Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Qui renfloue qui ? Faut-il défier le système privé de crédit ?

Jim Stanford est économiste chez les Travailleurs canadiens de l’automobile. Cet article est paru dans The Progressive Economics Forum et une version de ce dernier a été publié dans le Globe and Mail. La traduction est de Diane Dicaire.

La période écoulée depuis 2008 constitue un moment historique qui a permis aux économistes progressistes de tirer le rideau vert entourant le fonctionnement du système bancaire à profit et de l’exposer pour ce qu’il est : [un système qui bénéficie d’]un permis pour imprimer de l’argent, lequel est protégé par le gouvernement et subventionné par le gouvernement.

Le problème est que dès qu’on s’aventure à dire de telles choses, les gens en viennent à la conclusion que vous êtes un genre de cinglé adepte de théories de la conspiration. Il semble insensé d’affirmer que les banques privées ont l’autorisation de créer de l’argent à partir de rien. Comme le disait John Kenneth Galbraith : « Le processus utilisé par les banques pour créer de l’argent est tellement simple que l’esprit en est rebuté. »

(Évidemment ça n’aide pas qu’il y AIT vraiment beaucoup de cinglés conspirationnistes dans le monde, racontant des balivernes telles que l’illégalité de la Réserve fédérale et autres inepties. Notre priorité est de dissocier de tout cela nos critiques plus raisonnées et fondées sur des faits.)

La simple vérité est ceci : les banques privées exercent leur pouvoir de créer de l’argent neuf lorsqu’elles émettent un crédit sous effet de levier. Cependant, elles ont mal utilisé ce pouvoir, favorisant des bulles d’actifs plutôt qu’une accumulation de capital réel et en secouant l’économie par des vagues successives de crédit en va-et-vient perpétuel plutôt qu’en assurant l’offre constante dont nous avons besoin. Toute banque qui fonctionne de cette façon est intrinsèquement vulnérable (même les banques canadiennes), puisqu’aucune banque ne dispose dans ses voûtes de l’argent [physique] nécessaire pour payer tous ses déposants s’ils se pointent tous exigeant du comptant. (Plus précisément, en terminologie moderne, toutes les banques dépendent du système coopératif de liquidités de nuit qui, lorsqu’il n’est pas accessible, entraîne la chute de la banque au cours de la nuit… à la Lehman Brothers.)

La raison pour laquelle les banques plus faibles sont les premières cibles des spéculateurs n’est pas qu’elles sont celles qui risquent le plus de faillir. C’est parce qu’elles sont évidemment celles qu’on doit pourchasser d’abord – et qui sont les plus vulnérables aux « ventes-de-feu », aux rumeurs et tout le reste qui rend le système actuel si incroyablement et improductivement fragile. Si les spéculateurs se tournaient vers n’importe quelle autre banque qui fonctionne à effet de levier (y compris les banques du Canada), elles aussi pourraient faillir. Ce n’est qu’en se retirant des feux de la rampe et en se montrant relativement fortes, que les autres banques espèrent survivre.

C’est comme l’adage que j’ai appris pendant que j’étais en Alaska cet été. Pour survivre à l’attaque d’un ours, il n’est pas nécessaire de courir plus vite que l’ours. Vous n’avez qu’à courir plus vite que la personne avec qui vous marchez ! C’est exactement la même logique qui explique jusqu’à quel point la stabilité dont se targuent nos banques est limitée. Les banques canadiennes ne pourraient pas survivre à une ruée [de déposants] pas plus que les banques grecques. C’est juste que les banques grecques seront happées par l’ours avant les nôtres.

D’exposer ce qu’exactement les banques font, leur pouvoir unique (et lucratif), la fragilité inhérente de tout le système ainsi que le degré d’improductivité dans l’usage de son pouvoir, établit les bases nous permettant d’exiger une approche totalement nouvelle dans la gestion du système de crédit. Au lieu de considérer le crédit en tant que source de profit en soi-même (surtout qu’il n’y a, de toute façon, aucune réelle valeur sociale créée par le secteur financier), nous devrions plutôt le considérer en tant que service : un service dont l’économie a besoin, offert de façon stable et rationnelle, de sorte à assurer la productivité de tout le reste. Un peu comme « ouvrir les lumières » pour toute l’économie.

Je ne crois pas que l’économie de gauche s’est montrée à la hauteur de ce qui nous est demandé en ce moment. Le jargon vide, tel « rassurer les marchés », domine encore le discours en ce qui concerne ce qui est arrivé en Amérique, ce qui se passe en Europe et ce qui se produira ailleurs. Il n’y a pratiquement aucune compréhension de la façon dont fonctionnent les banques, ni comment ou pour qui elles opèrent, seulement une crainte généralisée (et justifiée) quant à ce qui se produira si elles s’effondrent. Nous avons l’obligation d’être plus directs et explicites dans notre dénonciation de la finance privée pour ce qu’elle est et d’exiger des changements (exprimés de façon concrète et non pas utopique) dans la façon dont est utilisé le crédit (soit le pouvoir de créer de l’argent à partir de rien) de sorte qu’il serve au bien plutôt qu’au mal.

À cette fin, ci-dessous, une version un peu plus développée de mon article d’aujourd’hui dans le Globe and Mail relativement à la crise actuelle en Europe et pourquoi il est complètement faux pour les contribuables allemands de se plaindre du renflouement d’une Grèce dépensière. Je suis certain d’être rondement dénoncé pour vouloir ressusciter le « crédit social » ou quelque autre idée de la sorte. C’est un boulot ingrat, mais quelqu’un doit le faire.

***

Les dix-sept gouvernements membres de la zone Euro votent présentement pour un fonds de renflouage plus important et plus puissant, le Fonds européen de stabilité financière (FESF). Les responsables veulent 440 milliards d’Euros dans la cagnotte, et de nouveaux pouvoirs autorisant l’achat d’obligations d’État européennes ainsi que le droit d’investir directement dans les banques. L’objectif est de stimuler la confiance des financiers envers les banques et les obligations de la zone Euro, ce qui se dresserait contre les attaques spéculatives qui ont fait bondir les taux d’intérêt et ont ébranlé la confiance [des marchés]. Tous les pays membres doivent approuver cette expansion ce qui se fera - à moins que certains d’entre eux ne soient suicidaires - vers la mi-octobre.

Toutefois, cette expansion a suscité beaucoup de critiques : « Pourquoi est-ce que les contribuables qui ont suivi les règles doivent-ils dépanner les pays qui ne les ont pas suivies ? » dit-on. Ce ressentiment n’empêchera aucun pays d’approuver ladite expansion (l’Allemagne, pivot du projet, l’a souscrite la semaine dernière). Celle-ci cependant, augmentera les contraintes auxquelles font face les politiciens pour venir à bout de la crise.

La colère du public, quoique compréhensible, ne vise pas la bonne cible : ce ne sont ni la Grèce, ni les autres pays faibles qui sont dépannés. Ce sont les banques qui ont prêté à ces pays. S’il ne s’agissait que de permettre à la Grèce de faire défaut sur ses paiements, cela se serait produit il y a deux ans. C’est la crainte de voir faillir les banques en France, en Allemagne et ailleurs – entraînant le gel du crédit et une dépression continentale – que les responsables cherchent désespérément à prévenir.

Les Allemands, donc, ne sont pas en train de renflouer les Grecs dépensiers. Ils sont en train de renflouer des banques allemandes (et plus précisément, les investisseurs financiers propriétaires de ces banques). Ces banques ont créé du crédit par levier à partir de rien, valant plusieurs fois leur valeur en capital, puis prêté à la Grèce. Maintenant, elles vont faillir lorsque la Grèce (et d’autres) ne pourront rembourser leurs obligations.

Jusqu’ici, l’effort de sauvetage européen consistait à se fendre en quatre pour alléger les craintes – et répondre aux exigences – des propriétaires de richesse financière. On les appelle par euphémisme « les marchés », mais dans les faits, ce sont des êtres humains sensés, des êtres humains qui possèdent de l’argent.

Ces personnes exigent unilatéralement des taux d’intérêts très élevés pour les prêts aux pays endettés. Mais ces coûts d’intérêts croissants, ajoutés aux effets secondaires fiscaux de la récession qui se poursuit, empirent la crise. De façon perverse, plus les coupes sont sévères (les coupes en Grèce, en Irlande et ailleurs sont sans précédent), plus la crise s’accentue. Même le Fonds de sécurité augmenté ne suffira pas à retenir la déferlante spéculative lorsque les « marchés » se retourneront contre le prochain faiblard fiscal.

Les responsables européens doivent aussi rassurer les financiers quant à la solvabilité des banques elles-mêmes, tentant de freiner dès le départ toute attaque qui pourrait rapidement devenir une ruée en bonne et due forme sur les banques (à la Lehman Brothers). Étant donné que les banques ont le droit juridique de multiplier leur capital à plusieurs reprises en émettant autant de nouveaux prêts, toute banque ainsi exposée est vulnérable face à une telle « ruée ». Ce que veulent les responsables européens, c’est que les gouvernements compensent les déficits des banques privées.

Cependant, il n’est pas nécessaire que des contribuables irrités aient à payer la note. Le risque est que des sommes énormes de crédit créées par des entités privées ne disparaissent soudainement. Tout d’abord par un défaut sur la dette souveraine puis, ce qui est beaucoup plus grave, par la faillite des banques. Donc, pourquoi ne pas simplement remplacer ce crédit évanescent privé par un nouveau crédit ? Un crédit qui n’exige pas un sou des contribuables. Il s’agirait tout simplement que les décideurs reprennent en main la gestion du système de crédit lui-même.

En d’autres termes, au lieu de tout faire pour contenter les financiers, les responsables européens devraient remplacer le système privé débiteur-créditeur par un système public de gestion. Le système privé qui a créé tout cet argent et en a prêté beaucoup à la Grèce, sera éventuellement socialisé de deux façons précises.

Tout d’abord, la dette elle-même sera socialisée (vu que les Européens prennent collectivement la responsabilité des obligations d’états membres mal en point). Mais beaucoup plus important, la machine à argent utilisant l’effet de levier et qui a prêté cet argent sans réserve aucune, sera aussi socialisée. Les banques seront « recapitalisées », un euphémisme pour dire qu’on injectera des milliards d’Euros de deniers publics dans le système bancaire pour compenser le capital qui disparaîtra lors des prochains défauts. Ces nouveaux fonds pourraient et devraient être créés par un système bancaire public, par le biais de la Banque centrale européenne (BCE) ; les contribuables ne devraient pas avoir à payer un sou. À date, les responsables financiers européens, ultra-conservateurs, ont rejeté cette idée, préférant les renflouages financés par les gouvernements ; ils bloquent ainsi la pleine socialisation des dettes qui pourrait véritablement résoudre la crise.

Ironiquement, la socialisation de la dette est exactement ce qui s’est produit aux U.S.A., quoique de façon assez contorsionnée. Le gouvernement a assumé la responsabilité d’une quantité massive de dettes privées et a renfloué les banques qui les ont créées. Certains coûts ont été assumés (inutilement) par le gouvernement lui-même. Cependant, une grande partie a été financée par la Réserve fédérale qui, dans les faits, a créé du nouvel argent (comme le font quotidiennement les banques privées) afin de maintenir le système à flot au moyen de « l’assouplissement quantitatif ».

Les rapports fondamentaux de propriété qui sous-tendent tout le système n’ont cependant pas été réformés aux U.S.A. malgré le rôle essentiel qu’a joué l’État dans son propre sauvetage : le système est encore aiguillonné (financé) par les financiers privés, qui encore une fois récoltent en ce moment des fortunes en créant de l’argent à partir de rien et en l’utilisant aux fins les plus lucratives (habituellement en faisant des mises au casino mondial connu sous le nom de marché des « dérivés »). Peut-être que les Européens réussiront-ils mieux que les Américains dans leur demande d’une quid pro quo d’intérêt public pour ce gigantesque sauvetage.

Inévitablement, cependant, le système sera socialisé, parce que le système de crédit privé est maintenant rendu insoutenable. La seule question qui demeure est à savoir dans l’intérêt de qui cette socialisation se fera.

Nous n’avons pas à demander un sou de fonds véritables aux contribuables pour quelque type de renflouage, qu’il s’agisse de pays surendettés ou de banques insolvables. Nous devons trouver une alternative, par un système bancaire public, pour créer un nouveau système de crédit en remplacement du crédit privé qui à l’heure actuelle est au bord du précipice. Voilà une proposition que les Allemands comme les Grecs devraient fêter.

Mots-clés : Edition du 2011-11-01

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