Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Pakistan : construire la gauche du XXIe siècle

Il est rare que le Pakistan soit autre chose qu’une source de nouvelles sur des attentats kamikazes, sur des mollahs qui haïssent les Hindous et les Juifs et sur un type très particulier (et vulnérable) de démocratie postcoloniale. Une pléthore d’institutions, de classes, de groupes ethniques et de personnalités occupent l’avant scène du Pakistan moderne, en particulier les militaires, omniprésents, et ceux qui sont prêt à les défier, comme les ethno-nationalistes qui dirigent actuellement une insurrection dans le Balochistan.

La gauche pakistanaise, par contre, brille par son absence dans presque toutes ces actualités. Même les observateurs informés du Pakistan ont peu, ou presque aucune connaissance des forces de gauche du pays, du moins à l’époque contemporaine. Ceux qui connaissent l’histoire savent que la classe dominante pakistanaise a réprimé avec une extrême brutalité les forces de gauche pendant la Guerre froide, quand le pays était en première ligne face au bloc soviétique. Malgré toutes les difficultés et les circonstances, la gauche pakistanaise a exercé une influence significative dans la politique et dans la société en général jusqu’aux années 1980.

Cependant, depuis la fin de la Guerre froide, le maigre espace que la gauche avait gagné pendant la période antérieure a peu à peu disparu. Bien entendu, ce fut également le destin de la gauche dans de nombreux autres pays. A l’exception des expériences de « socialisme du XXIe siècle » qui se réalisent en Amérique latine, la gauche continue à souffrir d’une crise d’identité face aux changements économiques et politiques globaux qui accompagnent le néo-libéralisme.

On pourrait dire que le recul de la gauche pakistanaise a été plus important et soutenu que dans la majorité des cas, même en limitant la comparaison à l’Asie méridionale. Il est malheureusement vrai, par exemple, que la majorité des plus de 100 millions de Pakistanais qui ont moins de 25 ans ne savent pratiquement pas qu’il existe une gauche politique dans leur pays, ou même qu’il existe une idéologie à la gauche du courant intellectuel dominant et qui lutte pour s’ouvrir un chemin.

Une lumière dans le tunnel

Il y a pourtant un rayon d’espoir au milieu de cette obscurité relative. Le 11 novembre, trois partis de gauche – le Parti du Travail du Pakistan (LPP), le Parti Awami et le Parti des Travailleurs du Pakistan - se sont unis pour former un nouveau parti dans le but de construire une alternative viable face aux partis majoritaires. Cette fusion reflète, parmi les forces de gauche, la prise de conscience des contradictions croissantes au sein des structures du pouvoir, tout comme de la nécessité d’unité et de maturité afin de mettre à profit ces contradictions. L’unité est, évidement, l’un des mots d’ordre préférés de la gauche. La tradition léniniste a également mis l’accent sur la pureté idéologique qui, dans bien des cas, s’est traduite par un sectarisme de la pire espèce et par des divisions organisationnelles constantes. La fusion actuelle est, au moins par rapport à cela, une nouveauté au Pakistan vu que les trois partis représentent différentes traditions marxistes qui ont été historiquement en conflit entre elles.

En effet, le processus de fusion a été impulsé par les jeunes membres de ces trois partis – et par certains en dehors de ces trois formations – qui ne portent pas sur leur dos les conflits sectaires de la Guerre Froide (entre staliniens, trotskystes, maoïstes, etc.). Ce n’est pas par hasard que ce soit parmi les nouveaux militants de la gauche qu’existe la plus grande réflexion critique sur les échecs des expériences socialistes du XXe siècle et la volonté de penser en termes dynamiques par rapport au projet socialiste pour le siècle présent.

S’il y a eu une certaine résistance de la part d’un secteur des cadres plus vétérans, la nécessité impérieuse d’unité, tout particulièrement au vu des insuffisances propres aux partis existants, l’a finalement emporté de manière transversale. L’expression la plus évidente du recul de la gauche au cours des deux dernières décennies se trouve dans la composition même de ses formations actuelles : la majorité des dirigeants et de la base de la gauche est la même que celle de la fin de la Guerre Froide. Bref, depuis les années 1980, la gauche a du lutter âprement pour gagner des jeunes, ou au minimum pour converser ceux qu’elle avait réussit à rassembler dans ses rangs. Mais leur absence est un indice de dynamisme des analyses et du travail politique de la gauche avec les jeunes, qui sont attirés par ses idées mais sont rapidement rebutés par ses pratiques réelles sur le terrain.

Il n’est pas nécessaire de dire que sans une base solide de jeunes militants, il y a peu de chance que la gauche puisse ébranler l’ordre politique cynique et reposant sur le clientélisme qui prévaut au Pakistan. La gauche n’a pas été capable de préserver une influence significative au sein de ses bastions historiques ; les ouvriers industriels, les petits paysans et les paysans sans terre et, bien entendu, parmi les étudiants.

L’une des initiatives les plus prometteuses de la gauche ces derniers temps a été la réactivation de la Fédération nationale des Etudiants (NSF) qui, entre 1960 et le début des années 1980, fut le drapeau des politiques de gauche et la matrice de générations successives de jeunes militants. Quand Perwez Muusharraf a imposé l’Etat de siège dans le pays en novembre 2007, un mouvement de protestation, petit mais bruyant, a grandi dans les campus universitaires (principalement dans le Punjab) et l’impulsion donné par ce mouvement à mené, quelques mois plus tard, à la reconstitution de la NSF.

Ce n’est pas par hasard que cette tentative de récupérer les campus, jusqu’alors sous l’influence des organisations d’extrême droite, et de stimuler l’activisme de gauche parmi les étudiants en général été suivi par l’initiative de fusionner les partis existant de la gauche. Si ce processus de fusion est un succès, la NSF bénéficiera énormément d’un soutien politique dont elle manque encore, tandis que le nouveau parti sera ainsi capable de connaître une régénération de sa composition interne et, par conséquence, d’initier un long processus pour établir et approfondir des liens organiques entre le parti et la population laborieuse.

Quand l’euphorie disparaîtra

Il est incontestable que le processus de réhabilitation de la gauche sera long, et souvent douloureux. En d’autres termes, la fusion actuelle n’est seulement qu’un petit pas dans la direction correcte. Il ne fait pas de doute non plus que l’image de la gauche va s’améliorer et que ceux qui se contentaient de la regarder du bord de la route n’auront plus d’excuse pour rester à l’écart en arguant de sa division et conflits internes. Le temps seul dira, cependant, si la nouvelle formation pourra regrouper la population laborieuse du Pakistan et ses nationalités opprimées.

Malgré l’obsession des grands médias vis-à-vis de la prétendue menace existentielle posée au Pakistan par la droite religieuse, on peut dire que le plus grand défi immédiat pour la gauche sera de dépasser la brèche ethnique croissante existant dans le pays. La méfiance viscérale des classes dirigeantes pakistanaises vis-à-vis des processus démocratiques et son idéologie unitariste et centraliste s’appuyant sur l’Islam et l’Ourdou, ont finit par provoquer la sécession de la partie orientale de la République en 1971 et l’approfondissement des conflits à l’intérieur et à l’extérieur, comme au travers, des provinces frontalières actuelles. ?

La gauche a souvent dû faire face à des processus de régionalisation de la politique dans toute l’Asie du Sud et une grande partie monde, de sorte que le défi auquel s’affrontent les militants de gauche pakistanais n’est pas un cas unique. Cependant, vu la claire augmentation des tendances localistes ces derniers temps, défendre une position de classe sensible et nuancée qui mette au premier plan le caractère multinational du Pakistan est, dans le climat actuel, une tâche véritablement révolutionnaire.

Il existe actuellement des formes très différentes et opposées de faire de la politique dans les différentes régions du pays. Il est probable que le nouveau parti, comme la gauche l’a fait tout au long de l’histoire du Pakistan, tentera de construire des alliances avec les ethno-nationalismes qui s’opposent au centralisme pakistanais. Mais il le fera dans un contexte difficile, car bon nombre de ces ethno-nationalismes, surtout dans le Sindh et dans le Balochistan, voient aujourd’hui les puissances occidentales, et les Etats-Unis en particulier, comme des garants de leur droit à la libre autodétermination. Une perspective qui va clairement à l’encontre des bases d’un programme de gauche anti-impérialiste.

L’impérialisme constitue toujours un grand obstacle pour la démocratisation à long terme de l’Etat et de la société et il est important ici de tenir compte non seulement du rôle des Etats-Unis, mais aussi des Etats du Golfe Persique et de la Chine, du capital multinational et des institutions financières internationales (IFI). Le nouveau parti doit aller plus loin que les slogans et développer une connaissance profonde des formes complexes et contradictoires avec lesquelles s’exerce l’influence impérialiste. En outre, il sera particulièrement important de savoir si les classes moyennes émergentes et aliénées à l’économie et à la culture néolibérales globalisées sont les amies ou les ennemies des classes subalternes.

Il s’agit d’une question particulièrement pertinente à la lumière de la polarisation croissante entre les secteurs de la gauche et les libéraux, qui tendent à voir l’intervention des gouvernements occidentaux au Pakistan et dans la région en général comme quelque chose de nécessaire, et même souhaitable, afin de couper les ailes à la droite religieuse. Bref, la lutte pour la laïcité est souvent vue comme une fin en soi, au lieu de la lier aux tâches historiques de la gauche afin d’assurer la libération nationale et l’égalité de classes.

De même que dans de nombreux pays post-coloniaux d’Asie et d’Afrique, au Pakistan la fragmentation du discours et de la politique progressistes s’explique aussi en partie par l’augmentation des organisations non gouvernementales (ONG). S’il est vrai que les ONG – et le financement par des dons en général – ont miné la pratique politique radicale, il n’en n’est pas moins vrai qu’elles ont montré certaines des principales déficiences de la gauche. Au Pakistan, par exemple, les ONG ont démontré être un véhicule pour le mouvement des femmes, tandis que le gauche, particulièrement dans sa version actuelle, ne peut prétendre avoir réalisé une contribution importante à la lutte contre le patriarcat. Le nouveau parti devra consacrer beaucoup de temps et d’effort pour augmenter le nombre de femmes militant dans ses rangs.

Ce ne sont pas seulement les défauts traditionnels qui doivent être corrigés. Certaines positions politiques et stratégiques doivent également être réévaluées. Le processus qui se déroule partout dans le monde aujourd’hui et qu’on appelle « informalisation » exige une réflexion critique sur les questions traditionnelles de la praxis marxiste comme la classe ouvrière industrielle et la paysannerie. Des notions comme celle « d’avant-garde » ou de comment refaire la gauche dans un contexte démocratique pluripartiste – au lieu de voir la démocratie comme une simple scène qui passera à la « poubelle de l’histoire » - ont été réévaluées par la gauche dans de nombreux pays.

Ces questions devront également être abordées par la gauche pakistanaise et par le nouveau parti qui naître la 11 novembre. En accord avec le calendrier initial discuté jusqu’à présent, et qui sera très probablement confirmé au congrès de fondation, les six premiers mois seront consacrés à créer une organisation unique de parti à partir des trois formations actuelles, à discutant des questions idéologiques et politiques encore à mener et à l’intégration des nouveaux membres. On convoquera alors, probablement à l’été 2013, un premier congrès du nouveau parti afin de faire le bilan des progrès réalisés et pour déterminer les priorités et les stratégies du parti pour les années à venir.

Et alors trois seront un

En réalité, cette initiative ne représentera pas en elle-même un tournant significatif pour l’avenir de la gauche pakistanaise tout comme pour la population laborieuse. Les ressources collectives des trois partis impliqués dans la fusion ne représentent pas, ensemble, la masse critique nécessaire pour inverser définitivement des décennies de reculs et les multiples conséquences de la globalisation néo-libérale. Comme on l’a mentionné au début, cependant, le nouveau parti va opérer dans un contexte plus favorable dans la mesure où les forces dominantes sont aujourd’hui plus divisées qu’elles ne l’ont jamais été à aucun autre moment de l’histoire du Pakistan.

Le projet hégémonique de l’Etat pakistanais est actuellement gravement affaibli. Même si les tentatives répétées de le maintenir à flot sur le terrain éducatif, religieux, des médias et de la société civile sont quasi quotidien de la part d’une masse bien engraissée de fonctionnaires d’Etat et de leurs laquais dans les médias, institutions d’enseignement et autres, les impulsions contre hégémoniques se généralisent sans cesse. La Balochistan en est un exemple évident, mais tout aussi important est le conflit sévère qui se déroule dans les coulisses du pouvoir lui-même.

Le déséquilibre dans l’équation civile et militaire en faveur de cette dernière n’est plus aussi évident. En partie parce qu’il n’est plus possible dans la situation actuelle de justifier l’intervention de l’armée dans la politique comme par le passé. Le Tribunal Suprême constitue aujourd’hui un nouveau centre de pouvoir, même s’il n’est pas nécessairement et sans ambiguïtés au bénéfice du processus démocratique. Mais le fait qu’il n’est plus le partenaire mineur des militaires représente un changement. L’alliance entre le Tribunal Suprême et l’haut commandement de l’armée avait toujours signifié la ruine de la démocratie pendant plus de 65 ans au Pakistan.

Le projet hégémonique de l’Etat s’est structuré autour de la domination économique et politique du Punjab (ensemble avec les piliers culturels de l’Islam et de la langue ourdou). La gauche a lutté pendant très longtemps pour l’établissement d’un véritable système fédéral de gouvernement – socialiste – mais aujourd’hui, les principaux partis sont également montés sur le char du fédéralisme. Il est superflu de dire qu’on ne avoir aucune confiance dans ces partis afin de miner de manière décisive la structure unitariste du pouvoir, mais le fait même que la création de la province de Siraiki soit devenue une question de premier ordre dit beaucoup sur les crissements au sein de la structure du pouvoir au Pakistan.

Mais le fait que les divisions au sein du pouvoir soient sans cesse plus évidentes ne garantit d’aucune manière une rupture. Il est également probable, et peut être certain, que des identités comme la religion (ou la secte) et l’ethnie se durcissent et que les forces sociales opprimées soient plus unies que jamais à ces identités. La gauche doit affronter la politique clientéliste quotidienne du caciquisme. En résumé, la gauche a la tâche à la fois de comprendre ce qui existe ici et maintenant et de proposer des alternatives valides et viables dans le domaine des idées et dans la politique pratique réelle.

Il n’existe pas de modèle qui puisse garantir à coup sûr un résultat souhaité. Mais il y a des espérances et des expectatives qui font que cette nouvelle expérience socialiste au Pakistan nous rapproche de là où nous voulons aller : une société dans laquelle l’humanité puisse pleinement développer ses potentialités. Le choix est toujours aujourd’hui entre le socialisme et la barbarie.

* Original en anglais disponible sur ESSF (article 26831) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article26831

* Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera http://www.avanti4.be/analyses/article/pakistan-construire#.ULNXVLstbvg

Cette traduction française a été faite à partir d’une traduction espagnole : http://www.sinpermiso.info/textos/index.php?id=5420

* Aasim Sajjad Akhtar est professeur d’économie à l’Université Quaid-e-Azam d’Islamabad, et est membre du Parti des Travailleurs du Pakistan (Workers Party Pakistan, WPP) et maintenant du AWP.

Aasim Sajjad Akhtar

Aasim Sajjad Akhtar est professeur d’économie à l’Université Quaid-e-Azam d’Islamabad, et est membre du Parti des Travailleurs du Pakistan (Workers Party Pakistan, WPP) et maintenant du AWP.

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