5 septembre 2021 | tiré du site de la revue Contretemps.
La date de la sortie de la nouvelle adaptation du roman de science-fiction à succès Dune, écrit par Frank Herbert en 1965, se rapproche à grands pas. Le film très attendu du réalisateur canadien Denis Villeneuve est aujourd’hui sur les écrans français. Soucieux d’attirer le public, le distributeur du film tente désespérément de le présenter comme un film Marvelesque, tandis que les légions de fans du roman se livrent à un combat spirituel en ligne pour défendre les références de la série comme un « grand art politique ».
Dune est une exploration psychédélique, épique et immersive des luttes de pouvoir et du contrôle social. C’est aussi un livre souvent maladroit et politiquement flou. Il n’est pas très difficile de comprendre comment le roman est devenu follement populaire grâce au bouche-à-oreille au milieu des années 1960. Il fait des emprunts fous à presque toutes les grandes religions, avec une insistance obsessionnelle sur l’expérience intérieure mystique et transcendantale.
Son intrigue est centrée sur de vicieuses luttes impériales pour des parts de marché et de violentes luttes de libération. Pour les premiers adeptes de la contre-culture de Dune, dont beaucoup prenaient en même temps de nouvelles drogues sauvages et avaient une vision romantique des mouvements d’indépendance algériens et vietnamiens, tout en lisant les nouvelles traductions accessibles des Upanishads et du Dao de Jing, cela a dû sembler merveilleusement prémonitoire.
Le fait que la saga soit restée constamment populaire depuis lors, même si elle a été desservie par les adaptations cinématographiques précédentes, suggère que quelque chose en elle nous interpelle encore. Que ce quelque chose soit le cynisme politique, la mythologie du sauveur blanc, le syncrétisme consumériste, le catastrophisme écologique, l’orientalisme lascif ou une combinaison de tout cela dépend de la personne à qui vous vous adressez.
« Les gouvernements mentent »
Les grands-parents et les parents de l’auteur, Frank Herbert, faisaient partie du mouvement socialiste coopératif de l’époque d’Eugene Debs. Herbert lui-même, cependant, rejetait cette orientation politique collectiviste et se reconnaissait dans un individualisme machiste et conservateur. À la trentaine, il travaillait pour une série de politiciens et de candidats républicains et devint de plus en plus antigouvernemental.
Après sa publication, Dune est néanmoins devenu populaire parmi les étudiants hippies de gauche, mais Herbert lui-même n’a jamais eu la moindre sympathie pour ce courant. Pendant l’écriture du roman, il était par exemple influencé par S. I. Hayakawa, un universitaire réactionnaire spécialisé dans la sémantique. Le gouverneur de Californie de l’époque, Ronald Reagan, avait expressément nommé Hayakawa président de l’Université d’État de San Francisco pour briser une grève menée par le Front de Libération du Tiers Monde, le Black Student Union et l’American Federation of Teachers. Hayakawa et Herbert s’entendaient bien et Herbert fut invité à contribuer à affaiblir la grève en organisant des séminaires d’écriture en 1968. Il accepta bien volontiers.
Après le succès de Dune, il travailla comme correspondant de guerre au Vietnam pour le Seattle Post-Intelligencer. En dépit de son opposition ouverte à la guerre, Herbert était un fervent partisan de Richard Nixon. Ce n’était pas aussi étrange que cela puisse paraître : la principale conviction politique d’Herbert était que « les gouvernements mentent ». Il soutenait de manière perverse que les crimes du président étaient utiles dans la mesure où ils convainquaient les Américains de moins faire confiance au gouvernement.
Herbert était peut-être contre la guerre du Vietnam, mais il n’était pas un ami des luttes de libération anticoloniales. Il était préoccupé par la culture et la souffrance des Amérindiens, mais même cela était filtré par ce que sa famille appelait sa conception de lui-même comme un « grand expert blanc ».
Après la publication de Dune, l’idée d’un vengeur indien s’est transformée en une fixation à la Quentin Tarantino ; ses ami(e)s Quileute ont essayé de le persuader qu’il s’agissait d’une mixture blanche qui n’avait aucun lien avec leur culture. Dans l’esprit d’Herbert, cet Indigène, ange de la vengeance, relevait moins d’une question d’égalité radicale que d’un jugement divin sur la décadence de la société et du gouvernement blancs.
Herbert était également effroyablement homophobe, assimilant l’homosexualité à la violence et à l’effondrement de la société. Il faisait la leçon à son fils Brian sur la façon dont « l’énergie homosexuelle réprimée » pouvait être exploitée par les armées à des fins meurtrières. Dans un poème épique non publié, Herbert écrit que
« les homosexuels, les bureaucrates, les tyrans croissent avant chaque chute dans les ténèbres. »
Des allusions à toutes ces opinions sont évidentes dans les romans de Dune. Presque toutes les collectivités de la série sont délirantes, les sauveurs politiques sont de grands méchants déguisés, les peuples indigènes sont une punition divine pour des élites blanches homosexuelles caricaturales. Mais le ton est également glissant. Si certains personnages sont ridiculement didactiques, leurs leçons résistent souvent à une catégorisation idéologique précise, au-delà d’une méfiance à l’égard du gouvernement.
Des fans divisés
Les fans contemporains de Dune sont tristement célèbres pour leur acharnement. Une véritable galerie de canailles s’est entichée du roman tout en faisant une fixation sur différents aspects de l’œuvre.
Elon Musk en tweete des citations à côté de photos de ses fusées SpaceX, sans doute séduit par l’idée d’un avenir où les gens ordinaires prêteront allégeance aux grands hommes riches et à leurs entreprises. Sa compagne, la chanteuse Grimes, de plus en plus conservatrice, a sorti un album conceptuel basé sur le roman (tout est échantillonnage oriental, ruses féminines mystiques et vagues allusions à un ensemble plus vaste).
Le fasciste Richard Spencer recherche publiquement les messages cachés de Dune pour encourager la guerre raciale. Le libertarien Tim Ferris est clairement attiré par sa représentation du gouvernement. Beaucoup de libéraux mous l’aiment aussi. Stephen Colbert est enchanté : il participe aux efforts de promotion du film et admet avoir fantasmé vouloir être Paul Atréides lorsqu’il était adolescent. Lady Gaga, la chanteuse de l’investiture de Biden, aime clairement le Bene Gesserit, faisant référence à l’infâme test de Gom Jabbar du roman dans l’un de ses clips.
Dune a souvent une tonalité réactionnaire, mais le roman possède également aussi un charme étrange : un public ouvert d’esprit (sans être résolument révolutionnaire) l’a toujours trouvé séduisant et, franchement, plutôt amusant. C’est un plaisir coupable pour la gauche la plus radicale, et il n’y a pas de honte à cela. Personne ne souhaite un retour à un réalisme socialiste banal et éculé. Les romans réactionnaires peuvent être tout aussi instructifs, mais certainement pas de la manière dont leurs auteurs l’entendent.
Frank Herbert aurait peut-être voulu que nous regardions ses œuvres en désespérant de l’humanité, mais il est parti depuis longtemps. Pour y voir plus clair, il suffit parfois d’un voyage effrayant dans la vision du monde d’une personne que l’on ne voudrait jamais voir aux commandes.
Par exemple, il n’est pas seulement amusant de vivre l’apocalypse à travers le roman d’horreur surnaturel Les miracles de l’antéchrist de Selma Lagerlöf, dans lequel le faux prophète est un socialiste. Ce livre permet également de comprendre comment la droite capitaliste du XIXe siècle appréhendait le spectre de la lutte des classes en pleine ascension.
Continental Op, de Dashiell Hammett, (écrit juste après son premier contrat en tant que briseur de grève pour l’agence Pinkerton), nous permet d’évoluer dans l’image fantaisiste d’un mercenaire capitaliste sans, espérons-le, succomber au même délire. Le livre d’Herbert fait quelque chose de similaire avec la vision du monde cynique des conservateurs qui allaient construire le néolibéralisme.
« Courage et éthique »
Pour sa part, le réalisateur Denis Villeneuve s’est efforcé de présenter la pertinence contemporaine du film comme étant largement écologique. Il soutient, comme de nombreux fans, que Dune
« agit comme une sorte d’appel à l’action pour que nous changions les choses, en particulier pour la jeunesse… Nous devons changer nos modes de vie. Nous devrons changer notre façon de traiter la nature et le monde et cela demande beaucoup de courage et d’éthique. Je pense que Dune est un appel en faveur de cela. »
Le discours écologique de Villeneuve est un sujet de discussion utile, étant donné que le protagoniste de Dune répond finalement à cet appel en mettant en place un fascisme impérial à l’échelle de la galaxie qui tue des milliards de personnes et en asservit beaucoup plus.
Alors que l’extrême droite devient de plus en plus habile à intégrer la catastrophe climatique dans sa vision du monde et sa pratique politique, la question de savoir comment la gauche répond de manière convaincante à cet appel au changement est le « Que faire ? » de notre époque. Frank Herbert, malgré tous ses défauts, était catégorique : le messianisme, le fascisme et l’impérialisme n’étaient pas la bonne réponse au désastre environnemental. Sur ce point, au moins, la plupart d’entre nous sommes d’accord.
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Cet article est d’abord paru en anglais sur Jacobin, traduit pour Contretemps par Christian Dubucq.
Chris Dite est enseignant et libraire à Melbourne. Il est membre du syndicat Independent Education Union of Australia (IEU) et du syndicat des travailleurs du commerce de détail et de la restauration rapide (RAFFWU).
Illustration : Le palais du Baron Vladimir Harkonnen. Dessin de Hans Ruedi Giger. Extrait du storyboard de l’adaptation cinématographique de Dune par Alejandro Jodorowsky. Alejandro Jodorowsky/Hans Ruedi Giger
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