Publié le 24 juillet 2017
Avec l’aimable autorisation de l’auteure et de la revue
Dès les années 1990, différents travaux féministes ont proposé des perspectives alternatives aux analyses classiques de la mondialisation. Je présenterai ici quelques-unes de ces réflexions avec pour fil conducteur la question des transformations de l’activité économique.
Il s’est le plus souvent agi de « rajouter les femmes » à l’analyse. Or on note des ambivalences de la mise au travail des femmes et le type d’activités que la mondialisation réserve majoritairement aux femmes non-privilégiées de la planète, principalement autour d’activités « de services ». De plus, une véritable perspective de genre consiste à penser ensemble et dialectiquement femmes et hommes, c’est pourquoi on s’intéressera ensuite à la guerre, au militarisme et aux différentes manifestations des « hommes en armes ».
Les « femmes de services », nouvelles « femmes globales »
Dès la fin des années 1980, les théoriciennes féministes approfondissent leur critique de la séparation arbitraire entre activités dites « productives » et « reproductives », remettant sérieusement en cause la discipline économique et le « grand récit » dominant de l’histoire du capitalisme. Maria Mies propose de reconsidérer le poids des rapports patriarcaux dans l’accumulation à l’échelle mondiale (1986), tandis que Marilyn Waring conteste les logiques mêmes de la comptabilité internationale, de la mesure du PIB et de la croissance (1988). En 1991, Saskia Sassen est l’une des premières à analyser le nouveau phénomène de la globalisation, en étudiant les Global Cities où les couples engagés à plein temps dans les activités de la haute nance par exemple, et donc sans épouse, externalisent de nombreuses tâches reproductives vers une main-d’œuvre bon marché, principalement constituée de femmes, souvent migrantes.
• La mondialisation néolibérale : des effets délétères pour les femmes ?
À la fin des années 1990, de nombreuses études sur l’impact des plans d’ajuste- ment structurel révèlent que la crise économique, la montée du chômage et le creusement des inégalités ont particulièrement affecté et appauvri les femmes, tant dans l’absolu que par rapport aux hommes (Hirata et Le Doaré, 1998 ; Wichterich, 1999, ATTAC, 2002, Bisilliat, 2003). Après avoir montré comment le Welfare state (« l’Etat-providence ») avait partiellement libéré les femmes du « patriarcat privé », Silvia Walby (1990) souligne que l’ajustement structurel conduit à une re-familialisation de nombreuses tâches et fait jouer aux femmes le rôle d’« amortisseuses » de la crise (1997). Dans une perspective voisine, une équipe autour d’Eleonore Kofmann (2001) a mis en évidence que les transformations des politiques sociales en Europe avaient été accompagnées de politiques plus ou moins décidées d’importation de main-d’œuvre féminine de pays du Sud global pour assurer les tâches que l’État abandonnait, que beaucoup d’hommes refusent obstinément de réaliser et que les femmes ne parviennent plus guère à « concilier » avec le reste – les accords de Lisbonne exigeant qu’au moins 60% des femmes de l’OCDE entrent sur le marché du travail.
• Le capitalisme néolibéral, allié des femmes ?
Au fil des recherches, un constat s’impose au Sud comme au Nord, la mondialisation a poussé de nombreuses femmes sur le marché du travail (Hirata & Le Doaré, 1998) – souvent du fait de la destruction de leurs modes d’existence antérieurs. D’aucun.e.s s’en sont réjoui.e.s, estimant que l’accès des femmes au travail salarié permettait leur autonomisation économique, clé d’une plus grande égalité de sexes.
Pourtant, la mise au travail des femmes est loin d’être systématiquement positive. En effet, le démantèlement des lois du travail les touche particulièrement – d’autant que la majorité était déjà concentrée dans des secteurs d’activité dévalorisés et mal protégés : les réformes néolibérales les précarisent (Talahite, 2010). De plus, les nouvelles modalités du travail requièrent des qualités « typiquement féminines » (acceptation du temps partiel, polyvalence et implication « totale », notamment émotionnelle), qui dessinent des formes de servilité normalisées et généralisées. Ainsi, seule une fraction des femmes accède à de « bons » emplois proches des standards de l’emploi masculin et on assiste à une dualisation croissante de l’emploi féminin (Sassen, 2010 ; Kergoat, 2012).
C’est pourquoi l’analyse en termes de genre ne peut se passer d’une analyse simultanée en termes de classe et de « race », comme les féministes noires du Combahee River Collective ont été les premières à l’affirmer dès 1979.
• « Nouveaux » emplois féminins et migrations
Au tournant des années 2000, Barbara Ehrenreich et Arlie Russel Hochschild mettent en évidence trois figures de la nouvelle « femme globale » : les nounous, les bonnes et les travailleuses du sexe (2003). Si jadis il s’agissait déjà de provinciales migrantes, beaucoup sont aujourd’hui des migrantes internationales, souvent post-coloniales (Moujoud et Falquet, 2010). Nounous et bonnes, mais aussi aides-soignantes pour les malades et les personnes âgées (chaque fois plus nombreuses et moins prises en charge par les pouvoirs publics) sont devenues essentielles dans un véritable processus d’internationalisation de la reproduction sociale. Face à ce que certain.e.s ont baptisé la « crise du care » se développe un vaste secteur de recherche autour de l’idée que « nous sommes tous vulnérables » (Tronto, 2009 [1993]), proposant comme nouvelle utopie sociétale de donner plus de valeur sociale et économique aux activités liées au soin d’autrui.
Cependant, les travaux de Nakano Glenn (2009 [1992]), en insistant sur la manière dont, aux États-Unis, certains secteurs sociaux ont été historiquement forcés à dispenser du care (les esclaves, les femmes, les femmes esclaves puis les femmes racisées et migrantes), ouvrent une perspective plus crue sur les contraintes qui se développent aujourd’hui pour obliger certain.e.s à se charger des autres, à bas prix de surcroît. Parmi ces contraintes, les plus frappantes sont les réformes législatives extrêmement restrictives dans le domaine du travail, mais aussi des migrations. Pour la plupart des femmes non-privilégiées, les options migratoires et de carrière se réduisent à suivre-rejoindre-trouver rapidement dans la région d’arrivée un mari, s’inscrire dans des programmes officiels d’importation de main-d’œuvre de service, ou s’insérer dans le domaine du travail du sexe pour faire face aux coûts exorbitants de la migration illégalisée. J’ai suggéré de conceptualiser cet horizon comme celui de « l’hétéro-circulation des femmes » (Falquet, 2012), dans le prolongement du concept de « continuum de l’échange économico-sexuel » de Paola Tabet (2004), qui permet de (re)faire le lien entre les activités dites « nobles » du care et les activités « sulfureuses » dans le domaine du sexe, souvent liées dans la pratique (Moujoud, 2008). C’est pourquoi j’ai proposé de les regrouper dans la catégorie de « femmes de services », en montrant comment leur croissance allait de pair avec la multiplication des « hommes en armes », suggérant que leur développement dialectique constituait l’un des paradigmes de la mondialisation néolibérale (Falquet, 2006).
Les « hommes en armes », la guerre et la croissance néolibérale
Regardons maintenant du côté de ces « hommes en armes », à savoir les soldats, mercenaires, guerrilleros ou terroristes, policiers, membres de gangs ou d’orga-nisations criminelles, gardiens de prison ou vigiles, entre autres – qui exercent dans le secteur public, semi-public, privé ou illégal.
• Un état de guerre et de contrôle généralisé
Comme à l’époque de la première mondialisation, qui débouche sur la Première Guerre mondiale analysée par Rosa Luxembourg (1915), on assiste aujourd’hui à une compétition internationale féroce et militarisée pour s’attribuer les ressources, les marchés et le contrôle des forces productives. À partir du 11 sep- tembre 2001, le nouveau cadre général de cette compétition est la guerre « anti- terroriste » menée par les principales puissances néolibérales contre différents pays du Sud global. À très grands traits, elle se décline en guerres ouvertes dans différents pays moyen-orientaux, en interventions militaro-humanitaires sur le continent africain notamment (Federici, 2001), en guerre contre la migration « illégale » dans les pays de l’OCDE et en « guerre contre la drogue » sur le continent latino-américain. Partout, se développent simultanément un discours et des pratiques sécuritaires et de surveillance généralisée de la population.
Analyser le contrôle sécuritaire, la militarisation et l’état de guerre généralisée que nous traversons, dans une perspective de genre, est particulièrement révélateur. Ainsi, les droits des femmes sont de plus en plus souvent invoqués comme justification des interventions (Delphy, 2002 ; Eisenstein, 2010). Pourtant dans presque tous les cas, les violences contre les femmes provoquées par ces guerres sont considérables – qu’il s’agisse de violences sexuelles, d’exode forcé (souvent suite à des violences sexuelles massives) et plus généralement de destruction du système économique et social, appauvrissant drastiquement les femmes, alors même que certains hommes s’enrichissent par le pillage et divers trafics, tout en asseyant un nouveau pouvoir politico-militaire. Le renforcement du complexe carcéro-industriel employant et enfermant des millions de personnes (Davis, 2014), ainsi que de camps destinés à contenir la migration, est également notable.
• Les complexes militaro-industriels et la militarisation, clés de l’économie néolibérale
Dès les années 1980, émergent deux lignes d’analyses féministes du militarisme
global. Attentive à la militarisation des sociétés, Cynthia Enloe (1989, 2000) a signalé notamment les liens entre l’implantation de bases militaires étasuniennes et le développement de la prostitution, puis du tourisme sexuel en Asie – ce qui permet de replacer dans une perspective historique la croissance du travail du sexe. De nombreux États du Sud, encouragés à développer le tourisme et vivant en partie des envois d’argent des migrant.e.s, sont poussés à fermer les yeux sur ces activités et à prélever leur dîme au passage.
Reprenant pour sa part le concept étasunien de systèmes militaro-industriels (SMI), Andrée Michel (2013 [1985]) montre que l’organisation du travail des industries de l’armement renforce la taylorisation du travail et exacerbe la division sexuelle (mais aussi « raciale » et sociale) du travail : aux jeunes femmes prolétaires et du Sud les emplois précaires dans les usines d’assemblage, notamment électroniques, aux hommes de classe moyenne les emplois d’ingénieurs stables et bien rémunérés ou de développeurs informatiques de la Silicon Valley. Ensuite, une part considérable des fonds publics pour la recherche est mise au service des SMI, au détriment de secteurs comme la santé et l’éducation. Plus largement, les commandes publiques qui soutiennent vigoureusement l’industrie militaire, mais aussi la solde des militaires ou des policiers sont autant de millions soutirés aux services publics et à l’Etat-providence.
Michel souligne également combien la vente d’armes enrichit les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, tandis que l’achat de ces mêmes armes creuse la dette de nombreux pays du Sud – l’actuelle dette grecque étant notamment causée par la course aux armements face à la Turquie. Ce système nourrit l’apparition de toutes sortes de dictateurs en puissance propagateurs de rhétoriques guerrières nationalistes ou ethnicistes, dont les femmes sont souvent les premières à faire les frais. En n, les SMI construisent leur légitimité sur un contrôle des médias et des TIC qui appelle des analyses économiques et politiques approfondies (la France étant par exemple le siège de l’un des SMI les plus puissants de la planète).
• Renforcement et évolutions des groupes armés non-étatiques et illégaux
D’abord, l’analyse genrée des entreprises légales de toutes tailles apparues dans le domaine du mercenariat et de la sécurité, qui appuient ou protègent tout autant des armées régulières ou leurs sous-traitants civils dans des pays ouvertement en guerre que des acteurs économiques, reste à faire. Leur tendance est de pratiquer une intégration verticale croissante, allant parfois jusqu’à réaliser simultanément l’exploitation minière, la vente d’armes et la milice (Deneault et Al, 2008).
Les groupes illégaux liés à l’économie clandestine semblent eux aussi s’être considérablement renforcés. Le cas du Mexique est révélateur : les modestes cartels de la drogue des années 1980 sont devenus des acteurs militaires, mais aussi économiques et politiques incontournables, dont les activités s’étendent jusqu’en Amérique centrale et en Afrique de l’Ouest. Le Mexique illustre également l’évolution de ces cartels de la drogue vers des activités mafieuses plus classiques de vente de « protection » – des personnes, des biens et des territoires (Devineau, 2013). Ces acteurs s’insèrent de plus en plus étroitement dans les économies locales, nationales et internationales dans le cadre du blanchiment, quel est l’impact économique de leurs importations-exportations de capitaux et de leurs investissements, productifs, somptuaires ou… militaires ? En effet, pour déjouer les autorités, ils s’équipent d’armes, de moyens de communication et de transports sophistiqués et coûteux (avions, sous-marins ou systèmes de communication), fournissant ainsi un appréciable débouché aux SMI – qui écoulent une autre partie de leur production via l’« aide » militaire qu’imposent différents gouvernements du Nord aux pays du Sud, incités à entrer en guerre contre la drogue.
Ainsi, les nombreux travaux menés dans une perspective de genre mais surtout d’imbrication des rapports sociaux, permettent une compréhension plus complète de la mondialisation. Ils soulignent que l’une des dynamiques centrales de la mondialisation néolibérale se joue autour de la réorganisation de la reproduction sociale tout autant que des systèmes militaro-industriels. Enfin, si l’on observe l’histoire longue, il est permis de penser que l’on assiste aujourd’hui à une nouvelle phase d’accumulation primitive (Federici, 2014 [2004]), grâce au durcissement simultané des rapports sociaux de sexe, de « race » et de classe.
Jules Falquet, maîtresse de conférences en sociologie
Paru dans Regards croisés sur l’économie, « Peut-on faire l’économie du genre ? », 2014, n°15, pp.341-355.
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