniquement des « dommages collatéraux », a été maintenu relativement bas.

Il faut comparer le nombre de victimes civiles qui ont résulté des frappes de l’OTAN avec le nombre de victimes civiles potentielles qu’elles ont empêché en limitant la puissance de feu des forces de Kadhafi contre les zones peuplées tenues par les rebelles. Il ne fait pour moi aucun doute que, même après tous ces mois de bombardements de l’OTAN, les victimes civiles qui en ont résulté restent bien moins nombreuses que ce qu’auraient été les pertes civiles si Benghazi avait été occupée par les troupes de Kadhafi et si l’insurrection avait été matée dans l’ensemble du pays. Cela dit, le fait que l’OTAN ait décidé de poursuivre ses bombardements sur une longue période, le fait qu’ils aient essayé de détourner à leur profit l’insurrection libyenne et de contrôler le rythme des événements, tout en refusant de donner aux Libyens les moyens de se défendre par eux-mêmes contre la puissance de feu supérieure des forces de Kadhafi, le fait que l’OTAN se soit imposé comme un acteur à part entière dans la guerre depuis sa phase initiale, tout cela a évidemment augmenté le nombre de civils tués par les bombardements de l’OTAN. Maintenant, si le nombre de civils tués par l’OTAN était la seule considération pour s’opposer à la poursuite de son intervention, on pourrait me rétorquer, du fait que je préconise la livraison d’armes aux insurgés comme alternative, qui si la guerre civile s’était prolongée avec des armes plus lourdes entre les mains des insurgés, cela aurait pu conduire à davantage de civils tués. C’est bien possible, en effet, mais il s’agit ici clairement de spéculation, et non de certitude. Ce qui est le plus important, c’est d’être conscient des visées de l’OTAN pour imposer sa volonté au peuple libyen à travers son intervention, et de défendre le droit du peuple à l’autodétermination. Ce sont les Libyens eux-mêmes qui ont constamment et avec insistance demandé des armes, depuis le début, afin de pouvoir mener eux-mêmes leur propre guerre.

Vous avez suggéré que le motif au départ était essentiellement de maintenir les livraisons de pétrole. Mais, maintenant que l’opération est en cours, quel est l’objectif de l’opération de l’OTAN et quelle sera l’influence de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis sur la future Libye ?

Je n’ai pas dit que c’était pour maintenir les livraisons de pétrole. J’ai évoqué cette question uniquement sous sa forme négative. Ils voulaient éviter d’être confrontés à l’obligation d’imposer un embargo pétrolier à la Libye comme ils font maintenant pour la Syrie. Sinon, bien sûr, s’ils avaient laissé Kadhafi poursuivre le massacre, celui-ci aurait été heureux de continuer à leur vendre du pétrole. Il a conclu des accords pétroliers avec tous les pays occidentaux, l’Italie surtout, mais aussi l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne, etc. Nous ne sommes donc pas dans une situation où le régime est anti-occidental. Les sanctions occidentales contre Kadhafi ont été levées en 2004, après qu’il ait fait à George Bush et Tony Blair le cadeau de proclamer qu’il avait tellement été impressionné par eux qu’il en avait décidé de se débarrasser de ses armes de destruction massive. Ils en ont été très heureux parce qu’ils ont cru que cela pouvait donner quelque crédibilité au prétexte des armes de destruction massive qu’ils avaient invoqué pour leur invasion de l’Irak, au moment même où il devenait clair qu’ils ne pourraient pas produire des preuves de l’existence de telles armes dans ce dernier pays. Kadhafi a été visité sous sa tente, depuis lors, par la plupart des dirigeants occidentaux, ainsi que par des faucons et des néoconservateurs comme Richard Perle, Bernard Lewis, Francis Fukuyama, le théoricien de la troisième voie blairiste Anthony Giddens, etc. Ils lui ont tous rendu visite et ont été généreusement récompensés pour cela. Il n’y avait donc certainement pas de volonté occidentale de « changement de régime » en Libye dans les années précédant 2011.

Lorsque le soulèvement arabe a commencé, et après le succès des masses en Tunisie et en Égypte qui ont renversé leurs dictateurs pro-occidentaux, les puissances occidentales se sont senties obligées de prétendre qu’elles étaient du même côté que le mouvement de masse pour la démocratie. Au début du mouvement en Tunisie, le gouvernement français avait soutenu Ben Ali, une attitude qui lui a valu un gros embarras en politique intérieure. Nicolas Sarkozy avait besoin de faire oublier cette attitude honteuse. Il s’est ainsi efforcé de surenchérir sur tous les autres dans son soutien à la révolution libyenne, ce qui était d’autant plus facile que la France ne compte pas parmi les pays qui entretenaient des relations privilégiées avec la Libye de Kadhafi. Washington est d’abord resté circonspect quand le « printemps arabe » a commencé et a ensuite senti qu’il fallait se déclarer en faveur de la démocratie. Il l’a fait en Égypte, malgré le fait que le dictateur égyptien eut été l’un de ses plus proches alliés. Kadhafi n’était certainement pas plus cher que ne l’était Moubarak aux yeux de Washington et de Londres et des dirigeants occidentaux en général, à l’exception de Silvio Berlusconi. Ainsi, lorsque Kadhafi est entré dans sa frénésie répressive et meurtrière contre ceux qu’il a qualifiés de rats et d’insectes, les dirigeants occidentaux ne pouvaient pas se voiler les yeux, d’autant plus qu’ils ont été confrontés à des appels directs à l’aide et à l’intervention par la population de Benghazi qui a également fait la même demande aux régimes arabes, ce qui a conduit la Ligue arabe à appeler à la zone d’exclusion aérienne avant la résolution de l’ONU.

Il s’est développé une situation dans laquelle il est devenu impératif pour les puissances occidentales d’intervenir pour toutes les raisons que j’ai décrites, le pétrole étant bien sûr au centre de toutes. Puis, une fois qu’ils eurent commencé leur intervention et que Kadhafi se fut révélé plus obstiné et son régime plus tenace que prévu, il leur fallait poursuivre leurs bombardements jusqu’à ce que le régime tombe ou se soumette. Ils auraient sinon perdu la face, perdu leur « crédibilité » comme ils aiment à dire. Leur seule préoccupation a été alors la façon de diriger la guerre de façon à réaliser le meilleur scénario de leur point de vue. Quel est ce meilleur scénario ? Compte tenu de l’entêtement de Kadhafi, ils avaient besoin de le voir quitter la scène. Mais avant tout, ce qu’ils veulent, c’est un gouvernement stable en Libye, qui soit en mesure de continuer à faire des affaires avec les entreprises et les gouvernements occidentaux comme auparavant. Et c’est pourquoi la principale préoccupation de l’OTAN a été de s’assurer que ce qu’ils appellent « l’exemple irakien » ne soit pas répété. Ils se réfèrent à ce qui est considéré dans les capitales occidentales comme l’erreur fatale du démantèlement de l’État baasiste commise par l’administration Bush lors de l’invasion de l’Irak. Toutes les structures clés de l’État baasiste, y compris l’armée, l’appareil répressif, le parti dirigeant, tout cela a été dissous. Comme l’occupation de l’Irak a tourné au désastre pour les États-Unis et le Royaume-Uni, ils en ont tiré la conclusion que ce qu’ils doivent faire en Libye c’est assurer une transition qui maintienne l’essentiel des institutions du régime en place.

C’est la raison fondamentale pour laquelle ils ont mené cette campagne d’intensité relativement basse, tout en refusant de livrer des armes aux insurgés et en menant des négociations intensives avec le régime de Kadhafi. Des informations sur des négociations directes et indirectes entre les gouvernements occidentaux et les membres de l’entourage de Kadhafi, comme son fils Saïf al-Islam, ont fait l’objet de fuites dans la presse mondiale à plusieurs reprises. Ils voulaient conclure un accord avec les hommes du régime, et exercer ensuite une pression sur la rébellion pour l’entériner. Des contacts ont eu lieu également entre le Conseil national de transition lui-même et le régime de Kadhafi sous la pression de l’OTAN, mais toutes ces négociations n’ont abouti à rien. La principale pierre d’achoppement a été Kadhafi lui-même. Il n’y avait aucune chance que la rébellion puisse accepter qu’il reste nominalement et officiellement le chef de l’Etat libyen, tandis qu’il refusait pour sa part de démissionner. Néanmoins, l’OTAN a continué à combiner bombardements et négociations, en espérant qu’une fois qu’il se produirait un renversement de la situation militaire sur le terrain, les hommes de l’entourage de Kadhafi, voyant les choses devenir dangereuses pour eux, écarteraient Kadhafi afin de conclure un accord avec l’OTAN, qui l’imposerait alors à la rébellion.

L’idée de l’OTAN était fondamentalement de parrainer un accord entre les groupes dirigeants du régime Kadhafi et la rébellion, l’OTAN agissant comme arbitre de la situation. Londres a joué un rôle clé dans la conception de ce plan. Un éditorial du Financial Times disait, quelques jours avant la libération de Tripoli, que les rebelles ne devaient pas lancer d’assaut contre la ville. Le prétexte invoqué était qu’il y aurait un bain de sang et qu’il était donc préférable de faire pression sur le régime afin d’écarter Kadhafi. The Economist avait auparavant dit la même chose. Ce sont les deux principaux organes de la classe dirigeante britannique.

C’est ce que l’OTAN envisageait. Pour le moment, cependant, il semble que ce scénario soit voué à l’échec à cause de l’effondrement subit et inattendu des structures du régime à Tripoli. Il semble que ce n’était qu’un vœu pieux de la part de l’OTAN de croire qu’ils pourraient préserver les structures de base d’un régime répressif, construit au fil de décennies sous la forme d’entreprises privées et de milices privées de la famille régnante. Cela ne peut se passer ainsi quand le peuple est en armes, la majorité des rebelles armés étant des civils transformés en combattants pour l’occasion. C’est une véritable révolution populaire, une vraie rébellion populaire. Beaucoup de rebelles accepteraient difficilement le maintien des structures du régime de Kadhafi.

Certains ont suggéré que les rebelles eux-mêmes ont été mis sous la coupe de l’OTAN. Ce que vous dites, c’est que le vrai plan était de garder le régime en place et d’utiliser la pression de la rébellion pour faire partir Kadhafi. Soutenez-vous donc que l’OTAN a échoué à cet égard ? Où en est la situation des rebelles dans ces conditions ? Il a été souligné qu’il y a d’anciens membres du régime parmi les dirigeants de la rébellion.

Bien sûr qu’il y a d’anciens membres du régime parmi les dirigeants de la rébellion. Après quarante ans de régime totalitaire, à quoi d’autre pouvait-on s’attendre ? Trouvez-vous étonnant qu’il y ait des personnes qui occupaient des postes au sein de l’État, au sein du régime, qui avaient peu d’autres choix pour gagner leur vie dans un pays où l’État est omniprésent, mais qui n’appréciaient pas pour autant la dictature et la folie du despote ? Nous savons, par des interviews réalisées avec des hommes qui ont été de proches collaborateurs de Kadhafi, que beaucoup étaient consternés par son comportement clownesque. N’importe quelle personne avec un minimum d’intelligence ne pouvait que mépriser ce type. C’est pourquoi, sauf pour les admirateurs inconditionnels du leader et les personnes qui bénéficient de ses largesses, tellement d’individus sont passés des rangs du régime à ceux de l’opposition dès que le mouvement a commencé.

Si cela constituait une raison pour adopter une attitude négative envers l’insurrection libyenne, que dire alors à propos de l’Égypte ? Dans ce dernier pays, l’armée a été considérée comme favorable au mouvement, au sens où elle a refusé de le réprimer et s’est finalement séparée de Moubarak. Qu’est-ce que vous avez maintenant en Égypte ? Il s’agit essentiellement de la continuation du même régime. Cela ne signifie pas néanmoins que ce qui s’est passé en Égypte n’était pas important. Ce fut un soulèvement très important, mais le processus révolutionnaire est toujours en cours, et les luttes politiques font rage. Il en va de même en Libye : la chute de Kadhafi ne sera pas la fin de l’histoire. La lutte va continuer – politique plutôt que militaire, il faut espérer. Un des principaux enjeux sera évidemment la nature du nouvel État et le degré auquel il y aura rupture radicale avec les institutions précédentes.

Le Conseil national de transition (CNT) comprend quelques champions des réformes néolibérales – plus dans le comité exécutif, c’est-à-dire l’équivalent du conseil des ministres, que dans le CNT lui-même. Parmi les hommes revenus d’exil, il y a Khalifa Haftar, qui est à la solde de la CIA. On trouve pareils individus, certes. Mais, d’après ce que nous savons, ils ont peu de poids dans la rébellion et sont haïs et ostracisés par de nombreux rebelles. Et lorsque le CNT fait des proclamations grandiloquentes de gratitude envers l’OTAN, nous savons grâce à de nombreux reportages qu’il n’y a pas de vraie gratitude envers l’OTAN parmi les rebelles, mais plutôt un sentiment de frustration sur la manière dont l’OTAN a mené la campagne.
Beaucoup de Libyens estiment que, d’une certaine manière, ils ont loué les services de l’OTAN, comme Kadhafi a engagé des mercenaires. Ils ont demandé de l’aide et l’ont obtenue de puissances occidentales qui entendent bien être rémunérées pour cela, et ils assurent qu’elles le seront. Ils vous diront : « Nous allons continuer à faire des affaires avec eux comme le régime de Kadhafi en faisait de toute façon. » Croire cela est une illusion, bien sûr. Mais la croyance que l’OTAN pourra contrôler la situation de loin, sans troupes au sol, est aussi une illusion. Nombreux sont ceux qui, dans les cercles de l’OTAN, en sont conscients et ont donc conçu des plans pour l’envoi de troupes au sol.

Pour plusieurs raisons, politiques, financières et militaires, il sera cependant très difficile pour l’OTAN d’envoyer des troupes occidentales. La principale raison est que les rebelles eux-mêmes ne veulent pas de troupes étrangères sur le sol libyen et cela a été leur position depuis le premier jour où ils ont demandé de l’aide. Ils ont dit : « Nous voulons une zone d’exclusion aérienne, mais nous ne voulons pas de troupes au sol. » Or sans troupes sur le terrain, l’OTAN va se retrouver avec peu de moyens de pression une fois Kadhafi mis hors course. Ceci parce que le moyen de pression qu’ils détiennent aujourd’hui est principalement dû au fait que leur intervention est indispensable pour la rébellion dans sa guerre contre les forces de Kadhafi, une indispensabilité qu’ils ont bien calculée. Mais une fois cette étape passée, ce moyen de pression va se réduire considérablement, et c’est bien pourquoi ils envisagent des scénarios pour une intervention au sol sous couverture de l’ONU avec des forces de pays arabes et peut-être mêmes africains, étroitement liés aux puissances occidentales, et la Turquie, membre de l’OTAN, au poste de commande. La Turquie est aujourd’hui à la pointe de l’opération de l’OTAN en Libye ; elle entend jouer un rôle majeur dans le pays et obtenir d’importants avantages économiques.

Cela dit, même si l’on suppose que le CNT accepterait un tel scénario de déploiement de troupes étrangères (une hypothèse très peu probable à ce stade, à moins d’une détérioration des conditions chaotiques du pays), ils auraient du mal à en faire admettre l’idée à la rébellion, aux masses de gens qui ont combattu pour la liberté et l’autodétermination. Dans la situation libyenne, il y aura un large fossé entre les plans de l’OTAN et ce que nous allons voir sur le terrain. Ce ne sera pas la première fois que nous verrons un tel écart entre les desseins impérialistes et la réalité. Pensez à l’Afghanistan, pensez à l’Irak. Ce sera encore plus le cas en Libye, en l’absence de troupes occidentales au sol et en présence d’un soulèvement populaire authentique. (Traduction Jacques Radcliff revue par G. Achcar)

Publié par Alencontre le 1 - septembre - 2011

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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