Un constat : les banques restent aujourd’hui un impensé de la théorie économique hétérodoxe … et surtout de sa praxis
« Par sa nature ambivalente, le système de crédit tend, d’une part, à développer l’élément moteur de la production capitaliste – l’enrichissement par l’exploitation du travail d’autrui – pour l’ériger en un pur système de jeux et de tripotages, et à restreindre toujours davantage le petit nombre de ceux qui exploitent la richesse sociale ; d’autre part, à constituer la forme de transition vers un nouveau mode de production. C’est précisément cette ambivalence qui confère aux principaux porte-parole du crédit, de Law jusqu’à Isaac Pereire, ce caractère plaisamment hybride d’escrocs et de prophètes. » Karl Marx, Le Capital |2|
Au fond, si l’on s’en tient à l’essentiel, entre le moment où Marx écrivait ces lignes, il y a près d’un siècle et demi, et aujourd’hui, bien peu de choses ont changé. La récente crise de 2007-2008 en a apporté une preuve supplémentaire : la finance reste plus que jamais un casino et si les banquiers peinent à revêtir les habits de prophètes, sauf lorsqu’il est question de malheur, leurs costumes d’escrocs leur vont toujours à ravir. Pourtant, si la pensée économique critique est riche en analyses de crises, pointue en études rétrospectives des bouleversements intervenus ces dernières décennies et prolixe en dénonciations du capitalisme financiarisé, on ne peut que déplorer son indigence et son laconisme quand il s’agit de mettre sur la table des propositions concrètes d’alternatives au système bancaire actuel. Pour paraphraser Heidegger, on pourrait dire que la pensée économique hétérodoxe est « pauvre en monde bancaire alternatif ».
En effet, si la crise de 2007-2008 a suscité une pléthore d’articles, de livres et de témoignages sur le monde de la finance, la quasi-totalité de cette production s’est limitée à constater, décrire, critiquer, et s’est gardée de proposer des réponses d’application pratique ni même de dessiner quelques perspectives solides susceptibles d’en constituer les premiers jalons. Cette carence se retrouve également dans les programmes des partis politiques à la gauche d’une social-démocratie en pleine décomposition, dans les textes des organisations syndicales et dans les analyses des associations porteuses d’une critique sociale. Nous sommes ici confrontés à un impensé de la pensée économique hétérodoxe.
Cette situation est d’autant plus incompréhensible que la crise de 2007-2008 et ses prolongements dans la crise des dettes souveraines ont révélé au grand jour le rôle essentiel joué par la finance et les grandes banques privées ainsi que leur responsabilité dans la mise à mal des économies. La gravité de ces crises se traduisant par les cures d’austérité infligées aux populations a souligné la nécessité de prendre le contrôle des banques et d’en faire un service public sous contrôle citoyen.
Ces dernières années, des organisations telles Attac, la Plateforme des paradis fiscaux et judiciaires ou le CADTM ont contribué à faire la lumière sur le rôle néfaste des pratiques spéculatives des banques privées, et de nombreux livres et articles ont relancé le débat sur la question des banques. Je pense à deux ouvrages en particulier, le livre d’Éric Toussaint, Bancocratie et au Livre noir des banques, co-produit par Attac et Basta |3|. Il y a eu également le texte, « Que faire des banques ? » qui a recueilli une large audience non seulement en France mais aussi au Royaume-Uni et en Espagne, et qui continue aujourd’hui à susciter des réflexions |4|.
Mais cela n’est pas suffisant, il reste encore beaucoup à faire pour arriver à une proposition d’ensemble partagée, cohérente et opérationnelle, c’est-à-dire une proposition prévoyant tout à la fois un plan d’organisation du secteur bancaire et des assurances, les modalités concrètes de sa mise en place ainsi que les mesures pratiques prévues pour remédier aux inévitables tentatives de déstabilisation qu’un tel projet ne manquerait pas de susciter. Ce déficit en matière de propositions se double d’une carence en ce qui concerne les initiatives sur le terrain associant la population pour aller au-delà d’une simple démarche pétitionnaire et engager des actions concrètes. L’exemple des audits citoyens en donne une parfaite illustration.
Créé en France à la fin de l’année 2011, le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (CAC) s’était fixé pour mission de procéder à l’audit de la dette publique nationale, de la dette sociale et des dettes des acteurs publics locaux, en particulier ceux contaminés par les emprunts toxiques. Or, il aura fallu attendre mai 2014 pour que le rapport d’audit sur la dette publique de la France voit enfin le jour |5|. En ce qui me concerne, un an plus tôt, en mai 2013, j’avais publié dans l’urgence un livre à vocation pratique destiné à permettre aux militantes et aux militants des collectifs locaux d’audit citoyen de réaliser l’analyse de la dette de leur collectivité et de leur hôpital public |6|. Dix annexes à la fin de cet ouvrage constituaient autant d’outils pratiques destinés à aider les camarades de ces collectifs à engager leurs investigations et à poser les premiers jalons d’une réappropriation citoyenne de la politique locale. À ce jour, on recense une dizaine d’initiatives d’analyse approfondie de dettes locales menée dans la durée sur la centaine de CAC locaux constitués entre fin 2011 et fin 2012. Citons pour mémoire les travaux des collectifs du CAC 21 à Dijon, du Conseil Populaire 68 pour l’abolition des dettes publiques à Mulhouse, du CAC 67 à Strasbourg, du CAD 69 à Lyon, du CAC de Rouen, enfin les actions de quelques militants à Nice, Châtenay-Malabry, Oullins, Nîmes, Vichy et Lormont. Mais avant de développer notre réflexion, il importe de revenir sur la définition de quelques mots essentiels.
Petit préambule sémantique : étatisation, monopole, nationalisation, socialisation…
« Mais, dans tous les cas, il est toujours préférable de se mettre d’accord sur la chose elle-même, grâce à des définitions, plutôt que sur le nom isolé, sans définition. »
Platon, Sophiste |7|
Politiques, syndicalistes, juristes, tous ont contribué à alimenter le débat autour de ces notions et, au-delà du seul aspect définitionnel, ont aidé à cerner les enjeux dont elles sont porteuses. Partant des définitions proposées par Lucien Laurat, économiste responsable de l’Institut supérieur ouvrier de la CGT, Jean-Louis Robert écrit : « La nationalisation se distingue de l’étatisation en ce qu’elle est appropriation collective par la nation, et que les forces productrices, les consommateurs doivent intervenir dans la gestion de l’entreprise nationalisée au même titre que l’État. Mais, aussi, la nationalisation se distingue de la socialisation qui est « une transgression » du cadre capitaliste. On considère généralement que la collectivisation qui s’accomplit dans le cadre du régime capitaliste est une nationalisation, tandis qu’on réserve le terme de socialisation à la collectivisation qui transgresse la cadre capitaliste et qui est réalisée par les travailleurs organisés exerçant le pouvoir. » |8|
Lors d’un colloque organisé en mai 1984, des historiens et des acteurs de la Résistance échangent sur ces questions. Jean-Jacques Becker rappelle que pour les communistes, « les nationalisations ne sont pas des mesures de caractère socialiste quand elles sont réalisées dans le cadre d’un État capitaliste. » Pour Georges Rougeron (secrétaire du Comité départemental de la Libération de l’Allier et secrétaire de la Fédération socialiste de ce département), « en 1944, le souvenir du Cartel et de 1936 nous a donné le souci de soustraire l’État aux grands intérêts d’argent, il ne fallait pas que le nouveau pouvoir se heurtât aux difficultés qui avaient été celles des expériences précédentes : les nationalisations devaient permettre de casser cette influence dans un objectif immédiat. Dans un objectif un peu plus lointain, la socialisation devait permettre d’établir les prémisses d’une société nouvelle. » |9|
Les réalités que recouvrent les mots sont essentielles. Serge Berstein rappelle un épisode fort instructif sur ces questions de vocabulaire survenu à l’occasion d’une réunion de l’instance dirigeante du parti socialiste : « … au comité directeur du 20 février 1945, Jules Moch |10| demande une correction du procès-verbal de la séance du 6 février qui lui fait évoquer les nationalisations alors que, dit-il, c’est de socialisations qu’il a parlé. En quoi consiste la différence ? Pour les socialistes, elle réside fondamentalement en trois caractères qui permettraient de distinguer les socialisations qu’ils envisagent de certaines formes de nationalisation : les capitalistes seraient éliminés, non seulement de la propriété, mais aussi de la gestion des entreprises ; celles-ci ne donneraient pas naissance à un capitalisme d’État qui ne ferait que substituer un patron à un autre ; la gestion serait démocratique, associant les travailleurs, les techniciens, les représentants des intérêts généraux dans des conseils tripartites jouissant d’une autonomie de gestion. L’entreprise socialisée apparaîtrait ainsi comme le laboratoire de l’émancipation des travailleurs, base de la société nouvelle que rêvent d’édifier les socialistes. » |11|
Le sujet ne laisse pas insensible les juristes. Le JurisClasseur Civil a consacré deux cahiers aux nationalisations en décembre 1948. Le premier article part de la définition donnée indirectement par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui affirme dans son alinéa 9 : « Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Les auteurs complètent cette définition avec celle proposée par Marcel Waline dans son manuel élémentaire de droit administratif où « la nationalisation s’y trouve caractérisée par son but : la volonté d’éliminer d’une entreprise la direction capitaliste. » |12| Comme il est précisé, plus loin, ce transfert de propriété à la collectivité qui s’accompagne de l’éviction de la direction capitaliste est accompli « dans l’intérêt général ». Cette élimination de la direction capitaliste est essentielle pour les auteurs pour qualifier le but de la nationalisation et différencier cette dernière d’une opération de création de monopole d’État dans laquelle « le but poursuivi, d’ordre exclusivement fiscal, étranger à tout anti-capitalisme de principe, ne permet pas d’assimiler les deux opérations. » |13|
Ils prennent bien soin également de distinguer la nationalisation de l’étatisation (la première voit la « collectivité », et non pas nécessairement l’État, prendre en charge l’entreprise), du procédé de l’économie mixte (dans cette dernière le transfert ne porte pas sur la totalité du capital de l’entreprise, et encore moins sur l’entreprise elle-même), et ils relèvent que son but n’a pas nécessairement pour résultat de transformer une entreprise privée en service public (l’entreprise nationalisée pouvant être un service public assuré par le biais d’une entreprise d’économie mixte). |14|
Ce que nous retenons de ces contributions et qui nous confirme dans notre préférence pour la socialisation, c’est que celle-ci est un instrument pour l’édification d’une société nouvelle caractérisée par le rôle actif des travailleurs, la participation de la population à la gestion, la mise en avant de l’intérêt général et du service public et, pour reprendre le propos des rédacteurs du JurisClasseur, un anti-capitalisme de principe.
La socialisation de l’intégralité du secteur bancaire : une nécessaire utopie
« L’utopie n’est pas le rêve, elle est ce qui nous manque dans le monde. »
Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin. Poétique V |71|
Parmi les économistes dits « hétérodoxes », c’est Frédéric Lordon qui a développé la proposition la plus construite et la plus cohérente d’un système bancaire alternatif dans un article publié au tout début de l’année 2009 |72|, repris quelques années plus tard dans un de ses livres |73|, alors que le débat sur la question du renflouement des banques posée dans la foulée de la crise financière de 2007-2008 avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Dès le début de son papier, renvoyant à leurs études les économistes mainstream fraîchement devenus les adeptes de la nationalisation, mais « partielle et temporaire », Lordon confie au lecteur quelques envies de nationalisation « punitive », voire « méchante », « c’est-à-dire permanente, peut-être même confiscatoire un peu sur les bords » |74|. Au-delà des justifications liées à la conjoncture, deux arguments essentiels légitiment à ses yeux la nationalisation du système bancaire.
Tout d’abord, il est indispensable d’assurer la sécurité des encaisses monétaires considérées comme un bien public vital. Selon l’auteur, « Si donc on prend au sérieux que les dépôts, les épargnes et des possibilités minimales de crédit doivent être considérés comme des biens publics vitaux pour la société marchande, il s’en déduit qu’on n’en remet pas la garde à des intérêts privés, à plus forte raison quand ils sont aussi mal éclairés que des banques profondément engagées dans les activités de marchés financiers et sans cesse exposées à leurs tendances déséquilibrantes. » |75|
Le second argument repose sur l’impératif de mettre à l’abri le système bancaire des conséquences d’événements exceptionnels, car « ce sont les événements extrêmes qui décident de la configuration de la structure vitale. » |76|
Lordon préconise « une nationalisation intégrale du crédit, du moins un secteur public très majoritaire » |77|, car – l’exemple du Crédit Lyonnais le démontre – la tutelle publique n’est pas suffisamment puissante pour contenir les dérives qui résultent de la concurrence entre le public et le privé. Dans son approche, Lordon insiste sur la nécessité de lier la question des institutions bancaires à celle de la création monétaire et de rappeler en cette matière les risques inhérents aux deux grands modèles : « le pôle fractionné pur (…) menacé par l’instabilité et la déflation, le pôle centralisé pur (…) exposé au risque permanent de la sur-émission, du surendettement et de l’inflation ». |78| Aussi, au vu de ces risques, Lordon prend soin de souligner que « la nationalisation à grande échelle d’urgence ne devrait être qu’une étape de transition et à terme muter vers une réorganisation des structures monétaires et bancaires, restaurant le compromis centralisation-fractionnement, mais évidemment sous des formes qui ne reconstituent pas le système antérieur, c’est-à-dire sous des formes qui refractionnent le système bancaire mais en redéfinissant radicalement le statut des concessionnaires. » |79|
Cette dernière précision relative aux concessionnaires est capitale car, ainsi que le souligne Lordon, « le point important, appelé à faire véritablement rupture, réside dans la redéfinition de leur statut, et consiste notamment à placer explicitement la concession sous un principe de service public. » |80| Il en découle que « les concessionnaires de l’émission monétaire ne sauraient être des sociétés privées par actions. Ni entités actionnariales privées, ni entités publiques sous le contrôle direct de l’État, les concessionnaires devraient être des organisations sinon non-profitables, du moins à profitabilité encadrée, c’est-à-dire limitée. » |81| Pour ce qui est de la forme juridique à donner à ces entités, Lordon avance l’idée d’« un statut intermédiaire entre les sociétés de capitaux et les établissements publics, et qui ne soit ni de simple association, ni d’ONG, mais un statut sui generis » |82|. La question posée par la finalité de ce statut « tourne autour de l’idée d’un contrôle public mais qui ne serait pas directement étatique, un contrôle public d’une autre nature, (…) un contrôle public local par les parties prenantes : salariés, entreprises, associations, collectivités locales, représentant locaux de l’État, etc. » Cette proposition n’est pas sans rappeler la conception du parti socialiste des années 1940 lorsqu’il revendiquait pour les entreprises socialisées une gestion démocratique associant les travailleurs, les techniciens et les représentants des intérêts généraux dans des conseils tripartites jouissant d’une autonomie de gestion. Lordon préfère discerner dans sa proposition une parenté avec le modèle bancaire mutualiste, même s’il reconnaît de sensibles différences entre les deux.
Lorsqu’il revendique une déprivatisation intégrale du secteur bancaire, Lordon veut attirer notre attention sur le fait que nationalisation et non-privatisation ne signifient pas la même chose. La nationalisation qui voit l’État détenir le contrôle direct de tous les moyens de crédit est porteuse de risques à ses yeux, ce qui lui fait préférer « un système socialisé du crédit ». En résumé, il s’agit dans un premier temps de soustraire le système bancaire des mains et des intérêts privés pour le remettre dans un deuxième temps, non entre les mains de l’État, mais de le confier à « l’ensemble des parties prenantes », dans le cadre de « ce que l’on pourrait appeler un « système socialisé du crédit » |83|.
À côté de Frédéric Lordon, d’autres économistes préconisent la mise sous contrôle des banques. Le 15 septembre 2011, dans un article publié dans Politis, Michel Husson préconisait de « nationaliser les banques européennes » |84|. À l’occasion d’un entretien accordé à L’Humanité, le 30 décembre 2011, Jean-Marie Harribey avançait, parmi quatre propositions, « la socialisation de tout le secteur bancaire avec la mise sous contrôle démocratique de l’institution au sommet qu’est la BCE » |85|. De son côté, dans une contribution à l’atelier « démocratiser l’argent » de l’université d’été d’Attac de 2012, Thierry Brugvin se prononçait pour une socialisation autogestionnaire des banques. |86|
Des organisations portent également la proposition de socialisation de l’intégralité du système bancaire. C’est le cas de l’Union syndicale Solidaires |87| et surtout du syndicat Sud Solidaires BPCE qui en a fait un de ses axes forts depuis de nombreuses années |88|. Le CADTM est également favorable à la socialisation du secteur bancaire ainsi qu’Attac. Dans un texte du 14 septembre 2011 |89|, Attac préconisait « la création d’un secteur bancaire socialisé et démocratisé » et proposait à l’époque « de sauver les banques à la condition qu’elles soient transformées en banques coopératives d’intérêt collectif, SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) en France, « entreprise sociale » dans d’autres pays ». |90| Des partis politiques, tels que le NPA et Lutte Ouvrière préconisent l’expropriation des banques et leur contrôle par la collectivité.
Deux questions dans la question : que faire des banques d’affaires et indemniser ou pas ?
« À l’évidence, la « globalisation » des marchés financiers n’a pas réellement mis un terme au pouvoir de noyaux durs se définissant encore prioritairement au sein de vieux États-nations. Non seulement ces acteurs-phares de la banque et de l’assurance entretiennent des relations suivies avec leurs concurrents locaux (participations croisées et conseillers communs) mais sont également, de surcroît, principalement liés à des géants industriels nationaux. » Geoffrey Geuens, La finance imaginaire |91|
« Le Parti socialiste n’est pas le Parti des rachats, il est le Parti de l’expropriation. (Applaudissements) Il n’a pas à racheter, il a à reprendre, par et pour le prolétariat, ce qui a été volé au prolétariat. » |92|
Jules Guesde, 17 avril 1911.
Le 6 novembre 1945, les socialistes et leurs alliés précisent le détail des secteurs à nationaliser qu’ils avaient définis dans le « manifeste pour le peuple de France », lors de leur congrès national extraordinaire de 1944. Le texte mentionnait les grandes banques de dépôt et d’affaires |93|. Pourtant, les banques d’affaires sont exclues du champ de la loi de nationalisation, suite aux manœuvres d’obstruction de l’appareil d’État et du grand capital. C’est ainsi que le projet de loi de 1945 relatif à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit maintient les banques d’affaires dans le secteur privé, tout en soulignant que celles-ci doivent être soumises à « un contrôle étroit » |94|.
La socialisation de l’intégralité du secteur bancaire, pour nécessaire qu’elle apparaisse, suscite encore des objections. On observe quelque réticence chez certains économistes à intégrer les banques d’affaires dans un service public de la banque. Pourtant, plusieurs arguments plaident en faveur de ce choix. Tout d’abord, aujourd’hui, l’ensemble des métiers bancaires (banque de détail, banque de financement et d’investissement, gestion d’actifs, assurances) sont exercés au sein d’une même structure. Par ailleurs, la vocation des banques dites d’affaires, du moins sur le papier, est le financement de grands projets à réaliser au moyen de montages complexes qui nécessitent une expertise et représentent des sommes très importantes. Une autre appellation de ces banques n’est-elle pas « banques de financement et d’investissement » (BFI) ?
Or, loin de financer l’économie et des projets utiles à la société, ces banques n’ont de cesse de spéculer sur les marchés contre les États (nous avons l’exemple de la spéculation de cette haute finance sur la dette grecque, notamment à travers les manipulations opérées sur le marché des credit default swaps ou CDS), contre les collectivités locales (en leur proposant des emprunts toxiques directement ou en jouant le rôle de banque de contrepartie dans ces montages financiers spéculatifs) et contre les populations en manipulant les cours des matières premières. Ces grandes banques ont été pour l’essentiel à l’origine de la crise financière de 2007-2008 dont elles ont fait supporter le coût faramineux aux populations en bénéficiant de la complicité et du soutien des gouvernements, des institutions et des autorités de contrôle. Ce sont ces mêmes banques que l’on retrouve à la une des faits divers pour leur soutien apporté aux États voyous, leurs relations avec les narcotrafiquants, leurs manipulations de marchés et bien d’autres malversations. Pendant qu’elles se livrent à ces pratiques condamnables, les grands projets utiles à la collectivité ne sont pas financés. La transition écologique, la politique sanitaire, l’éducation, la gestion de l’eau et de l’énergie, sont autant de missions qui doivent revenir dans la sphère des services publics sous contrôle citoyen et bénéficier des financements nécessaires.
Le rôle central des banques d’affaires dans la crise de 2007-2008 et le coût de celle-ci nous conduit au deuxième point que nous souhaitons évoquer, la question de l’indemnisation.
Cette question de l’indemnisation est récurrente. En 1937, dans un article paru dans Le Populaire, Jules Moch préconise d’indemniser en cas de nationalisation, mais en modulant cette indemnité selon que l’on se trouve en présence d’un « modeste épargnant » ou d’une banque. Il préconise d’appliquer en matière de nationalisation les principes de progressivité et de personnalité qui sont la règle en matière fiscale |95|. À la fin de l’année 1944, après la collaboration pratiquée par de larges pans du patronat français, la CGT exige des réquisitions d’établissements au profit de la collectivité nationale et le Parti communiste avance le mot d’ordre : « confiscation des biens des traîtres » |96|, sachant que, comme le souligne Annie Lacroix-Riz, « à partir du moment où un bien est confisqué, il est confié à la gestion ouvrière » |97|. En 1982, la nationalisation des banques donne lieu à une indemnisation. Les actionnaires reçoivent en échange de leurs titres des obligations d’une durée de quinze ans bénéficiant de la garantie totale de l’État.
Au vu du tableau que nous venons de brosser, l’expropriation pure et simple, sans indemnisation, sauf pour des petits porteurs ou certaines institutions ou organismes ayant une mission sociale utile à la collectivité (par exemple des fonds gérant des retraites), relève d’une évidence. En 1944, la collaboration des grands groupes avec l’occupant nazi justifiait l’expropriation, aujourd’hui, ce sont les malversations des banques et leurs pratiques nuisibles pour les populations qui légitiment amplement le refus d’une indemnisation.
Socialisation ou barbarie
« Les crises financières peuvent se comprendre à l’aune de trois catégories inventées par la criminologie nord-américaine au XXe siècle : « crime organisé » (organized crime), « crime en col blanc » (white collar crime), « crime d’entreprise » (corporate crime). » Jean-François Gayraud, La grande fraude |98|
« Les banques ont le devoir de lutter contre le marxisme… Elles sont le rempart du régime capitaliste ; leur fonction est basée sur ce régime et toute disposition législative qui tend à la saper… doit être combattue par elle. En agissant autrement, elles se suicideraient. » |99|
(...)
Mais pour avoir quelque chance de se traduire concrètement la proposition de socialiser les banques doit constituer un projet partagé, cohérent et opérationnel. Cela signifie qu’il faut disposer tout à la fois d’un plan d’organisation du secteur bancaire et des assurances (structure, modes de répartition et d’exercice des pouvoirs de décision) élaboré collectivement et démocratiquement, mais aussi des modalités concrètes de sa mise en place, sans oublier les mesures pratiques prévues pour remédier aux inévitables tentatives de déstabilisation qu’une telle initiative ne manquerait pas de susciter |103|. Mais l’élément essentiel à nos yeux dans la mise en place d’un processus de nationalisation du système bancaire réside dans un soutien populaire permanent. Le pouvoir en place doit s’appuyer en permanence sur le mouvement populaire. Faute de l’avoir fait après la victoire de SYRIZA aux élections de janvier 2015, le gouvernement d’Alexis Tsipras est allé de reculades en reculades pour aboutir à la signature d’un 3e mémorandum calamiteux en août de la même année.
Notes
|1| Journal Officiel de la République française, débats de l’Assemblée nationale constituante, N° 11, lundi 3 décembre 1945, p. 155.
|2| Karl Marx, Le Capital, Livre III, cinquième section, Chapitre XVI, Folio essais, Paris, 2008, p. 1742.
|3| Éric Toussaint, Bancocratie, Aden, Bruxelles, 2014, Attac et Basta, Le livre noir des banques, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2015, ouvrage traduit dans plusieurs langues. On peut également mentionner les titres suivants : Geoffrey Geuens, La finance imaginaire. Anatomie du capitalisme : des « marchés financiers » à l’oligarchie, Aden, Bruxelles, 2011 ; Pascal Canfin, Ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire, Les Petits Matins, Paris, 2012 ; Louis Gill, La crise financière et monétaire mondiale. Endettement, spéculation, austérité, M éditeur, Ville Mont-Royal (Québec), 2012 ; Juan Hdez. Vigueras, El casino que nos govierna. Trampas y juegos financieros a lo claro, clave intelectual, Madrid, 2012 ; Gaël Giraud, Illusion financière, Les éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2013 ; Christian Chavagneux & Thierry Philipponnat, La capture. Où l’on verra comment les intérêts financiers ont pris le pas sur l’intérêt général et comment mettre fin à cette situation, La Découverte, Paris, 2014 ; Anat Admati & Martin Hellwig, The Bankers’New Clothes. What’s Wrong with Banking and What to Do about it, Princeton University Press, Princeton, 2014 ; Claude Simon & Collectif Roosevelt, Stop à la dérive des banques et de la finance, Les éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2014 ; François Morin, L’hydre mondiale. L’oligopole bancaire, Lux, Montréal, 2015, Jézabel Couppey-Soubeyran, Blablabanque. Le discours de l’inaction, Michalon, Paris, 2015 ; Aurore Lalucq & William K. Black, Les Banquiers contre les banques. Le rôle de la criminalité en col blanc dans les crises financières, Charles Léopold Mayer, Paris, 2015 ; Jean-François Gayraud, L’art de la guerre financière, Odile Jacob, Paris, 2016.
|4| Que faire des banques ? Voir à ce sujet les liens : What is to be done with the banks ? et Que podemos hacer con los bancos ?.
|5| http://www.audit-citoyen.org/wp-con...
|6| Patrick Saurin, Les prêts toxiques : une affaire d’État. Comment les banques financent les collectivités locales, Demopolis & CADTM, Paris, 2013. Commander le livre ici (NdE)
|7| Platon, Sophiste, 218c, Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, pp. 1814-1815.
|8| Jean-Louis Robert, in Claire Andrieu, Lucette Le Van et Antoine Prost, Les nationalisations de la Libération. De l’utopie au compromis, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1987, p. 19.
|9| Ibid.
|10| Jules Moch est un socialiste, membre de la SFIO depuis 1924. Il a exercé plusieurs mandats de député entre 1928 et 1967 et a été membre de différents gouvernements entre 1937 et 1958.
|11| Serge Berstein, Les nationalisations de la Libération. De l’utopie au compromis, p. 181.
|12| « Les nationalisations », JurisClasseur Civil, 2e cahier, 12, 1948, p. 1. Le 3e cahier est du même mois et de la même année.
|13| Ibid., p. 2.
|14| Ibid., pp. 2 et 3.
(...)
|72| http://blog.mondediplo.net/2009-01-....
|73| Frédéric Lordon, La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2012. Toutes les citations qui suivent sont tirées de l’article précité de l’auteur et du chapitre 3 de son livre, « Pour un système socialisé du crédit », pp. 121-151.
|74| Ibid., p. 122.
|75| Ibid., p. 131
|76| Ibid., p. 132.
|77| Ibid., p. 134.
|78| Ibid., p. 141.
|79| Ibid., p. 143.
|80| Ibid., p. 143.
|81| Ibid., pp. 143-144.
|82| Ibid., p. 147.
|83| Ibid., p. 148.
|84| http://hussonet.free.fr/natibank.pdf.
|85| https://www.humanite.fr/jean-marie-....
|86| Thierry Brugvin : https://blogs.attac.org/groupe-soci....
|87| Voir les textes du 5e congrès de Solidaires de juin 2011 (le point 4.1 de la Résolution 1) : https://www.solidaires.org/-Actes-
|88| Le projet de Sud Solidaires BPCE est développé notamment dans le texte adopté lors de son congrès de 2012 : https://www.sudbpce.com/wp-content/... et dans une plaquette de ce syndicat publiée en 2014 : https://www.sudbpce.com/wp
content/uploads/2014/12/PLAQUETTE-BANQUES-SUD-BPCE.pdf . Voir également mon article : Socialiser le système bancaire
|89| https://france.attac.org/actus-et-m....
|90| On note une évolution du champ lexical par rapport à une précédente tribune publiée dans Libération du 3 octobre 2008, dans laquelle ses signataires (Dominique Plihon, Jacques Cossart et Jean-Marie Harribey, tous trois membres du Conseil scientifique d’Attac) préconisaient de « construire un pôle financier public » et des « nationalisations bancaires », et n’avaient pas utilisé le mot « socialisation ». (http://www.liberation.fr/futurs/200....)
|91| Geoffrey Geuens, La finance imaginaire. Anatomie du capitalisme : des « marchés financiers » à l’oligarchie, Aden, Bruxelles, 2011, pp. 136-137.
|92| Jules Guesde, intervention au congrès de Saint-Quentin de la SFIO le 17 avril 1911, citation accessible par le lien : https://bataillesocialiste.wordpres....
|93| Serge Berstein, in Les nationalisations de la Libération, pp. 180 et suivantes.
|94| Projet de loi de 1945 relatif à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit, p. 5 et 10, archives de la Banque de France, bordereau 1180200501, boîte 5.
|95| Jules Moch, « Nationalisations avec indemnisations personnelles », Le Populaire, 1937, archives de la Banque de France (Bordereau 106 4199 101, boîte 1.
|96| Antoine Prost, in Les nationalisations de la Libération, p. 90.
|97| Annie Lacroix-Riz, in Les nationalisations de la Libération, p. 116.
|98| Jean-François Gayraud, La grande fraude. Crime, subprime et crises financières, Odile Jacob, Paris, 2011, p. 21.
|99| Cette citation est extraite d’un document d’archives conservé à la Banque de France (Bordereau 118 0200 501, boîte 5) intitulé « Proposition de résolution tendant à inviter le gouvernement à réaliser la socialisation du crédit ». Le texte ne comporte pas de date et porte en haut de la première page l’inscription manuscrite « Projet Socialiste ». Le texte signale que la citation est extraite d’un ouvrage d’un directeur d’une banque privée, mais ni le nom de ce dernier ni le titre du livre ne sont mentionnés.
|100| Les résultats de cette enquête ainsi qu’une analyse ont été publiés dans la revue 60 millions de consommateurs (novembre 2017 – N° 531, pp. 14-19).
|101| Ibid., pp. 14 et 17.
|102| La Banque Postale est une société anonyme à conseil d’administration. La loi du 9 février 2010 dispose que le Groupe La Poste détient la totalité du capital et des droits de vote de la Banque Postale, à l’exception de 8 actions entre les mains des administrateurs (représentant moins de 0,01 % du capital). Le Groupe La Poste est de son côté détenu par l’État (73,68 %) et la Caisse des dépôts et consignations (26,32 %).
|103| Le projet de loi de nationalisation des banques, qui a donné lieu à la première loi de nationalisation du 2 décembre 1945, a été préparé dans le plus grand secret. Claire Andrieu rappelle les conditions de son vote : « C’est en effet par peur d’un mouvement de panique « qui aurait même pu être organisé » (l’auteure cite le ministre des Finances, René Pleven) chez les déposants, que le gouvernement avait demandé à l’Assemblée d’adopter une « procédure exceptionnelle pour l’examen des projets de loi urgents, en remettant en vigueur un procédé qui avait été utilisé pendant la crise financière de 1926. Par crainte aussi de la spéculation boursière, le projet de loi fut déposé un vendredi soir après la fermeture de la Bourse et, avant même qu’il fut distribué et donc connu des députés, l’Assemblée vota la mise en application de la procédure exceptionnelle, de façon à terminer ses travaux avant la réouverture du marché le lundi suivant. Dans le même esprit, la loi votée fut transmise sur-le-champ au Journal officiel qui la publia dès le lendemain 3 décembre. » (Claire Andrieu, Les nationalisations de la Libération, p. 311).
Auteur.e
Patrick Saurin a été pendant plus de dix ans chargé de clientèle auprès des collectivités publiques au sein des Caisses d’Épargne. Il est porte-parole de Sud Solidaires BPCE, membre du CAC et du CADTM France. Il est l’auteur du livre « Les prêts toxiques : Une affaire d’état ». Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce, créée le 4 avril 2015.
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