Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Maintenant deux euros…

Quelques leçons de la crise chypriote

Il est temps désormais de tirer les leçons de la crise chypriote. Elle a été importante non pas du fait de la taille du pays – Chypre ne représente que 0,2% du PIB de la zone euro – mais en raison des mesures prises et de leurs conséquences. Elles prouvent que cet Etat membre de l’Union européenne, si petit qu’il soit, a ébranlé la zone euro dans ses profondeurs.

(tiré du site Mémoires des luttes)

Tout d’abord, cette crise a fait sauter le tabou d’une ponction sur les comptes bancaires. Bien entendu, on ne touchera pas aux dépôts de moins de 100 000 euros, en dépit du premier plan de sauvetage approuvé par l’ensemble de l’Eurogroupe (donc en particulier par Chypre et la France). En tout cas, on n’y touchera pas tout de suite… Mais l’idée que Chypre constituait un cas exceptionnel - ce qu’a répété François Hollande le 28 mars à la télévision - est morte et bien morte. Le lendemain, Klaas Knot, membre du Conseil de la Banque centrale européenne (BCE), a ainsi affirmé [1] son accord de principe avec la déclaration très controversée de Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe [2].

Cette nouvelle politique découle directement de la pression allemande. A l’occasion de la crise chypriote, Angela Merkel a redit avec force qu’il n’était pas question que le contribuable allemand continue d’être ponctionné [3]. C’est une position que l’on peut parfaitement comprendre, mais elle porte en elle la fin de la zone euro, et ceci pour deux raisons. D’une part, si l’on peut comprendre que l’on mette à contribution les actionnaires d’une banque, toucher aux déposants est largement contre-productif en raison des effets de panique (le bank run) que cela risque de provoquer. D’autre part, si l’Allemagne ne veut plus payer, et elle devrait débourser de 8% à 10% de son PIB chaque année pour que la zone euro fonctionne [4], cette dernière est condamnée.

Ainsi, cette crise se révèle non pas comme un épisode mineur dans un processus qui serait sous contrôle, comme l’a prétendu François Hollande, mais bien comme un nouveau saut qualitatif, comme l’affirme Paul de Grauwe, économiste à la London Business School [5]. Telle est la deuxième leçon que l’on peut tirer de cette crise. Ce saut qualitatif, dont on aura l’occasion de mesurer les effets sur la Slovénie - qui demandera d’ici quelques semaines l’aide de la « troïka » - a déjà des conséquences sur les deux pays les plus menacés par la nouvelle doctrine germano-bruxelloise : l’Espagne et l’Italie. Il faudra surveiller dans les semaines à venir l’évolution du montant des dépôts dans les banques italiennes.

Ces leçons ne sont pas les seules. On a pu vérifier, du 16 au 29 mars, deux choses importantes. Tout d’abord les contrôles sur les mouvements de capitaux fonctionnent. Certes, ils ne sont pas complètement étanches, mais ils ont évité la panique bancaire à Chypre lors de la réouverture des banques. Cependant, pour être complètement efficaces, ces contrôles doivent être complets : si la fermeture des banques chypriotes n’a pas empêché certains de sortir leur argent, c’est parce que l’on avait omis de fermer les filiales, ou du moins d’interdire à ces dernières toute opération mettant en cause les comptes dans les banques « mères » (Cyprus Popular et Bank of Cyprus). C’est la raison pour laquelle les prélèvements sur les comptes de plus de 100 000 euros seront au minimum de 60 %, et non pas de 30 % comme initialement annoncé. Les contrôles n’ont pas été suffisamment réfléchis en amont, où peut-être a-t-on assisté à des connivences à l’intérieur du système bancaire chypriote [6]. Quoi qu’il en soit, il n’aurait pas été très difficile de procéder à une fermeture des banques qui soit réellement étanche.

Cela veut dire que de telles mesures ne s’improvisent pas. Elles doivent être élaborées par des personnes connaissant les diverses astuces - on dirait en franco-russe les « schémas » - pour tourner ce genre de réglementation. Ceci impose de donner des pouvoirs importants et discrétionnaires à la banque centrale du pays concerné, en particulier celui d’interrompre tous les liens informatiques entre les banques. Comme cette banque centrale nationale constitue un élément clef de la sécurité économique du pays, elle doit donc repasser impérativement sous la tutelle de l’État, fût-ce de manière temporaire. Voilà qui valide, a posteriori, ce que j’avais pu écrire en 2006 sur la nécessité d’un « article 16 économique », permettant au gouvernement de s’exempter des règles normales et des traités signés pour faire respecter le contenu du préambule de la Constitution [7]. J’étais revenu sur ce point dans un document de travail diffusé en avril 2011 et intitulé : “S’il faut sortir de l’euro…“.

Une autre série de leçons se dégage des mesures de sauvegarde prises par la Banque centrale de Chypre, et en particulier la mise en place d’un strict contrôle des changes. Notons, ici encore, que ce retour des contrôles des mouvements de capitaux et du contrôle des changes était prévisible, comme cela avait été dit dans une note précédente [8]. Cela correspond tant à une réalité, comme on a pu le voir dans d’autres pays (Russie, Argentine) [9], qu’à une évolution spectaculaire de la doctrine des organisations internationales, au premier plan desquelles le FMI [10].

L’important ici est que l’on a, sans drame et sans façons, crée deux euros : l’un chypriote, dont la fongibilité est limitée, et l’autre pour le reste de la zone euro. Les concepteurs de ce système ne ce sont pas rendu compte qu’ils administraient ainsi la démonstration que rien ne serait plus facile que de quitter la zone euro. Tous les discours sur les aspects catastrophiques d’une telle décision s’effondrent devant les faits : une fois que l’on aurait accepté de renouer avec une forte « répression financière », la sortie de la monnaie unique ne poserait pas de problème insurmontable.

Comme Alexandre Delaigue l’explique sur le site de France Info : « Comme l’ont remarqué de nombreux commentateurs, depuis que des contrôles des capitaux sont en place à Chypre, si la monnaie chypriote s’appelle toujours l’euro, en pratique, un euro dans une banque chypriote n’est plus équivalent à un euro ailleurs. Les comptes supérieurs à 100 000 euros sont bloqués, les retraits sont limités, ainsi que les capacités de transfert de son argent hors des frontières chypriotes. Tant que ces contrôles sont en place – et on ne sait pas quand ils seront levés – Chypre a une autre devise, dont la parité est officiellement fixée à un euro, comme le dollar des Bahamas par rapport au dollar américain. Ces contrôles lèvent l’un des principaux obstacles avancés jusqu’à présent à la sortie de l’euro d’un pays ; la désorganisation économique qui en résulterait, la nécessité de mettre en place des contrôles de capitaux drastiques pour éviter des sorties de devises le temps du changement de monnaie. Ces contrôles sont en place et une bonne partie des sorties de capitaux a déjà eu lieu. En pratique, il devient donc possible pour le pays de revenir à son ancienne devise, la livre chypriote. [11] »

Tout est dit !


NOTES

[1] “ European Central Bank Governing Council member Klaas Knot said on Friday there was “little wrong” with Eurogroup chair Jeroen Dijsselbloem’s recipe for dealing with future euro zone banking crises”, Reuters, 29 mars 2013. URL :http://www.reuters.com/us-eurozone-cyprus-ecb-knot

[2] Claire Gatinois et Jean-Pierre Stroobants, « Les débuts difficiles de Jeroen Dijsselbloem, rebaptisé “Dijsselbourde”, Le Monde, 27 mars 2013. URL http://www.lemonde.fr/les-debuts-difficiles-de-jeroen-dijsselbloem-rebaptise-dijsselbourde

[3] Mats Persson, « Euro crisis : After the Cyprus bank raid fiasco, Germany is being painted as the EU’s chief villain », The Telegraph, 31 mars 2013. URL :http://www.telegraph.co.uk/Euro-crisis-After-the-Cyprus-bank-raid-fiasco-Germany-is-being-painted-as-the-EUs-chief-villain

[4] Jacques Sapir, “Le coût du fédéralisme dans la zone Euro”, billet publié sur le carnet Russeurope le 10 novembre 2012. URL : http://russeurope.hypotheses.org/453

[5] RTBF, « Chypre : “La zone euro est devenue plus fragile, le risque a augmenté” », 31 mars 2013. URL : http://www.rtbf.be/chypre-la-zone-euro-est-devenue-plus-fragile-le-risque-a-augmente

[6] La Voix de la Russie, « Chypre : la famille du président sort sans préjudice des millions de Laiki Bank », 31 mars 2013. URL : http://french.ruvr.ru/Chypre-la-famille-du-president-sort-sans-prejudice-des-millions-de-Laiki-Bank

[7] Jacques Sapir, « La Crise de l’euro : erreurs et impasses de l’européisme » in Perspectives Républicaines, n°2, juin 2006, pp. 69-84.

[8] Jacques Sapir, “Les contrôles de capitaux : une idée qui fait son chemin”, billet publié sur le carnet Russeurope le 29 janvier 2013. URL : http://russeurope.hypotheses.org/792

[9] B.J. Cohen, “Contrôle des capitaux : pourquoi les gouvernements hésitent-ils ?”, in Revue Économique, vol. 52, n°2, mars 2001, pp. 207-232, p. 228.

[10] J. Ostry et al., « Capital Inflows : The Role of Controls », International Monetary Fund Staff Position Note, Washington (D. C.), FMI, 2010.

[11] Alexandre Delaigue, « Chypre doit-elle quitter la zone euro ? », France-Info, 31 mars 2013. URL : http://blog.francetvinfo.fr/chypre-doit-elle-quitter-la-zone-euro


JACQUES SAPIR

Directeur d’études à l’EHESS et directeur du CEMI-EHESS

Jacques Sapir

directeur d’études à l’EHESS , France

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