Nous en sommes aujourd’hui à trois mois de lutte depuis la première manifestation contre le projet de loi Travail, le 9 mars. Le rapport de forces créé a obligé le gouvernement à quelques reculs par rapport au projet initialement concocté avec le patronat français (le MEDEF). Mais celui-ci reste totalement inacceptable. Ce projet de loi s’inscrit dans la suite de multiples antécédents du même type : accord national interprofessionnel MEDEF [1]1 - CFDT - CFTC - CGC en 2013, loi Macron en 2015. Mais il va plus loin, c’est une remise en cause de fond des droits des travailleuses et travailleurs, articulée autour de différents points qui font système.
Donc, ce qui avait été obtenu par les luttes syndicales, dans de grandes entreprises ou à l’occasion de grèves généralisées, bénéficiait aussi aux salarié-es des entreprises où le rapport de forces est plus favorable aux patrons.
Des grèves, des manifestations et des blocages de l’économie avaient permis la généralisation d’un principe simple :
– le Code du travail prévoyait un ensemble de normes, applicables dans toutes les entreprises et bénéficiant à tous les salarié-es ;
– une convention collective ne pouvait contenir de dispositions plus mauvaises que le Code du travail ;
– même chose pour un accord d’entreprise vis-à-vis de la convention collective.
Depuis une trentaine d’années, plusieurs gouvernements de Droite et de Gauche avaient écorné ce principe mais subsiste ce qu’on appelle « le principe de faveur ». Le projet de loi Travail annule cela ! Pour tout ce qui concerne le temps de travail, c’est entreprise par entreprise que ce serait « négocié » ; en réalité, dans une multitude de cas, parce que le nombre de syndiqué-es ne permet pas de créer une force suffisante face à la direction, ce sera imposé à travers le traditionnel chantage à l’emploi.
C’est la porte ouverte à l’allongement du temps de travail pour le même salaire, à une flexibilité encore plus grande, … et à l’accroissement des profits pour celles et ceux qui vivent de notre travail.
Le projet de loi prévoit aussi de diminuer la rémunération des heures supplémentaires et d’en modifier le calcul pour nous en payer moins. Notre santé serait mise en danger par la suppression des périodicités de visites médicales.
La médecine du travail se trouverait réduite à l’accompagnement d’un permis d’embaucher et de licencier, excluant tout rôle de prévention. Le projet contient aussi des mesures pour faciliter encore plus les licenciements individuels et collectifs.
Cela fait des années que le patronat obtient des mesures dans ce sens au nom de la lutte contre le chômage ! Résultat, il y a aujourd’hui plus de 6 millions de chômeurs et chômeuses en France. Mais 118 milliards de bénéfices pour les seules entreprises du CAC 40, ces deux dernières années.
Ce sont toujours des grèves, des manifestations et des blocages de l’économie qui ont permis le progrès social. Aucune avancée n’est « tombée du ciel ». Toujours, le patronat s’y oppose arguant que « ce n’est pas possible, ça va mettre en péril les entreprises ». Les luttes sociales permettent d’imposer des changements. Il en fut ainsi de l’interdiction du travail des enfants, de la journée de 8 heures, des congés payés, des 40, puis 39, puis 35 heures, de la Sécurité sociale, des Statuts et des Conventions collectives, etc. Ce qui était « impossible », « utopique », « extravagant », devient la Loi ! A l’inverse, dans les périodes où l’organisation collective des salarié-es est plus faible, où les luttes sociales sont plus rares, le patronat impose ses revendications. C’est encore ce qui se joue aujourd’hui. [2]
Le projet de loi Travail du gouvernement français PS/EELV rejoint des textes du même ordre imposés ces dernières années à d’autres peuples européens : des lois Hartz en Allemagne aux contrats 0 heure en Grande-Bretagne, en passant par le Job’s act italien ou les accords Patronat/Commissions ouvrières/UGT qui ont affaiblit la législation du travail dans l’Etat espagnol, il y a une logique ; celle qu’on retrouve aussi dans les « mémorandums » imposés au peuple grec ou dans les innombrables contre-réformes des retraites et de la protection sociale dans toute l’Europe, ou encore dans la loi Peeters en Belgique. Nous parlons ici de l’Europe, mais ces régressions sociales se retrouvent dans d’autres parties du monde.
Cela repose la question de l’internationalisme réel du mouvement ouvrier, et notamment du mouvement syndical. C’est sans aucun doute un des sujets sur lesquels il nous faudrait collectivement travailler plus efficacement, sauf à vouloir nous contenter de commenter les évènements et analyser nos défaites successives2. C’est ce que nous essayons de faire, notamment à travers la construction et le renforcement du Réseau syndical international de solidarité et de luttes [3].
Organisée en seulement quelques jours, la première journée de luttes du 9 mars a été un succès. Des manifestations ont eu lieu dans de très nombreuses villes en France, preuve que le refus de cette loi était ancré profondément dans la population. Nous étions déjà un demi-million de manifestants et manifestantes : cela montre le grand ras-le-bol qui existe dans le pays. D’autres manifestations ou grèves (secteur ferroviaire, retraités, santé-social, etc.) ainsi que les occupations d’universités qui commençaient, montrent déjà une mobilisation sociale importante dans tous le pays.
Sans surprise, gouvernement et patronat ont fait le coup du second projet qui est présenté comme « moins pire que le premier ». Mais … un peu moins pire que très pire, ça reste très mauvais ! L’arnaque patronale et gouvernementale consistait à nous convaincre de comparer ce deuxième texte par rapport au premier … Alors que la seule comparaison utile est entre cette seconde version d’une part, la réalité et nos droits actuels d’autre part. C’est ce qu’expliquaient ensemble, CGT, FO, Solidaires, FSU, UNEF, UNL, FIDL :
[Ce texte] ne répond pas aux aspirations fortes, exprimées par les jeunes, les salarié-e-s et les chômeurs pour l’accès à l’emploi et sa sécurisation. La création d’emplois de qualité ne justifie pas la casse du code du travail mais nécessite un changement de politique économique et sociale. Ce texte continue à diminuer les droits des salarié-e-s et à accroître la précarité, notamment des jeunes. Décentralisation de la négociation collective au niveau de l’entreprise et affaiblissement des conventions collectives de branches, fragilisation des droits individuels acquis, mise en cause des majorations des heures supplémentaires, facilitations des licenciements, affaiblissement de la médecine du travail… sont autant d’exemples de régressions qui demeurent.
Le gouvernement savait pouvoir compter sur la CFDT pour cautionner son projet ; c’est fait depuis mi-mars, cette organisation ayant dès lors cessé toutes critiques pour, au contraire, défendre ardemment le projet de loi. Mais plusieurs collectifs CFDT ont exprimé leur désaccord avec ce soutien à des régressions sociales. Quant au MEDEF, il menaçait la présidente de la CGC de représailles si elle ne soutient pas la casse du Code du travail ! Une méthode qui illustre la crainte que le mouvement social inspire à celles et ceux qui l’emploie. Épilogue : le congrès de la CGC vient de décider un changement d’orientation confédérale, cette organisation réclame dorénavant l’abandon du projet de loi…
En apportant quelques aménagements, en répondant ici ou là à des revendications catégorielles, le gouvernement a joué et continue à jouer la division : entre organisations syndicales dans un premier temps, entre mouvements de jeunesse et syndicats ensuite. Si cela a suffi à satisfaire CFDT, UNSA ou CFTC, pour l’essentiel ces manoeuvres ont échoué : quelques collectifs de base CFDT ou UNSA sont toujours dans la lutte, d’autres syndicats (CNT-SO, CNT, LAB,…) aussi, et le front commun entre CGT - FO - Solidaires -FSU et mouvements de jeunesse demeure. Il continue à réclamer le retrait du projet de loi El Khomri. 3
Dans l’Etat espagnol, en Italie, en Grèce ou en Allemagne par exemple, le syndicalisme institutionnel, affilié à la Confédération Européenne des Syndicats a accompagné ouvertement de nombreuses contre-réformes, a signé plusieurs accords réduisant les droits des travailleurs et des travailleuses ; il n’en n’est pas de même en France où la CGT notamment demeure très présente dans les luttes (son rôle, parfois, dans celles dans celles-ci peut être discuté, mais c’est un autre problème que nous ne développerons pas ici)et ne signe pas au plan national interprofessionnel d’accords de régression social. C’est une différence notable avec le DGB, les Commissions ouvrières, l’UGT, GSEE ou même la CGIL.
De notre point de vue de militant et militante ayant fait le choix de construire et développer le syndicalisme Solidaires, il est évident que ce que porte la CGT, sans parler de FO ou de la FSU, ne nous convient pas sur de nombreux aspects (rapport à l’auto-organisation des travailleurs et travailleuses, rôle du syndicalisme en matière de transformation sociale,…) ; pour autant, nous ne pouvons occulter cette différence avec les situations dans d’autres pays européens ; elle explique, en partie, pourquoi nous n’avons pas le même rapport à l’unité syndicale que nos camarades de la CGT de l’Etat espagnol ou des différents « syndicats de base » italiens, par exemple.
Le coup de bluff du gouvernement n’a pas marché. La tentative de désamorcer le rejet de son projet de loi a échoué, les organisations qui négocient et organisent le recul social n’ont pas convaincu.
– Le gouvernement a tenté de mettre les fonctionnaires de son côté avec une augmentation de 0,6% en 2016 et en 2017 : alors que la dernière augmentation date de 2010, un fonctionnaire payé 1 300 € par mois se verra donc gratifié de 7,80 € de plus à compter de l’année prochaine !
– Dans le secteur privé, les actionnaires continuent de s’enrichir et les patrons ont empoché 50 milliards grâce au « pacte de responsabilité » : c’est moins que le montant annuel de leurs fraudes fiscales !
– Les chômeurs et chômeuses savent bien que ce n’est pas en détruisant les quelques droits de celles et ceux qui ont encore un boulot qu’ils et elles retrouveront du boulot.
– Les retraité-es étaient dans la rue le 10 mars pour leurs revendications spécifiques et participent aux actions interprofessionnelles contre ce projet de loi qui attaque les acquis des générations précédentes.
– La promesse d’une « garantie jeunes » qui n’est pas financée n’a pas trompé les lycéen-nes et les étudiant-es : ils et elles ont répondu par les grèves et occupations de nombreux établissements.
Le mouvement s’est poursuivi, les journées de manifestations se sont succédées, quelques unes (9 mars, 31 mars, 28 avril, 17 ma1, 19 mai, 26 mai) assorties d’appel national unitaire à la grève. 9 mars, 12 mars, 17 mars, 24 mars, 31 mars, 9 avril, 12 avril, 14 avril, 20 avril, 28 avril, 12 mai, 17 mai, 19 mai, 26 mai, … à la question « on continue ? », dès le moi d’avril nous disions : « la réponse est double ; oui, s’il s’agit de poursuivre le mouvement social jusqu’à l’abandon du projet de loi Travail pour ensuite imposer nos revendications ; non, ça n’a pas de sens de continuer ainsi à coup de journées d’action sans lendemain. Il faut préparer et organiser la grève reconductible ; des organisations syndicales nationales (Solidaires, CNT-SO, CNT, des fédérations CGT), de nombreuses structures syndicales interprofessionnelles, des milliers de syndicalistes (notamment autour de l’appel On bloque tout ! [4]), une partie des participants et participantes aux Nuit Debout, ont raison de l’affirmer ! »
On bloque tout !, qui affirme « la seule manière de gagner et de faire plier le gouvernement, c’est de bloquer l’économie. Les travailleurs et les travailleuses doivent en effet prendre leurs affaires en mains dans cette lutte et ne doivent pas s’en remettre à des politiciens ou politiciennes qui n’ont que les élections de 2017 en vue. Et pour bloquer l’économie, ce qu’il faut c’est confirmer l’ancrage de la grève, préparer sa généralisation et sa reconduction partout où c’est possible dans les jours et semaines qui suivront ! Alors nous obtiendrons le retrait du projet de loi El Khomri. Alors nous pourrons préparer la contre-offensive, NOTRE contre-offensive en popularisant des revendications qui permettent de rassembler, sur lesquelles les équipes syndicales pourraient s’engager ensemble, à la base et dans l’unité ». [5]
Cet appel a été lancé par des militants et militantes qui, lors du mouvement social de 2010 avaient contribué aux deux appels « pour la grève générale. Nous n’étions pas en mars 2016 dans le même contexte qu’en septembre 2010, c’est pourquoi il ne s’agit pas d’un appel à la grève générale, mais à la construire. Pointer cette nécessité de construire un mouvement, rappeler que le blocage de l’économie est une arme essentielle pour les travailleurs et les travailleuses, replacer leur action directe au coeur de la stratégie pour gagner quand d’autres jouent sur les illusions électorales, montrer que cette démarche est portée par des collectifs militants de différentes organisations syndicales, voilà quelles étaient les buts essentiels de cet appel. Bien qu’ignoré depuis le début par certains courants, il est signé par plus de 1 500 syndicalistes Solidaires, CGT, CNT-So, FSU, CNT, LAB, CFDT, FO, UTG et plus d’une centaine de structures syndicales (nationales, régionales ou locales, professionnelles ou interprofessionnelles). Citons un extrait d’un de ses communiqués pour illustrer la démarche :
Le mouvement social qui a débuté le 9 mars s’est depuis amplifié et marque les esprits avec plusieurs journées de grèves et de manifestations, des actions symboliques, de nombreux blocages de cibles économiques sans compter la dynamique des Nuits Debout en lien avec la mobilisation. Pour combattre l’action directe des travailleurs et des travailleuses, le gouvernement, le patronat tentent de restreindre le débat aux seuls parlementaires ; nous ne tomberons pas dans ce piège de la démobilisation collective qui serait un aveu d’échec alors que la lutte continue et doit s’amplifier.
Ce mouvement social est aussi marqué par une très forte répression, délibérément mise en oeuvre par le gouvernement pour tenter d’affaiblir notre mobilisation : gazages massifs des cortèges syndicaux, arrestations et condamnations de militant.e.s allant jusqu’à des peines de prison ferme, brutalités policières extrêmement graves… La violence est bel et bien celle de ce gouvernement et de ses forces de l’ordre au service des patrons.
[…] Le mois de mai doit être celui durant lequel le mouvement social prendra toute son ampleur : pour cela nous ferons tout pour que la grève des cheminot.e.s à partir du 18 mai soit aussi celle de la convergence des luttes, à travers une grande journée de grève interprofessionnelle. D’autant que dans la même période, une grève reconductible unitaire est aussi annoncée dans le transport routier.
Parce que ce n’est pas à l’Élysée, ni à Matignon, ni au Palais-Bourbon qu’on obtiendra satisfaction : organisons-nous collectivement et de façon unitaire, faisons grève et reconduisons la, développons les actions de blocage économique et soyons toutes et tous dans la rue le 18 mai pour le retrait total de la loi « travail » ! Nous invitons […] à s’emparer de ces propositions, à les porter dans les intersyndicales locales et les assemblées générales, pour faire de la journée du 18 mai une démonstration de force permettant de reconduire la grève.
« La grève générale ne se décrète pas » : c’est vrai. Mais ça tombe bien, nous n’avons ni besoin, ni envie de décret. Ce qu’il nous faut, ce sont des organisations syndicales qui affirment que la grève reconductible est nécessaire, qui la préparent et l’organisent en donnant aux travailleurs et travailleuses tous les moyens nécessaires à cela. Crier « grève générale, grève générale » alors qu’il n’y a pas grève, ne sert à rien. Y appeler est nécessaire mais insuffisant. C’est un long travail ; il est largement entamé. Dans les entreprises et les localités, beaucoup de syndicalistes s’y emploient ; ils et elles sont à la CGT, à FO, à Solidaires, à la FSU, à la CNT-So, à la CNT, à LAB, il y en a même une poignée à la CFDT ou à l’UNSA. Des jeunes engagés à l’UNEF, l’UNL ou la FIDL y contribuent ; la Coordination nationale étudiante, Solidaires étudiant-e-s ou encore les syndicats CGT et SUD Lycéens défendent cette position. Des collectifs d’intermittents du spectacle s’inscrivent dans cette dynamique. C’est aussi un sujet largement débattu dans beaucoup de rassemblements Nuit debout.
Alors, pourquoi ça ne démarre pas vraiment ? L’absence d’un secteur professionnel moteur pèse. Le secteur ferroviaire à plusieurs reprises, l’Education nationale en 2003, les raffineries en 2010 jouèrent ce rôle. Il y a des grèves reconductibles aujourd’hui en France, souvent dans des entreprises privées, mais elles restent localisées. Après que la fédération CGT ait inventé une grève sectorielle à la SNCF deux jours avant le mouvement interprofessionnel du 28 avril, il eut été possible de rebondir sur cette surprenante décision, en construisant un mouvement reconductible à compter du 26, dans la perspective du 28. Ni la CGT, ni SUD-Rail, ni FO, n’ont voulu, préférant préserver l’unité, dans ce secteur professionnel, avec UNSA et CFDT. La fédération CGT a ensuite annoncé une grève reconductible à partir du 18 mai, avant de transformer cela en une nouvelle grève « carrée », cette fois de 48 heures, les 18 et 19 mai ; et de recommencer les 25 et 26 mai ! Face aux propositions et tentatives de grève reconductible de SUD-Rail et FO, la CGT mettait en avant la nécessité de ne pas se couper de l’UNSA et de la CFDT (qui soutiennent le projet de loi Travail !). [6]
Bilan : lorsqu’enfin un appel à la grève reconductible a été lancé dans le secteur ferroviaire, à compter du 31 mai au soir, la CFDT a abandonné la grève dès le 1er jour, et l’UNSA dès le 2ème ! Au 4 juin, la grève se poursuit à la SNCF, mais dans des conditions difficiles : les collectifs les plus combatifs sont épuisés par les multiples grèves carrées qui ont précédé le mouvement ; la division syndicale n’aide pas ; le gouvernement fait des concessions sur les sujets professionnels pour éviter le renforcement du mouvement interprofessionnel. Incontestablement, une occasion rare a été loupée fin avril puis mi-mai ; sans doute faudra-t-il porter plus d’attention dans le bilan sur cette volonté d’isoler cheminots et cheminotes des autres travailleurs et travailleuses…
En ce début du mois de juin, ce serait une erreur de présenter la situation vis-à-vis de la grève de manière simpliste. La grève à la SNCF est réelle mais, comme nous venons de l’expliquer, moins forte qu’elle ne le fut pour des mouvements similaires dans le passé. Les raffineries sont également en grève, mais c’est un mouvement inégal selon les sites. Les transporteurs routiers, après avoir fait grève vers la fin mai ont cessé le mouvement après avoir obtenu des garanties, essentiellement sur le paiement des heures supplémentaires, pour leur secteur.
D’autres mouvements touchent des centres de traitement des déchets, les ports et docks, les centrales nucléaires, et aussi des entreprises privées de toutes sortes mais souvent sous forme de débrayages plutôt que de grève reconductible.
On ne peut taire le changement de discours perceptible du côté des confédérations FO puis CGT depuis plusieurs jours. Alors que durant des semaines le seul mot d’ordre était « abandon du projet de loi Travail », désormais, nombre d’interventions mettent en avant des « points de blocage » qu’il faudrait traiter avant de possibles « négociations » … Certes, tout ceci en prenant soin de rappeler dans le même temps la demande de retrait du projet de loi. La même contradiction apparente existe quant au mouvement : d’un côté, la CGT contribue très largement à multiplier les actions de « blocage », affichant ainsi une certaine radicalité, mais dans le même temps elle ne met manifestement pas tous ses moyens en branle pour renforcer et généraliser la grève. L’exemple de la RATP est édifiant de ce point de vue : il y a bien un appel à la grève reconductible de la CGT (et de Solidaires) à compter du 2 juin, mais en dehors de quelques sites (où on retrouve souvent des signataires de l’appel On bloque tout !), ailleurs, il ne s’est pas passé grand-chose…
Pour autant, ce serait une erreur de considérer que si la grève ne se généralise pas, c’est seulement « la faute aux confédérations qui trahissent ».
Contrairement à des mouvements passés de ce type, il n’y a pas de secteur où Solidaires apparait comme faisant la preuve qu’une grève massive et longue est possible. Le poids des précédentes défaites sociales pèse, mais aussi, inévitablement, celui d’une insuffisante prise en compte de la dimension interprofessionnelle du syndicalisme. Le mouvement s’enracine bien plus là où il y a des unions locales interprofessionnelles, CGT ou Solidaires, déjà installées dans la réalité sociale de ce territoire.
Craignant de ne pas avoir de majorité sur le texte lui-même, le gouvernement a utilisé une des armes que lui confie la Constitution via l’article 49-3 : pour que le projet de loi ne soit pas validé, il faut que les parlementaires votent une motion de censure, c’est-à-dire qu’ils fassent tomber le gouvernement. Ce sont donc toujours les parlementaires qui décident, mais sans discussion de fond sur le projet de loi, sans amendement et en changeant l’objet du vote. Le gouvernement instrumentalise l’institution républicaine ; il sait que ça peut marcher (voir les votes sur l’Etat d’urgence ou ses précédentes utilisations de cet article 49-3). Ca a marché : il n’y a pas eu suffisamment de députés de Gauche pour déposer leur propre motion de censure (il faut 10% des parlementaires) ; et la plupart ont refusé de voter celle déposée par la Droite.
Malgré le coup de force du recours à l’article 49-3, le processus parlementaire fait que la loi ne sera pas votée avant mi- juillet ; de plus, l’exemple du Contrat Première Embauche, il y a juste 10 ans, nous le rappelle : même votée, une loi peut être abandonnée et jamais appliqué. C’est ce que le mouvement social de 2006 avait permis vis-à-vis de cette loi adoptée sous le un gouvernement de Droite.
Une des nouveautés de ce mouvement, est l’apparition des « Nuit debout ». Trois éléments nous paraissent devoir être retenus à ce propos :
– Tout d’abord, ces rassemblements ne sont pas comparables à ce qu’a été le mouvement des Indignés dans l’Etat espagnol, ils rassemblent beaucoup moins de monde.
– Ensuite, il faut mettre en évidence l’existence de cette dynamique « Nuit debout » dans des centaines de villes à travers tout le pays, donc pas seulement à Paris, Place de la république.
– Enfin, ce mouvement montre qu’il existe un réel besoin de débats, de démocratie, une remise en cause de la démocratie représentative et des institutions de la république bourgeoise.
Mais tout ceci reste inégal : une partie des participants à « Nuit debout » refuse ce qu’ils et elles appellent une politisation, c’est-à-dire une transformation sociale et politique de la société ; à l’inverse, pour d’autres c’est le coeur du problème ; à Paris, il existe une commission Grève générale qui travaille avec des syndicalistes et avec l’Union syndicale Solidaires ; dans les autres villes, ce sont très souvent des syndicalistes (Solidaires ou CGT notamment) qui portent les « Nuit debout ».
Dans le texte intitulé « Solidaires contre le fascisme », on lit « Le Front National, l’extrême-droite, ne sont jamais très à l’aise en période de fort mouvement social et leurs prises de position peuvent alors varier d’un jour à l’autre … En revanche, ils savent bien que chaque défaite du mouvement social, comme chaque lutte non menée, leur ramèneront leur lot de nouveaux électeurs-trices potentiel-les. Comme le disaient déjà l’appel des 250 et Ras l’front5il y a 25 ans, leurs avancées sont faites de nos reculs » […] « La présence et l’activité syndicales au plus près des travailleurs et des travailleuses (quotidiennement sur les lieux de travail), la reconstruction d’un tissu syndical interprofessionnel de proximité sont des actes antifascistes concrets. Cela peut paraitre une banalité, mais nous le répétons, c’est parce que nous mènerons des luttes victorieuses sur le terrain des droits sociaux et économiques que nous pourrons faire reculer durablement le FN ».
L’extrême-droite n’a pas disparu, ce serait une grande naïveté que de penser ainsi. Mais, une fois de plus, elle disparait du paysage dès lors qu’il y a un fort mouvement social, au sens où ce ne sont pas ses sujets de prédilection qui sont au centre des discussions populaires. C’est important.
L’Etat d’urgence se caractérise par une restriction des libertés individuelles et collectives et se traduit par une forte répression des mouvements sociaux. Nous l’avions constaté dès novembre, au moment de la COP 21, avec plusieurs arrestations et assignations à résidence arbitraires. Mais 900 parlementaires sur 906 avaient jugé utile de ne pas voter contre la mise en place de ce régime d’exception !
Dès le début du mouvement, en mars, les jeunes furent particulièrement visé-es : fermetures administratives d’établissements, interventions et violences policières sur les campus universitaires, menaces et sanctions disciplinaires envers des lycéen-nes… A partir des des manifestations du 24 mars, un pas de plus a été franchi : gaz lacrymogènes, matraques, arrestations, etc., systématiquement, la police provoque, les CRS chargent les manifestants et manifestantes. Cela fait écho aux condamnations de syndicalistes, à l’intrusion de forces de police, l’arme au poing, sur des lieux de travail…
La violence et les provocations policières ne cessent de s’amplifier. Dans beaucoup de villes, nous sommes confronté-es à un dispositif policier agressif, cherchant l’incident, attaquant des manifestants et manifestantes à coup de gaz et de matraques, avec des nuées de policiers en civils mêlés aux « troubles » ensuite hypocritement décriés. A Lille, la police a saccagé des locaux syndicaux (CNT), à Rennes elle a perquisitionné ceux de Solidaires. Le 28 avril, le gouvernement franchit une nouvelle étape, avec conférences de presse du ministre de l’intérieur puis du préfet de police de Paris, pour dénoncer « les casseurs » et mettent en gardent les responsables des organisations syndicales organisant des manifestations ! Lors des manifestations du mois de mai, l’Etat poursuit cette même tactique policière 7 24 policiers blessés dit la police : les grands médias relaient. Des dizaines de manifestants blessés disent les manifestants : les mêmes n’en parlent pas. Au soir des manifestations du 28 avril, la meute était lâchée ; tout ce qui ressemblait à un opposant à la loi Travail était sommé de dénoncer publiquement « les violences commises ce jour ». Le ministre de l’Intérieur a convoqué les journalistes pour déplorer que 24 policiers aient été blessés ; mais il se tait chaque jour de l’année, alors que 109 personnes sont blessées au travail, quotidiennement, toutes professions confondues. Le préfet de police de Paris a organisé une conférence de presse parce qu’il y avait un blessé grave parmi les « forces de l’ordre » ; il se tait chaque jour de l’année, à propos des 2 morts au travail que nous connaissons quotidiennement dans le pays. Le Premier ministre a annoncé une forte répression envers ceux qui ne respectent pas la loi républicaine ; il se tait chaque jour de l’année, quand patrons, banquiers, actionnaires et autres profiteurs conchient la république, fraudent par milliards, tuent des travailleurs et des travailleuses.
Le contenu du projet de loi justifie notre opposition résolue ; mais ce mouvement cristallise bien d’autres refus. Les jeunes expriment leur rejet d’un avenir fait de précarité, de pauvreté et d’exclusion ; les chômeurs et chômeuses réclament le respect de leurs droits et de leur dignité ; les retraité-es manifestent une solidarité intergénérationnelle qui s’oppose à la propagande du « chacun pour soi » ; les salarié-es en ont marre de bosser plus pour gagner moins, mais aussi des conditions de travail exécrables, des pressions et des sanctions, du chantage à l’emploi, de la hiérarchie qui impose ses décisions souvent sans connaître le travail réel, etc. Tous, dénoncent l’inanité des promesses politiciennes et l’auto-reconduction de celles et ceux qui se prennent pour une élite ; autant d’éléments qui, d’ailleurs, ont grandement contribué à la banalisation de l’extrême-droite.
Articuler ces deux aspects, le refus de ce projet et les revendications plus larges, est une des responsabilités du mouvement syndical ; du moins du (fort) courant syndical qui ne se satisfait pas d’organiser des actions pour témoigner de désaccords, mais qui entend construire des luttes gagnantes, et par là favoriser la rupture avec les systèmes économique et politique en place.
Un exemple issu de l’actuel projet de loi pourrait d’ailleurs synthétiser cette situation. Répondant aux revendications patronales, le gouvernement entend instituer des référendums pour contourner les refus d’une majorité syndicale d’accepter des accords antisociaux. Il faut combattre cette orientation ; mais comment ? En brandissant, certes à juste titre, le respect du fait syndical ? Au risque de ne pas être compris par nombre de salariés qui ne verront pas pourquoi il serait dangereux de les consulter ? Non. Soyons offensifs et inventifs ! Nous pourrions organiser une vaste campagne syndicale unitaire pour exiger la généralisation de ces référendums dans les entreprises et les services : pour ou contre les licenciements ? Pour des augmentations en sommes uniformes ou en pourcentage ? Pour augmenter les salaires ou les profits des actionnaires ? Pour ou contre des embauches ? Ainsi, tout à la fois, nous combattrons la disposition pro-patronale du projet de loi, nous montrerons que le syndicalisme ne craint pas l’avis des travailleurs et des travailleuses, nous créerons les conditions de débats sur les lieux de travail posant la question de la démocratie en entreprise. A nous syndicalistes de montrer que la démocratie ne peut être questionnée sans s’interroger sur comment le droit de propriété règle la question du pouvoir en entreprise, comment le rôle de l’Etat pèse sur le champ démocratique dans le secteur public… Au-delà, une telle démarche peut se décliner autour de bien d’autres sujets : l’organisation et le temps de travail, la formation, etc.
Partir des revendications concrètes, faire le lien avec les sujets plus généraux, en dégager des perspectives d’ensemble, c’est permettre que de très nombreuses personnes se posent la question d’un changement de société ; plus utilement qu’à travers les programmes élaborés en circuit fermé par des organisations politiques. Encore faut-il se donner les moyens du débat avec la masse des travailleurs et des travailleuses. La grève reconductible permet cela à travers les débats en A.G. de grévistes, mais aussi les nombreuses discussions informelles sur le lieu de travail alors réapproprié, ou les échanges avec d’autres secteurs en lutte, avec les jeunes qui occupent universités et lycées, avec les chômeurs et chômeuses, etc. Nos aspirations démocratiques ne peuvent être déconnectées de la manière dont nous construisons et animons les A.G. Celles-ci doivent correspondre aux collectifs de travail habituels des collègues pour qu’ils et elles s’y expriment naturellement, il ne s’agit pas de les transformer en meetings syndicaux (qui peuvent correspondre à d’autres temps du mouvement).
Et maintenant ?
Depuis le 26 mai, malgré les demandes répétées de Solidaires, l’intersyndicale nationale n’a pas proposé de nouvelle journée nationale de grève et de manifestations avant le 14 juin, date à laquelle est programmée une manifestation nationale à Paris. Pour autant, localement, des initiatives sont prises par les Unions locales interprofessionnelles, souvent unitairement, parfois avec les « Nuit debout », des barrages, des actions de blocage sont mises en place… Les grèves dans divers secteurs professionnels se succèdent, sans que ne se cristallise à travers elles une généralisation de la grève.
Trois mois après son démarrage, le mouvement ne faiblit pas. Malgré les violences policières, malgré l’autoritarisme du gouvernement (y compris vis-à-vis des parlementaires !), malgré la propagande patronale distillée par les médias ou la CFDT… Mais il reste en dessous de ce qui serait nécessaire pour gagner. Plus que jamais, la question de la grève est primordiale : la meilleure façon d’aider les grévistes, c’est de renforcer et étendre la grève !
Le 14 juin, il y a encore eu des manifestations dans de nombreuses villes françaises, et celle de Paris était énorme ; il faut noter la présence de plusieurs délégations internationales, dont des organisations du Réseau syndical international de solidarité et de luttes, qui ont aussi organisé des rassemblements devant les ambassades et consulats, dans divers pays.
Le mouvement continue avec notamment de nouvelles journées nationales de manifestations, les 23 et 28 juin. Tant en matière de provocations et répressions policières, qu’en termes de menaces sur les organisations syndicales, le gouvernement va de plus en plus loin ; il a même tenté d’interdire la manifestation parisienne du 23, soulevant la réprobation, non seulement des organisations syndicales qui organisent la lutte depuis mars mais aussi d’organisations comme la Ligue des Droits de l’Homme ; ainsi, la LDH a annoncé qu’elle appellerait à la manifestation si celle-ci était interdite (bien d’autres organisations ont fait de même). Finalement, à l’issue d’une négociation qui n’était peut être pas nécessaire car, de fait, la manifestation aurait eu lieu, la préfecture de police a accepté un parcours beaucoup plus court que prévu.
Nous arrêtons ici, provisoirement, ce texte ... car il nous faut bien l’arrêter à un moment donné, mais la lutte continue ! En souhaitant que cette contribution permette de mieux faire connaître le mouvement social qui dure depuis plus de trois maintenant en France et qu’il contribue à renforcer nos analyses et actions communes .... Nous vous adressons nos salutations syndicalistes, donc internationalistes !
Texte actualisé au 22 juin 2016