Édition du 17 décembre 2024

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Québec

Projet de loi 59 sur la radicalisation : Mal protéger pour mieux contrôler la parole publique

La Ligue des droits et libertés s’oppose au projet de loi 59 concernant la prévention et la lutte contre le discours haineux et incitant à la violence

Dans son projet de loi 59 sur la radicalisation, le gouvernement libéral veut interdire le discours haineux et le discours incitant à la violence. Les plaintes à cet égard seraient confiées à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Il s’agit selon les instigateurs du projet de loi d’établir des mesures de prévention et de lutte contre les discours haineux et les discours incitant à la violence afin d’assurer des balises juridiques pour le vivre ensemble. Le texte prévoit aussi d’octroyer un pouvoir d’enquête au ministre de l’Éducation « à l’égard de tout comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des élèves et des étudiants ».

La Ligue des droits et libertés s’oppose au projet de loi 59. Selon nous, ce projet de loi annonce des restrictions importantes à la liberté d’expression alors que le gouvernement ne nous en a pas démontré la nécessité pas plus que les avantages pour notre vie en commun. Vouloir restreindre la liberté d’expression signifie limiter la possibilité de manifester ses opinions, croyances et idées. Or, si impopulaires ou déplaisantes puissent paraitre certaines de celles-ci, une société démocratique digne de ce nom doit les permettre et ne devrait pas empêcher leur expression publique. Nous croyons également que le système de dénonciation que met de l’avant ce projet de loi aura pour effet d’inciter à la délation et nous fera entrer dans une ère du soupçon où la méfiance des uns à l’égard des autres sera la règle et non l’exception.

Rappelons que l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, relié au discours haineux, avec l’adoption de la loi C-304, a été abrogé en juin 2013. En ce sens, le projet de loi 59 irait directement à l’encontre des motivations qui ont présidé à cette abrogation. Le projet de loi 59, s’il était accepté, modifierait de larges pans des législations existantes : le Code civil du Québec, la Charte des droits et libertés, le Code de procédure civile, et la Loi sur les collèges d’enseignement général et professionnel, en plus de la Loi sur l’instruction publique et la Loi sur la protection de la jeunesse. Il ne s’agit donc absolument pas d’une modification cosmétique aux normes juridiques existantes.

S’il est évident qu’un acte violent ne peut être permis sous prétexte de liberté d’expression, un discours violent peut l’être à la condition qu’il n’exhorte pas au crime. Reste à évaluer, et voilà l’objet réel du projet de loi 59, les cas de discours violent haineux, qui incitent à la haine envers les membres d’un « groupe identifiable », lequel est caractérisé par des critères raciaux, religieux, de genre ou d’orientation sexuelle. Il est crucial de bien examiner le sens à donner à des notions comme celles de « discours incitant à la violence » ou « discours haineux » . Qu’est-ce qu’ « inciter à la violence » ? Un discours violent sera-t-il jugé selon sa capacité d’influencer les actes de certaines personnes ? Si tel est le cas, alors il sera extrêmement difficile de démontrer de quelle manière cette influence a été subie.

Imposer de nouvelles normes juridiques ne signifie pas pour autant que nous comprenons bien le sens du mal dont on veut nous protéger. Au contraire, un nouveau projet de loi pourrait au final accroitre plutôt que réduire la confusion générale qui prévaut en ce moment sur des sujets aussi complexes.

Pourtant, les auteurs du projet de loi 59 veulent non seulement sanctionner le discours haineux, mais aussi le discours incitant à la violence. Or, le Code criminel interdit déjà « l’incitation publique à la haine contre un groupe identifiable lors que cette incitation est susceptible d’entraîner une violation de la paix ». Le projet de loi 59 instaure une procédure de dénonciation et entend pénaliser toute entrave à son fonctionnement. Elle attribue un pouvoir d’enquête à la Commission qui aurait aussi la responsabilité d’exiger qu’un discours haineux cesse. En outre, elle confie au Tribunal des droits de la personne de nouvelles responsabilités, comme celle de fixer le montant des amendes applicables en cas d’infraction des nouvelles dispositions de la loi. Ces amendes apparaissent si élevées qu’elles semblent davantage correspondre à la punition qu’à la prévention. En revanche, il apparaît évident qu’elles auront pour effet pervers de décourager l’expression des opinions. Pire encore, cette criminalisation de la liberté d’expression semble ne pas suffire puisque le projet de loi permettrait également la constitution d’une liste de personnes reconnues coupables d’infraction, laquelle serait administrée par la Commission et accessible sur Internet, et ce pour une durée « déterminée », sans qu’on puisse savoir exactement ce que cela signifie.

En outre, dans le contexte de l’exercice du pouvoir d’enquête du ministre de l’Éducation sur tout comportement pouvant raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou morale des étudiants, à l’école ou au cégep, le projet de loi prive de la présomption d’innocence les personnes dont le nom apparaitra sur cette liste, puisqu’il est établi que ces personnes sont réputées avoir un tel comportement.

Comme société, il est tout à fait légitime de vouloir protéger l’ensemble des individus et garantir une égale dignité à chaque personne. Une telle préoccupation ne relève pas d’un caprice : elle est essentielle à l’équilibre social. En revanche, il serait non seulement inutile, mais contraire à l’esprit même de cette notion d’égale dignité de vouloir interdire des opinions qui la remettent en cause. Si nous sommes vraiment en faveur d’une société libre et démocratique, si nous nous opposons vraiment à la haine, au racisme et au sexisme, nous devons faire confiance au dialogue social, tel qu’il est encadré par les lois actuelles qui ont déjà montré leur pertinence et leur utilité. Et peut-être, pour compléter le régime de protection actuel, devrions-nous examiner la portée positive que pourrait avoir l’une des recommandations faites par la CDPDJ, à l’occasion du bilan des 25 ans de la Charte québécoise, qui proposait que la Charte interdise l’incitation publique à la discrimination.

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