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Économie

Plongée dans la complexité des inégalités mondiales

Les éditions La Découverte publient la traduction française de l’ouvrage d’un des plus grands spécialistes des inégalités, Branko Milanović. Un texte dense et riche, nécessaire à la compréhension d’un des sujets les plus brûlants du moment.

8 février 2019 | tiré de mediapart.fr

Si l’on devait définir la principale fonction d’un ministre de l’économie, ce serait de donner le sens du vent, de saisir l’air du temps. Non pas tant par ses actes, du reste, que par ses paroles. Bruno Le Maire est, de ce point de vue, un magnifique exemple et un bon baromètre de ce qui est à la mode en économie. Celui qui, pendant sa campagne de la primaire de droite, et au début de sa présence à Bercy, n’avait que la compétitivité à la bouche, celui qui, à l’été 2017, haussait les épaules lorsque l’on évoquait les effets redistributifs négatifs de la politique du gouvernement, celui qui refuse toujours de rétablir l’ISF ou de modifier l’impôt sur les successions, a formé un vœu « pour le capitalisme » le 28 janvier dernier : « Je souhaite que nous construisions un capitalisme nouveau, capable de lutter contre les inégalités. »

La « courbe de l’éléphant », sa signification et ses limites

Laissons Bruno Le Maire dans son bureau de Bercy, mais ses propos nous confirment au moins que, désormais, la question des inégalités est au cœur du débat économique. Ce phénomène est relativement récent et il est devenu réellement central avec la grande crise entamée en 2007. Parmi ceux qui, auparavant, ont contribué à faire émerger ce problème, on trouve Branko Milanović, formé en Yougoslavie et économiste en chef de la Banque mondiale de 1994 à 2001. Son dernier ouvrage, publié en anglais en 2016, paraît le 7 février dans sa traduction française aux éditions La Découverte, sous le titre Inégalités mondiales – Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances.

L’apport principal de Branko Milanović à la question des inégalités est d’avoir tenté de quantifier les inégalités mondiales au niveau des ménages. De ce travail est ressorti un graphique qui est devenu un symbole, et qui est d’ailleurs en couverture de cette version française : celui de « l’éléphant ». De quoi s’agit-il ? Pour apprécier l’impact de la mondialisation sur les inégalités, l’auteur évalue, pour chaque fraction de la population classée par niveau relatif de revenus (des 1 % les plus pauvres aux 1 % les plus riches), la croissance de ces revenus entre 1988 et 2011. Et l’on constate alors que la courbe obtenue ressemble à un éléphant à la trompe relevée.

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Cette courbe se lit de cette façon : les perdants de la période de mondialisation sont ceux qui sont entre le 75e et le 90e centile de revenus, c’est-à-dire ceux qui ont des revenus compris entre les 10 % et les 25 % les plus élevés. Ces perdants ont vu leurs revenus croître très faiblement, voire stagner au cours de ces vingt dernières années. Ils représentent la classe moyenne et la classe la moins aisée des pays avancés. On l’oublie souvent, mais les travaux de Milanović montrent aussi que les 10 % les plus pauvres sont également les grands oubliés de la croissance de la mondialisation, même si leur situation relative s’est un peu plus améliorée que celle des ménages décrits précédemment.

Les grands gagnants sont ceux dont les revenus sont compris entre le 40e et le 60e décile, donc ceux dont les revenus sont compris entre les 40 % et les 60 % les plus élevés. Ces gagnants représentent ce que Branko Milanović appelle la « classe moyenne émergente », issue des pays asiatiques en forte croissance comme la Chine, l’Indonésie, le Vietnam ou l’Inde. Mais il y a d’autres grands gagnants : les 1 % les plus riches, la « trompe relevée », qui voient leurs revenus progresser presque autant que cette classe moyenne.

Cette « courbe de l’éléphant », qui est le premier graphique de l’ouvrage, est devenue mythique parce qu’elle illustre parfaitement les effets de la nouvelle organisation économique mondiale : le transfert de la production de biens vers la zone asiatique a renforcé le milieu de la répartition des revenus mondiaux en affaiblissant le dernier quart, issu de pays qui ont transféré cette production. Mais les très fortunés ont échappé à cette règle par deux biais, notamment en raison de la financiarisation de l’économie.

Cette courbe ne saurait cependant résumer le propos de Branko Milanović. Car si la classe moyenne émergente a vu sa situation s’améliorer, les grands gagnants en termes absolus sont bien évidemment les 1 % les plus riches, qui regroupent à la fois les plus riches des pays avancés et les « nouveaux riches » des émergents. « La croissance a été bien plus concentrée qu’auparavant sur les super-riches », explique l’auteur. En 2010, 15,7 % du revenu disponible mondial revient à ce pour cent. Mais Branko Milanović signale que, compte tenu du « patrimoine caché » et de la sous-estimation chronique des revenus de ces très riches grâce aux paradis fiscaux, la réalité pourrait être encore plus inégalitaire et ce pour cent pourrait, in fine, recevoir jusqu’à 29 % des revenus mondiaux. Cela supposerait un éléphant avec une trompe beaucoup plus relevée et un dos moins élevé.

Et, comme le souligne l’auteur, plus les revenus sont hauts, plus la concentration de richesse est élevée. Ceux qu’il appelle les « vrais ploutocrates mondiaux », les 1 426 milliardaires (soit approximativement 0,000002 % de la population mondiale) recensés par Forbes, pourraient ainsi concentrer 2 % des richesses mondiales. Leur poids en termes de richesse est donc un million de fois supérieur à leur poids réel dans la population. Et, entre 1987 et 2013, leur richesse a progressé deux fois plus vite que le PIB mondial.

Les inégalités mondiales et les migrations

Aujourd’hui, au niveau mondial, la question des inégalités est donc très complexe et l’ouvrage ne tente pas de minimiser cela. D’une part, on assiste à une baisse globale des inégalités, ce qui est néanmoins un phénomène d’abord asiatique s’expliquant par le poids de l’Inde et de la Chine dans la population mondiale. Mais d’autre part, cette réduction générale des inégalités tranche avec leur creusement au niveau national, qui se retrouve dans cette insolente richesse des plus riches. Le rôle des inégalités nationales reste cependant « secondaire » pour l’instant, car, comme l’explique Branko Milanović, les inégalités entre pays demeurent beaucoup plus élevées que les inégalités à l’intérieur des pays. En d’autres termes, les inégalités selon le lieu restent beaucoup plus fortes que les inégalités selon la classe, qui étaient le phénomène dominant au début du XIXe siècle.

Concrètement, ce phénomène se traduit par l’existence d’une « prime de citoyenneté » : selon le lieu de naissance, on se situe à un endroit précis de la distribution mondiale des revenus. Branko Milanović quantifie cette prime en prenant comme référence le pays le plus pauvre du monde, la République démocratique du Congo (RDC). La prime de citoyenneté des États-Unis est de 9 200 % en moyenne et de 7 100 % pour la Suède. Cette prime existe à tous les niveaux de la distribution des revenus : pour les 10 % les plus pauvres, elle est même de 10 400 % pour la Suède ; pour les 10 % les plus riches, elle reste de 4 600 %. Ces chiffres colossaux montrent que les inégalités mondiales demeurent des inégalités géographiques. Certes, le phénomène tend à se réduire depuis les années 1970, mais il demeure très important d’un point de vue historique. Si la tendance actuelle se poursuit, alors les inégalités de lieux devraient avoir tendance à se réduire et ce seront alors les inégalités de classes qui reprendront de l’importance.

On en est cependant encore loin. Et naturellement, cette prime de citoyenneté alimente les migrations internationales. « Les habitants des pays pauvres ont la possibilité de doubler, tripler ou décupler leur revenu réel en partant dans un pays riche », explique Branko Milanović. Aujourd’hui, on pourrait se situer au comble des tensions induites par cette situation. Lorsque les écarts de revenus sont immenses et qu’une partie notable de la population mondiale vit dans la pauvreté absolue, les contacts entre le monde de l’extrême pauvreté et celui de l’opulence sont faibles. La migration est une option moins envisagée et même moins possible. Mais lorsque les individus deviennent moins pauvres, ils entrent en contact avec la réalité des inégalités et peuvent ainsi envisager la migration. Le phénomène peut se poursuivre jusqu’à ce que les inégalités de lieux soient remplacées par les inégalités de classe. Ce moment de l’entre-deux est précisément le nôtre. Et c’est pourquoi la croissance du nombre de migrants a doublé entre la décennie de 1990 et celle de 2000.

Quelle politique migratoire optimale ?

Cette réalité est riche de conséquences. Elle explique en grande partie qu’il puisse, politiquement, y avoir une « alliance de classe » contre les migrations au sein des pays riches puisque, sur le plan mondial, la logique de classe laisse la place à des logiques géographiques. D’autant que, les inégalités de lieux se réduisant, les sociétés riches se sentent menacées de déclassement. Cette menace est traduite précisément par la « courbe de l’éléphant ». Logiquement, les sociétés riches tendent à se refermer sur elles-mêmes pour protéger cette richesse et à oublier les oppositions de classe. Branko Milanović ne va pas jusque-là mais son analyse permet d’éclairer la crise de la gauche dans les pays avancés et le succès d’une extrême droite qui défend précisément « cette alliance de classe contre l’étranger ». C’est la traduction politique de cette période hybride en termes d’inégalités que nous vivons.

Alors qu’il voit précisément dans le nationalisme un des dangers de la situation actuelle, Branko Milanović réfléchit à ce que serait une « bonne » politique migratoire. C’est une des parties les plus intéressantes de l’ouvrage. Il rejette l’idée d’une liberté totale de circulation, qui serait la « meilleure option », notamment parce qu’elle permettrait d’accélérer le rattrapage des inégalités géographiques, mais qui ne correspond pas au « monde dans lequel nous habitons ». Il tient cependant pour vain et inefficace de chercher à bloquer les flux par des barrières ou des politiques « d’immigration choisie ». Pour lui, la solution consisterait plutôt à permettre des flux plus importants de personnes, tout en proposant aux migrants des droits inférieurs aux citoyens du pays d’accueil. Il y aurait ainsi « deux ou trois niveaux de citoyenneté, pendant un temps au moins ».

Une telle proposition mérite sans doute de faire débat, car l’auteur se garde bien d’évoquer le contenu de ces « niveaux de citoyenneté ». Branko Milanović, sans justifier le traitement des ouvriers immigrés dans les pays du Golfe, appuie sa proposition par cet exemple : malgré la dureté de la vie de ces migrants, ces pays ne cessent d’attirer des populations du sous-continent asiatique. « Le fait qu’ils continuent à migrer vers les pays du Golfe indique qu’ils trouvent que leur situation, y compris le salaire, y est préférable », explique-t-il. Et pour lui, cela contribue à réduire les inégalités mondiales.

Pour l’auteur, il y aurait donc un arbitrage à faire entre une limitation du mouvement migratoire, qui garantirait l’égalité formelle des droits entre les résidents d’un État, et une ouverture plus grande, qui abandonnerait cette égalité. Les limites de cette vision résident précisément dans le fait que la solution proposée par l’économiste est déjà largement appliquée. Les migrants n’ont pas tout à fait les mêmes droits que les résidents et beaucoup même, qui n’ont pas d’existence officielle sur le territoire, n’en ont aucun. Et de fait, on n’a pas le sentiment qu’il s’agit là d’une solution au problème de la dignité des migrants, ni de leur intégration. Du moins le texte de Branko Milanović est-il riche de réflexions et de mise en contexte pour aborder ce problème dans sa globalité.

Quelles dynamiques pour les inégalités ?

La fin de l’ouvrage est plus prospective. Auparavant, Branko Milanović s’interroge sur les dynamiques historiques des inégalités. Selon lui, les théories de Simon Kuznets et de Thomas Piketty sur le sujet ne sont pas convaincantes. Le premier juge que les inégalités se creusent lorsque les économies se développent avant de se réduire lorsque les pays ont atteint des revenus importants. Le second estime au contraire que la baisse des inégalités est un événement exceptionnel dans un régime capitaliste qui les creuse naturellement. L’auteur estime que ces deux hypothèses ne parviennent pas à capter les évolutions des inégalités.

Milanović propose donc une autre hypothèse : celle des « vagues de Kuznets », où les inégalités dans chaque pays évoluent par cycles en fonction de plusieurs forces, qu’il juge « néfastes » (comme les guerres par exemple) ou « bénéfiques » (comme les révolutions technologiques). Les inégalités évolueraient ainsi selon un système ondulatoire. Mais ces « vagues » ne sont pas forcément synchrones dans tous les pays. Dans les pays avancés, la révolution technologique, puis la mondialisation et les politiques en faveur des riches réalisées au nom de la « compétitivité » (et qui, en réalité, ne sont que les conséquences des deux phénomènes précédents) ont creusé les inégalités. Parallèlement, les économies émergentes, elles, ont connu un resserrement des inégalités dues à leur développement. Dès lors, c’est la position différente des deux régions dans les « vagues de Kuznets » qui expliquerait la situation étrange dans laquelle se trouve aujourd’hui le monde en matière d’inégalités.

Et maintenant ? Le phénomène de creusement des inégalités dans les pays avancés est loin d’être terminé, selon Branko Milanović. Or, ce phénomène affaiblit la classe moyenne, qui est au fondement du système du capitalisme démocratique. Partout elle s’affaiblit et se sent menacée de déclassement devant la montée des inégalités internes.

Dès lors, l’auteur identifie deux dangers principaux pour la démocratie. D’une part, la « ploutocratie » ou le pouvoir par ces riches enrichis par la mondialisation et dont le destin est désormais déconnecté des évolutions nationales. Cette ploutocratie entend convaincre les classes moyennes et populaires d’identifier leurs intérêts aux siens. Il faudrait donc accepter les inégalités pour éviter la déchéance et « survivre » dans la mondialisation. En face, l’autre danger serait le « nationalisme » ou le « nativisme », dont on a vu les ressorts et qui juge qu’il n’y a d’intérêt que national. Pour ses partisans, il faut en finir avec la mondialisation pour faire rentrer la classe la plus fortunée dans le giron de cet intérêt national. Ces deux mouvements sont les conséquences de cette situation d’inégalités, croissantes dans les pays avancés et en recul au niveau mondial. Dans plusieurs pays européens, ils occupent l’essentiel de la vie politique : c’est le cas en France (largement absente de l’analyse de Branko Milanović), mais aussi en Italie ou en Allemagne.

Bref, « les inégalités de revenus et les problèmes politiques demeureront étroitement liés ». Mais alors, comment évolueront à l’avenir ces inégalités ? Branko Milanović a bien du mal (et on le comprend) à formuler un pronostic clair. Certes, le resserrement des inégalités mondiales pourrait se poursuivre compte tenu de la croissance du monde émergent, mais la Chine pourrait rapidement entrer dans une phase ascendante de sa « vague de Kuznets ». « On en conclut que, pour que les inégalités mondiales diminuent, le monde a besoin d’une croissance rapide dans d’autres pays que la Chine », explique l’auteur.

De la croissance ? Encore ? Pour Branko Milanović, c’est incontournable, notamment parce qu’il estime impossible d’ouvrir entièrement les frontières. Mais alors, il faudra faire face encore à deux autres défis : la réduction politique des inégalités dans les pays avancés et, surtout, le changement climatique. « Il faut trouver un subtil équilibre entre trois variables : le taux de croissance des pays pauvres, les flux migratoires et la soutenabilité environnementale », résume-t-il. Belle ambition, mais bien difficile à atteindre dans le contexte politique du moment. Car, et c’est l’autre apport de ce texte, rien ne pourra se faire sans que l’État recouvre réellement sa fonction redistributive, fût-ce en l’adaptant.

La lecture de l’ouvrage de Branko Milanović est extrêmement stimulante et ouvre de nombreuses voies de réflexions. Il éclaire la crise actuelle du capitalisme occidental avec une lumière vive. Ce n’est certes pas un ouvrage de « solutions », bien plutôt un texte de mise à plat des complexités du monde. Mais, comme le confirme l’auteur, puisque les inégalités vont rester encore longtemps au cœur des problèmes du capitalisme contemporain, c’est un ouvrage fondamental pour saisir le réel. Bien plus qu’un discours de Bruno Le Maire…

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