Le 6 juillet, à Singapour, le Comité international olympique va attribuer l’organisation des jeux olympiques de 2012 à l’une des cinq villes encore en lice : Londres, Madrid, Moscou, New York et Paris qu’opposent une forte compétition de lobbying international. En France, une importante campagne d’opinion, fondées sur des arguments souvent fallacieux et financés en partie par de très grandes industriels, appuie la candidature de Paris. Est-ce vraiment raisonnable ?
La concurrence pour les Jeux de 2012 a été l’illustration parfaite du slogan actuel de la mondialisation néolibérale : le monde est une marchandise, et l’olympisme, avec ses cinq anneaux, son logo commercial. La Ville de Paris s’est lancée dans la course en organisant une opération de marketing politique sans précédent. Quelle que soit l’issue du vote, la candidature française a déjà provoqué de nombreuses protestations, malgré un matraquage publicitaire impulsé par la mairie de Paris, le gouvernement et le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) qui n’a pas été sans rappeler l’insistante propagande d’Etat en faveur du traité constitutionnel européen.
« Toute la France assemblée derrière les Jeux » : ce slogan de l’union sacrée signé par les présidents des quatre grands groupes parlementaires UMP, Parti socialiste, UDF et Parti communiste avait donné le ton de la déferlante organisée comme une campagne unanimiste de mobilisation patriotique. Tout y est passé : illuminations de l’Assemblée nationale, des bâtiments publics, de la tour Eiffel et des ponts avec le logo « Paris 2012 », oriflammes publicitaires omniprésentes, affichages massifs, spots télé permanents, transports en commun transformés en véhicules de communication olympique, sportifs de renom, personnalités du show-biz, de la politique et des médias, et bien entendu constitution d’un consortium de parrains officiels, le « Club des entreprises Paris 2012 » comprenant notamment Lagardère, Lafarge, Bouygues, Carrefour, Suez, Accor, c’est-à-dire des « humanistes » adeptes des licenciements boursiers et partisans des mérites de l’« esprit sportif », frère jumeau de l’« esprit d’entreprise ».
Carrefour clamait ainsi : « Effort, respect, partage, esprit d’équipe, solidarité, ces valeurs de l’olympisme guident aussi l’action de notre groupe au quotidien. » Le groupe hôtelier Accor, bien connu pour son « respect » des conditions de travail exploitation de la sous-traitance, salaires dérisoires, intérim et flexibilite maximale , ne pouvait que se féliciter de l’aubaine olympique que lui offrait sur un plateau la très « socialiste » mairie de Paris : « L’esprit d’équipe et de compétition fait partie de nos valeurs... »
Lors de la venue de la commission d’évaluation du Comité international olympique (CIO), à la mi-mars 2005, de nombreuses voix sportives, politiques et même syndicales à droite mais aussi à gauche s’étaient élevées pour déplorer l’« agitation sociale », et particulièrement la journée d’action syndicale du 10 mars, qui pouvait « nuire à l’image de la France » et menacer « nos chances de succès ». Dans une période où le patronat et le gouvernement menaçaient de restreindre le droit de grève dans les transports, ces appels à la « responsabilité et à la modération » syndicales ne pouvaient que sonner comme un avertissement : la « trêve olympique » sera aussi une trêve sociale, et la « paix olympique » se fera au prix du maintien de gré ou de force de la paix sociale.
M. François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, sans doute au nom du « syndicalisme d’accompagnement » cher aux partisans de la collaboration de classe, prônait préventivement l’union sacrée olympique qui permet de « garantir la paix sociale durant les Jeux » en « laissant les conflits aux vestiaires (1) ». Dans un tel climat de réquisition préventive, l’« amour des Jeux » est devenu une injonction normative, presque un ordre de mobilisation générale d’autant que, au nom de l’impératif sécuritaire « antiterroriste », on a déjà prévu de mobiliser des milliers de policiers, militaires et autres agents de sécurité, comme à Athènes, qui en avait rassemblé plus de 50 000 pour un coût total de 1,2 milliard d’euros (2).
Les citoyens n’ayant jamais été véritablement consultés, il a été facile de prétendre que plus de 80 % de Français étaient favorables à la candidature de Paris (selon un sondage de L’Equipe...). L’objectif était d’amener les Parisiens à soutenir « leur candidature », déclarée par le maire, M. Bertrand Delanoë, « fraternelle pour la jeunesse du monde entier », et à clamer leur « amour des Jeux », qualifiés de « populaires, solidaires, écologiques et éthiques (3) ». Le sémillant maire osait ainsi soutenir que l’« olympisme peut être un moyen de vivre la mondialisation de manière intelligente (...). Je ne suis pas naïf, je connais le poids de l’argent et la réalité du dopage, mais organiser les jeux dans l’honneur (sic) ouvre de vraies perspectives (4) ».
Pour quelques milliards d’euros
Dans une débauche de promesses fallacieuses concernant l’environnement, la fiscalité, l’emploi, les retombées économiques et même l’« éthique » des Jeux, les promoteurs de la candidature ont multiplié les propos rose bonbon, en oubliant au passage quelques désagréables vérités : 27 millions d’euros ont déjà été dépensés pour le seul dossier de candidature ! Une dépense que l’on peut mettre en balance avec les énormes besoins non satisfaits en logements sociaux, crèches et équipements de proximité dans la capitale et sa banlieue, mais aussi avec la précarité sociale de tant d’étudiants, sans doute voués à jouer les stadiers ou accompagnateurs bénévoles, histoire de crédibiliser les promesses municipales sur les créations d’emplois !
Cette question du gaspillage olympique n’est pas accessoire si l’on compare l’optimisme frétillant du maire de Paris avec la réalité des chiffres du chômage, de la précarité et de la paupérisation de la « France d’en bas ». Quant aux « Jeux solidaires », le Comité Paris 2012 a probablement scotomisé la campagne internationale (« Play Fair at the Olympics ») de plusieurs ONG (dont, en France, le collectif « L’Ethique sur l’étiquette ») dénonçant les conditions dans lesquelles sont produits les articles de sport, en particulier par les sous-traitants de Nike, Adidas et Puma dans sept pays (Bulgarie, Cambodge, Chine, Taïwan, Indonésie, Thaïlande et Turquie) : « Très faibles salaires, heures supplémentaires non payées, journées de travail durant jusqu’à seize heures (...), violations des droits de l’homme, et surtout de la femme, puisqu’elles sont majoritaires dans les usines (...). Une pétition de 540 000 signatures a été remise au CIO, mais celui-ci a refusé de la recevoir (5). »
Tandis que les Jeux génèrent toujours plus de droits télévisuels à elle seule, l’Union européenne de radiodiffusion (UER), qui regroupe les chaînes publiques européennes, a payé 443 millions de dollars pour les JO de Pékin en 2008 et que les recettes du sponsoring sont en hausse, puisque les « entreprises partenaires » (Coca-Cola, Samsung, McDonald’s, Swatch, Kodak...) ont investi près de 576 millions d’euros (6) dans la machine à sous olympique, les annonceurs, fournisseurset parrains exploitent sans le moindre scrupule une main-d’oeuvre taillable et corvéable à merci. C’est sans doute ainsi que la charte olympique entend illustrer son « idéal éthique » : « Le but de l’olympisme est de mettre le sport au service du développement harmonieux de l’homme en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine. » Les « principes éthiques » du CIO qui brassent manifestement du vent représentent surtout un parfait alibi pour légitimer l’ordre inique du monde avec lequel le mouvement olympique a toujours pactisé.
Le mythe des « Jeux propres », que les responsables sportifs et politiques rafraîchissent à chaque olympiade, a déjà fait long feu à l’épreuve des innombrables et sordides scandales qui émaillent l’actualité sportive. Le cyclisme, mais aussi l’athlétisme, l’haltérophilie, la natation, le judo, l’escrime, la lutte, le football, le tennis, pour ne prendre que ces quelques grands sports des Jeux d’été, sont régulièrement cités dans des affaires de dopage qui mettent en jeu la santé des athlètes mais aussi leur vie, et ridiculisent les pathétiques gesticulations de la « lutte antidopage » (7). « L’inflation des compétitions, la surmédicalisation des athlètes, la pression du sport spectacle via les télévisions, l’Audimat, les énormes sommes d’argent en jeu, le "toujours plus" poussent le champion vers le surmenage, le dopage, la dépression (8). »
D’autre part, l’expérience passée atteste que les Jeux laissent souvent des ardoises considérables que remboursent les contribuables. Montréal 1976 a, par exemple, entraîné une dette de plus de vingt ans. Les Jeux d’Athènes 2004 ont coûté près de 10 milliards d’euros et laissent un déficit public important. Pour Paris, le budget global des Jeux est pour l’instant officiellement évalué à « seulement » 7 milliards d’euros (une belle somme tout de même !). L’organisation de Paris 2012 devrait tourner autour des 6,2 milliards d’euros (2,2 milliards pour l’organisation et 4 milliards d’investissements pour les équipements). M. Jean-François Lamour, ministre des sports, a pris l’estimation haute à 7 milliards d’euros. L’Etat garantit l’« organisation » et la « bonne fin » des Jeux pour 2,5 milliards. La Ville de Paris a voté des garanties pour 1,25 milliard, et l’Ile-de-France à hauteur de 1 milliard. Le reste ? Normalement, le privé. Malgré les promesses rassurantes du maire de Paris quant à la limitation de la pression fiscale, nul doute qu’il y aura augmentation des coûts et de l’imposition locale. Le CIO, les sponsors et les médias entendent en effet bénéficier au maximum de l’entreprise olympique, devenue une juteuse aubaine pour les groupes industriels, financiers et médiatiques qui impulsent cette « fête ». Privatiser les profits, socialiser les pertes...
Loin de répondre aux besoins sociaux et culturels d’un pays ravagé par le chômage, la pauvreté et l’exclusion, les Jeux sont un indécent étalage de promesses démagogiques, de voeux pieux et de dépenses somptuaires.
La transmission du flambeau olympique à Paris fera-t-elle oublier que les Jeux de Pékin, en 2008, auront eu pour fonction de légitimer un Etat autoritaire, champion du monde des exécutions capitales ? Avec le Collectif anti-Jeux olympiques (CAJO), il faut aussi rappeler que le drapeau olympique a souvent Berlin 1936, Mexico 1968, Munich 1972, Moscou 1980 été maculé de sang.
Jean-Marie Brohm Jean-Marie Brohm est un sociologue, anthropologue et philosophe français. Professeur d’éducation physique et sportive (à Caen), puis professeur de sociologie à l’Université Montpellier III, il a été le fondateur et l’animateur du groupe Quel Corps ?[1], membre du comité de rédaction du mensuel Répertoire et est actuellement directeur de publication de la revue Prétentaine. Il est l’auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, notamment sur la sociologie critique du sport. Marc Perelman est professeur en science de l’information et de la communication à l’Université Paris X (Nanterre). Patrick Vassort est maitre de confrence en sciences et techniques des activités physiques et sportives à l’Université de Caen. Il est auteur notamment de « Football et politique : socioogie historique d’une domination, La Passion, Paris, 2002.
Notes
(1) Le Parisien, 9 mars 2005.
(2) Lire : « La Grèce, terrain de jeux sécuritaires », Libération, 9 août 2004.
(3) Le Monde, 7 juin 2005.
(4) Libération, 3 mars 2005.
(5) Le Monde, 14 août 2004.
(6) Le Monde, 14 août 2004.
(7) Voir l’ouvrage de référence du docteur Jean-Pierre de Mondenard, Dictionnaire du dopage. Substances, procédés, conduites, dangers, Masson, Paris, 2004.
(8) Lire : « Sport, spectacle, dopage, l’alchimie infernale », Le Figaro, 18 février 2004