Édition du 5 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Pitié pour les milliardaires !

La fortune sourit à ceux qui se lèvent tôt, dit-on. Pour accommoder la masse des plébéiens vivant à rebours de ce grand principe, Alain Bouchard a fondé les Couche-Tard au début des années 90. Grand bien lui fit, puisque près de vingt-cinq ans après, il est deux fois milliardaire.

Pierre Fortin est un avocat et un souverainiste solitaire
Publication : 10/06/2014 10:11

Alain Bouchard est aussi un homme écouté. Le 28 mai dernier, il était invité à discourir devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Parmi les perles retenues par les chroniqueurs, nous commenterons celle-ci, d’une lourde teneur philosophique : « Ça fait 40 ans qu’on dépense trop. On est sur le BS savez-vous ? On reçoit du BS du fédéral. On reçoit du BS des autres provinces. Aimez-vous ça être sur le BS vous autres ? » Bref, au Québec, pas ailleurs, nous sommes pauvres parce que nous dépensons trop depuis 40 ans.

En outre, que de tels propos semblent taillés sur mesure pour la « radio-poubelle », ou les plus radicaux militants de la CAQ et du réseau liberté-Québec, leur caractère « populiste » étonne, car nul n’est plus loin du peuple que ce fondateur d’empire. Malgré que l’opinion d’Alain Bouchard sur la société québécoise nous soit fort peu sympathique, nous tenterons de la comprendre de façon objective, utilisant des données et des faits matériels vérifiables, notre appréciation personnelle n’ayant par la suite qu’une importance secondaire.

Mais avant de traiter du message, définissons le messager. Qu’est-ce donc que posséder un milliard de dollars ($1 000 000 000) ? Table rase de son influence sur ses vulgaires semblables, par ses entrées privilégiées auprès des gouvernants et de l’impact social et économique de ses décisions, être milliardaire, réduit au fait brut le moins discutable, serait de pouvoir vivre 1000 ans sans travailler, en dépensant un million ($1 000 000) de dollars par année. L’entendement humain ne peut imaginer la distance de 4,22 années-lumière qui nous sépare de l’étoile la plus proche de notre soleil, mais de vivre 1000 ans en dépensant un million de dollars par année est un exercice fantasmagorique assez amusant. Étant deux fois milliardaire, c’est pendant 2000 ans qu’Alain Bouchard pourrait vivre ainsi. Et plus encore si on compte les intérêts sur le solde restant chaque année. Mais laissons l’homme à son miroir, nous y reviendrons.

Que s’est-il donc passé il y a 40 ans et quelques années qui puisse constituer, selon Alain Bouchard, le début de la décadence du Québec, cette longue descente vers l’endettement, l’augmentation des impôts, l’accroissement des dépenses et l’appauvrissement général, au point de devoir compter sur le « BS » du système de péréquation fédéral pour survivre ? Qu’est-ce qui s’est passé il y a 40 ans ? Il y a une quarantaine d’années, le Québec s’est doté d’un système d’éducation et d’un système de santé universels et gratuits. Peu d’actions politiques ou de créations sociales, dans l’histoire du Québec, se sont inscrites dans la droite ligne de l’évolution de la société occidentale. Le droit d’accéder à la connaissance à tous les niveaux, tout comme le droit d’être soigné et de guérir, équivalant au simple droit de vivre, ont cessé d’être des privilèges de classe sociale pour devenir, presque du jour au lendemain, un droit légal pour les plus humbles citoyens. C’est immense.

Fini, depuis plus de 40 ans, la mainmise du clergé et des bonnes sœurs sur le système scolaire et ce qu’on qualifiait d’hôpitaux. L’accès à un médecin ou aux médicaments, comme à un minimum vital de nourriture, déjà assurée par la création de l’aide sociale, le « BS », en 1966, n’était plus conditionné par les moyens ou l’humeur du curé ou de la mère supérieure. Non point qu’il n’y avait pas, en l’Église, de bonnes âmes dévouées essentiellement à leur prochain, mais cet intégrisme religieux donnait une ouverture à toutes les injustices, toutes les discriminations et tous les abus.

Si ce n’était qu’au Québec que de telles mesures ont été adoptées, progrès objectifs que des esprits étroits remettent en cause aujourd’hui, sur les ondes des radios publiques, ou derrière un lutrin sous les applaudissements d’envieux imbéciles, nous pourrions croire que toute l’équipe du premier gouvernement de Robert Bourassa sortait d’un asile de fous, selon les mots de l’époque. Mais non, ces mesures n’étaient que le début d’une concrétisation des grands principes philosophiques et spirituels, qui, jusqu’alors, comptaient parmi les composantes théoriques d’une définition de l’être humain. La formulation d’une définition de l’être humain est étrangement lente par rapport à l’expression de son génie artistique et industriel et la richesse des nations est en bonne partie cause de ce retard. Notamment, le philosophe grec Platon, comme les penseurs romains Sénèque et l’empereur Marc-Aurèle considéraient l’esclavage comme étant tout à fait naturel, mais les esclaves constituaient un rouage économique essentiel du monde antique.

Plus près de nous, en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels publiaient Le manifeste du parti communiste. Parmi les mesures préparant la société communiste, ces doux rêveurs professaient que « pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application : (...) 10. Éducation publique et gratuite pour tous les enfants ; abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Coordination de l’éducation avec la production industrielle. » Qu’en est-il aujourd’hui ? Aujourd’hui, le plus abruti des libertariens ne remettrait pas en question l’éducation publique, gratuite et obligatoire ; le travail des enfants, interdit en occident, entraîne le boycottage de fabricants d’équipements de sport qui emploient des enfants dans les « pays émergents », et le Conseil du patronat, ici, demande que le système scolaire produise plus rapidement des travailleurs qualifiés en prenant des raccourcis à même la culture générale ! Comment rationaliser ces incohérences temporelles ?

C’est que l’être humain, contrairement aux autres créatures vivantes, ne contient pas sa définition, sa nature, dans son bagage génétique. Le dessin d’une toile d’araignée est inscrit dans ses gènes, de même que le nid d’un oiseau ou le barrage d’un castor. Mais l’être humain doit se créer lui-même à partir de valeurs qu’il découvre et qu’il décide d’adopter comme fondement d’une société.

Nous considérons que depuis le début du 20e siècle, et de façon très accélérée après la Seconde Guerre mondiale, l’affirmation de la dignité humaine et la reconnaissance d’un potentiel créatif, et non uniquement productif, dans chaque être humain, sans égard à la naissance et la fortune, est le moteur principal du développement de la civilisation occidentale. Et l’éducation et le maintien en santé des citoyens, qui sont les deux plus importants postes de dépenses du gouvernement du Québec et de ceux de la plupart des pays occidentaux, sont aussi les deux fondements de son développement.

Un mot nécessaire concernant la dissidence des États-Unis d’Amérique, qui forme la partie la moins objective de ce texte. Que ce soit sur la question des soins de santé, de l’éducation, de la circulation des armes et de la peine de mort (dont l’abolition est un critère d’entrée dans l’Union européenne), la structure fragmentée de ce gigantesque état, et l’individualisme, sous le couvert de la liberté, qui en est le canevas social, a freiné depuis longtemps son développement, de sorte que son influence ne repose plus que sur sa domination militaire et les manipulations des grandes fortunes. Chose certaine, cependant, aucun des penseurs de l’humanité, aucun de ses grands leaders historiques, n’a jamais conclu que le but de la vie humaine était d’engranger le plus d’argent possible, ou que ce bilan ajoutait quelque valeur à la vie d’un être humain.

Quelques petits milliardaires québécois nous viennent à l’esprit, mais il y a pire que notre authentique Saguenéen fondateur de Couche-Tard : la fortune de Bill Gates, fondateur de Microsoft, est de 75 milliards de dollars... 75 000 ans à dépenser $1 000 000 par année, sans avoir à travailler. Le pauvre est à ce point pitoyable que même s’il le voulait, il lui faudrait engager une armée pour l’aider à se ruiner. Heureusement, on le dit philanthrope, ce qui doit l’aider à dormir et à oublier les torrents de larmes des affamés, des miséreux, des exploités, terreau fertile des fanatiques religieux et de leur haine de l’occident, pour qui le dollar semble la seule divinité.

Pire encore que les changements climatiques, qu’on ignore au nom du maintien de la croissance économique, rien ne donne une idée plus pessimiste du monde que de voir partout, en 2014, qu’on honore et respecte des gens qui ne pourraient même pas dépenser tout ce qu’ils ont pendant le reste de leur vie. Quelle pitié ! L’estime entretenue pour des gens qui ont soi-disant « réussi » par l’enrichissement personnel est le principal obstacle au progrès de l’humanité. Considérant son arrogance et son mépris envers les efforts de construction de la société québécoise, fondue au fer de lance de la civilisation occidentale depuis plus de 40 ans, le milliardaire Alain Bouchard n’est pas le symbole de la réussite québécoise, non ; il est plutôt celui de l’échec de l’humanité.

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