Une campagne stratégique de type conflictuel
Anna K. part de l’idée que le premier volet de la campagne étudiante Bloquons la hausse, a été mené selon les règles de l’art d’une campagne dite « stratégique », ayant pour but de « contraindre les autorités à répondre positivement à une revendication, chose qu’elles n’auraient pas faite autrement ». D’où les choix judicieux effectués par les étudiants autour d’« une seule revendication stratégique » (le gel des droits) , accompagnée de « cibles précises et personnalisées, d’alliances fortes, d’une gradation des moyens de pression, jusqu’à la grève et la perturbation économique ». D’où aussi cette idée d’une stratégie de type « conflictuel » ; « c’est-à-dire, que le conflit informe toutes les analyses et actions et ce, à toutes les étapes d’une campagne ». D’où selon elle, le bilan somme toute positif de cette première partie de la lutte étudiante qui aurait su ainsi privilégier la lutte au détriment de la négociation, se gardant bien au passage de voir le PQ comme un allié de quelque sorte que ce soit.
Les choses auraient cependant moins bien tourné lors du 2ième volet de la campagne étudiante se terminant avec le sommet. Et cela, non pas parce que les étudiants –comme j’ai pu l’écrire—n’ont pas su rester unis, mais parce que les organisations étudiantes se sont laissées entrainer, soit vers des revendications annexes (entre autres la question du financement des universités), soit vers des revendications inatteignables « dans le contexte actuel d’austérité, avec un gouvernement néolibéral à la barre (libéral ou péquiste !). D’où la conclusion d’Anna K. : « la gratuité était impossible alors que si, le gel l’était ».
Tel est je crois résumé l’argumentaire d’Anna K. qui ajoute –nuance importante—que « ce type d’appel à l’unité (…) est difficilement applicable dans le contexte actuel. Dans les pays surdéveloppés comme le nôtre, écrit-elle, « les mouvements sociaux contemporains les plus inspirants, les plus dérangeants — les Indignés, Occupy, Idle No More et le Printemps Érable – ne fonctionnent pas selon les anciennes règles du jeu, ceux des mouvements sociaux des courants dominants, avec leurs structures rigides et leurs campagnes structurées ». D’où d’ailleurs sa préférence pour le mot d’ordre « diversité des tactiques », tel qu’il a pu être pratiqué notamment lors du sommet des Amériques en 2001.
La question de l’unité
Que penser d’un tel raisonnement ? En fait, si comme militant on veut y voir clair, il faut toujours relier les problèmes de tactique ou de stratégie (faut-il être unitaire, faut-il prôner la diversité des tactiques ?, etc.) aux grands paramètres de la situation sociale et politique dans laquelle nous nous trouvons. Il n’y a pas de véritable stratégie sans cela, à moins d’imaginer que la stratégie ou la tactique politique se réduise à une série de trucs, à une sorte de boite à outils pensée clefs en main, valable en tous temps et lieux.
En ce sens, mettre aujourd’hui l’accent en termes stratégiques sur la question de l’unité, c’est se rappeler que nous vivons une période historique tout à fait particulière. Une période dans laquelle on se trouve non seulement en face d’adversaires puissants (les marchés financiers et les gouvernements qui les servent), mais aussi en compagnie d’alliés ou de potentiels alliés qui ne sont pas toujours spontanément à nos côtés (la pluralité des mouvements sociaux, anciens comme nouveaux, etc.). Et cela, parce que nos adversaires sont devenus si puissants qu’ils ont pu gagner une véritable hégémonie politique et culturelle sur de larges secteurs de la population, les ayant vaille que vaille ralliés à une partie de leur projet. Par exemple en ce qui concerne l’éducation, en faisant imaginer à beaucoup d’entre nous que la gratuité scolaire est une chimère, ou encore que le principe de l’utilisateur payeur ressort de l’évidence, ou encore que c’est une bonne chose que le savoir puisse être un bien marchand, etc.
Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons, depuis qu’à partir des années 80 le capitalisme néolibéral s’est re-déployé partout à travers le monde, et que parallèlement se sont effondrées ou "décrédibilisées" les traditionnelles oppositions sociales et politiques qu’on pouvait lui connaître (communisme, social-démocratie, national-populisme). Résultats : on a depuis toutes les peines du monde à gagner de véritables victoires contre l’envahissement grandissant du néolibéralisme, nous contentant au mieux d’en émousser les aspects les plus odieux.
L’unité, mais pas seulement dans la rue
L’appel à l’unité dans la lutte dont j’ai pu me faire l’écho [1]-> tire sa raison d’être de cet état de choses. Ce qui explique aussi que cet appel unitaire doit pouvoir se répercuter dans tous les espaces possibles : être pensé non seulement dans la rue ou lors de conflits sociaux aigus, mais aussi dans les espaces institutionnels où –à la manière d’un possible débouché— des tentatives de négociation peuvent parallèlement prendre forme.
ll faut cependant rappeler que ces deux dimensions de la confrontation ne doivent pas être séparées l’une de l’autre, ni non plus être présentées, de manière manichéenne, comme étant toujours à l’opposé l’une de l’autre. Au contraire il faut pouvoir –contrairement à ce qui se passe il est vrai dans certaines traditions syndicales— imaginer une négociation qui aide à la lutte, lui permette de durer, soit vivifiée par elle. Et cela, à la manière de ces guerres de mouvement ou de position qui ne sont rien d’autres que des moments différenciés d’une même lutte générale. Pourquoi cela ? Parce que justement le pouvoir hégémonique auquel on est confronté se trouve partout présent (dans la rue, comme au Parlement ou à la table de négo), et qu’il faut chercher à lui opposer un contre pouvoir hégémonique qui parvienne, lui aussi, à se glisser partout.
En ce sens là Anna K. a tort, me semble-t-il, d’opposer comme elle le fait « stratégie conflictuelle » et « stratégie de la négociation ». L’une doit aller avec l’autre, parce qu’autrement on laisse une place vide au pouvoir hégémonique qui l’utilisera en fonction de ses propres intérêts. C’est d’ailleurs ce que n’ont pas fait les étudiants lors de la première phase du conflit (jusqu’au moment du déclenchement des élections) : ils sont allés négocier, mais de manière telle qu’ils n’ont pas perdu leur rapport de force. Au contraire ils l’ont accru, ayant été capables d’intervenir dans les deux lieux en même temps, et cela grâce à la force, la détermination ainsi qu’au type d’organisation propre à l’ASSE [2]. Par contre c’est ce que la nouvelle équipe dirigeante de l’ASSE n’a pas pu ou voulu continuer à faire lors de la 2ième phase à partir du déclenchement des élections, en particulier à l’occasion du sommet sur l’enseignement supérieur.
Aller au-delà de la diversité des tactiques
Il est vrai qu’Anna K. semble affirmer que la difficulté de s’unir —notamment à la table de négociation— proviendrait du fait qu’à notre époque se seraient développés de nouveaux mouvements sociaux plus radicaux dont les formes d’intervention et d’organisation (en réseau, souples et mobiles, inventives, etc.) convieraient plutôt à avoir recours au mot d’ordre de « la diversité des tactiques ».
Mais là encore il faut, me semble-t-il, pouvoir aller plus loin et mettre les choses en perspective. L’hégémonie néolibérale dont nous avons parlé, ne se caractérise pas seulement par le déploiement à partir du début des années 80 du capitalisme néolibéral à une échelle inégalée, il se caractérise aussi par une crise des oppositions tant sociales que politiques à ce système. Crise qui tout en semant d’un côté désorientation, cynisme et découragement au sein de larges majorités, voit d’un autre côté émerger de manière prometteuse de nouveaux mouvements sociaux, à la fois massifs et dynamiques— comme ceux par exemple des Indignés, de Idle no More, ou encore des étudiants chiliens ou québécois.
Mais ceux-ci sont d’abord et avant tout des mouvements sociaux –c’est-à-dire constitués autour d’une revendications sociale spécifique (l’éducation, la question autochtone, la crise financière, etc.). Et ils n’ont pas donné l’impression de vouloir déboucher sur (ou se transformer en) une alternative politique globale. Ils n’ont pas pris non plus la place des mouvements sociaux plus traditionnels et réformistes, mais se sont simplement développés à leur côté ou dans leur dos, cherchant au passage, plus souvent qu’autrement, à les rallier à leur cause.
Aussi si le mot d’ordre « diversité des tactiques » permet de leur faire une place dans ce vaste arc-en-ciel de forces sociales et politiques contemporaines, il ne résout aucunement la question de leur unité stratégique ni non plus celle de leur dimension proprement politique. Car ce n’est que par le biais de la reconstitution d’une force politique digne de ce nom – une force socio-politique alternative et intervenante transcendant les particularités des divers mouvements sociaux et parvenant à durer dans le temps— que l’on pourra songer –réalistement—à faire échec aux menées néolibérales tout azimuth d’aujourd’hui.
Rupture démocratique et action sociopolitique unificatrice
D’où d’ailleurs cette idée de « rupture démocratique » qui m’est chère et qui me semble bien décrire ce qui se passe aux « temps présents » [3] quand un mouvement social ou politique parvient à marquer de véritables points à l’encontre du néolibéralisme. Il suffit de se rappeler du Printemps Érable 2012, de ses formes d’organisation particulièrement démocratiques et créatrices (l’assemblée générale souveraine, les porte-paroles révocables, etc.), mais aussi et surtout de sa capacité à maintenir dans une lutte se radicalisant peu à peu, un vaste front de forces pluralistes, élargissant le cercle de ses supporters bien au-delà du monde de l’éducation, notamment lors des manifestations des casseroles.
Comme si en cette ère de néolibéralisme conquérant, la rupture ne pouvait devenir effective que si elle se donnait en même temps sur le mode le plus large et démocratique qui soit. En sachant cependant que pour perdurer, cette rupture doit être pensée en même temps à travers l’action socio-politique unificatrice. Car seule cette dernière permet de maintenir et d’élargir la rupture dans la durée, et surtout de répondre pied à pied aux stratégies unifiées de l’adversaire.
Or c’est ce qui a manqué au mouvement étudiant, particulièrement lorsque le gouvernement Charest, en appelant à des élections, a décidé de déplacer la lutte sur le terrain électoral : crise de la représentation politique oblige, le mouvement étudiant ne disposait pas de relais politique unifié [4], par exemple d’un parti ou d’un mouvement agissant aussi sur la scène politique institutionnelle, à travers lequel il aurait pu poursuivre la lutte de manière unitaire et maintenir ainsi les acquis des luttes menées dans la rue.
Cela lui aurait permis peut-être, en pensant ainsi la lutte à travers sa dimension stratégique, de ne pas opposer stérilement –comme le fait Anna K.— gel et gratuité. Mais au contraire de réaliser qu’en gagnant le gel, on se donnait les moyens –dans les faits—d’être mieux placés pour ensuite avancer vers la gratuité. Mais cela impliquait de ne pas vouer aux gémonies l’action politique, comme le fait Anna K. sur la base de ses a priori libertaires, mais au contraire d’imaginer qu’on pourrait développer des formes d’action politiques traversées de part en part par l’impératif démocratique.
N’est-ce pas aussi ce à quoi nous appellent tous ceux et celles qui souhaiteraient voir perdurer la force émancipatrice du Printemps Érable ?
Pierre Mouterde
Sociologue essayiste
Dernier ouvrage : Hugo Chavez et la révolution bolivarienne, Promesses et défis d’un processus de changements social, Montréal, M éditeur, 2012