John Nichols, The Nation, 27 septembre 2023
Traduction, Alexandra Cyr
Abraham Lincoln, définitivement le Président américain le plus conscient des classes sociales, a déclaré lors de son premier message au Congrès : « Le travail est prioritaire au capital et il en est indépendant. Le capital n’est que le fruit du travail et n’existerait pas si le travail n’avait existé d’abord. Le travail est supérieur au capital et mérite les plus hautes considérations ».
Franklin Roosevelt, est le Président qui a introduit des lois d’ouverture à la syndicalisation de masse des années 1930. Le Département de l’éducation de la CIO a rapporté sur une de ses affiches la déclaration suivante : « Si je travaillais dans une manufacture, la première chose que je ferais serait de devenir membre du syndicat ».
Mais aucun d’entre eux n’a jamais rejoint une ligne de piquetage. Ni, d’ailleurs aucun des Présidents en exercice de George Washington à Donald Trump.
Seul, Joe Biden l’a fait.
Ce Démocrate, qui souvent se présente avec le titre du « Président le plus pro syndicats de l’histoire américaine », s’est envolé mardi vers le Michigan et a rejoint les membres du local 174 du Syndicat des travailleurs de l’automobile, au Centre de distribution Willow Run, un des 38 qui distribue les pièces d’auto dans le pays. Il a été choisi par le syndicat comme lieu de piquetage dans sa grève contre les trois grandes compagnies du secteur automobile.
Joe Biden ne s’est pas joint à n’importe quel lieu de piquetage. Le local 174 est reconnu comme « celui de Walter Reuther ». On y retrouve plus de 59 unités de négociations qui ont été mis en place en 1936, où on a organisé un « sit in » sous le leadership de W. Reuther, ce militant syndical qui a présidé le syndicat des travailleurs de l’auto de la présidence de Harry Truman à celle de Richard Nixon en passant par Dwight Eisenhower, John Kennedy et Lyndon Johnson.
Durant cette période, qui a été celle de la plus grande progression de membres dans le syndicat de toute l’histoire du pays, W. Reuther était écouté par les grands dirigeants internationaux et les a poussés à faire de grandes choses. Son appui au mouvement des droits civiques aux côtés du Président de la Brotherhood of Sleeping Car Porters, A. Philip Randolph, du Révérend Martin Luther King jr, et de tant d’autres, a forcé les administrations des Présidents Kennedy et Johnson a s’emparer d’enjeux longtemps négligés. La vision dynamique que W. Reuther avait du rôle du mouvement ouvrier comme force économique, sociale, en matière de justice sociale et aussi de protection de la nature et de l’environnement, a été résumée dans son énoncé : « il n’y a pas de pouvoir au monde qui puisse arrêter la marche en avant des hommes et des femmes libres quand ils et elles se rejoignent dans la solidarité humaine ».
Mais, même lui n’a jamais vu un Président rejoindre une ligne de piquetage.
Son successeur actuel, Shawn Fain l’a vu. Et J. Biden n’a pas fait qu’apparaitre mardi ; il a dit ce qu’il fallait dire.
Il a rejeté les termes faibles des Présidents démocrates du passé qui ont rarement fait plus que d’en appeler aux patrons et aux syndiqués.es à continuer à se parler. Il a mis de côté les positions bloquées des deux équipes de négociation l’an dernier et a imposé une convention collective aux travailleurs.euses du rail avant que leurs revendications pour six jours de congés maladie soient acceptées et finalement s’est distancé de son administration précautionneuse dès les premiers jours de grève des travailleurs.euses de l’auto contre General Motors, Ford et Stellantis.
Le Président a choisi un moment particulier de l’histoire du mouvement ouvrier pour poser ce geste. Il a clairement endossé la lutte du syndicat des travailleurs de l’auto pour forcer les compagnies qui ont empoché des profits records, à accepter les revendications de hausses salariales importantes et l’amélioration des bénéfices marginaux comme les changements dans l’organisation du travail pour les 140,000 travailleurs et travailleuses de ce secteur dans tout le pays.
Avec un porte-voix, et portant une casquette à l’effigie du syndicat, il a interpelé ses membres en grève depuis le 15 septembre : « Tenez votre position ! Parce que vous méritez la hausse de salaire importante dont vous avez besoin ». Combien ? Mardi, quand on lui a demandé si les travailleurs.euses méritaient 40% d’augmentation comme celle que les dirigeants.es de l’industrie ont reçu au cours des dernières décennies, les grévistes ont crié « OUI » et le Président a approuvé.
Rappelant les concessions que les syndiqués.es de l’auto ont fait durant la récession de 2008-09 pour maintenir l’industrie en vie, il a ajouté : « De fait, vous avez été ceux et celles qui ont sauvé l’industrie automobile à ce moment-là. Vous avez fait beaucoup de sacrifices, vous avez donné beaucoup quand les compagnies étaient en mauvaise position. Maintenant elles vont très bien ; alors, vous devriez aller aussi bien vous aussi ». S’adressant directement aux grévistes, il a ajouté : « Retrouvons ce que nous avons perdu ! O.K. » ?
C’est le but premier du syndicat. On se questionne à savoir si le Président endosse toutes les revendications du syndicat. Par exemple, avec son équipe ils ont précisément évité de mentionner la revendication pour la semaine de 32 heures particulièrement à propos pour maintenir les emplois et des salaires justes en ces temps de développement de l’automation dans les usines. L’administration n’a pas non plus, pour le moment, souscrit à l’argument qui soutient que la promotion du développement de la production de voitures électriques devrait être liée à la garantie que la fabrication de ces véhicules se ferait obligatoirement dans les usines où historiquement le personnel est syndiqué.
Il est juste de dire que le Président Biden a encore beaucoup de travail à faire s’il veut être « le Président le plus pro syndicats de l’histoire américaine ». Ou, encore s’il veut renforcer son appui aux syndicats au-delà de la campagne électorale de 2024 pour sa réélection. Ce ne sera pas facile. Vraisemblablement, il fera face encore une fois à l’ancien Président républicain, D. Trump.
Par chance pour M. Biden, D. Trump est en position plus que délicate cette fois. Alors qu’il se tenait côte à côte avec le président du syndicat, M. Fain dont l’organisation a endossé la candidature démocrate pour 2024, D. Trump, qui a critiqué les positions syndicales et souligné les points de vue patronaux disant que les revendications du syndicat pourraient ruiner l’industrie, faisait une apparition mercredi à une usine au personnel non syndiqué dans la région de Détroit. Difficile d’imaginer un contraste plus clair à la question : « De quel côté vous situez-vous » ?
Ceci dit, J. Biden pourrait encore apprendre de M. Fain. Après le bref discours devant les grévistes, mardi, le président du syndicat a repris le mégaphone et livré un message très clair à ses troupes ; il a situé leur grève dans la lutte des classes contre la cupidité des corporations.
Rappelant que les membres du local 174 et d’autres dans ce syndicat, avaient fait le saut entre la production automobile et celle pour la défense durant la deuxième guerre mondiale il a insisté : « Ce site, Willow Run, occupe une place spéciale dans notre histoire syndicale et celle du pays. Durant la 2ième guerre mondiale il a fait partie de « l’Arsenal of Democracy ». C’est ici qu’ont été construit les B-24, les bombardiers libérateurs. Ils en construisaient un à l’heure au moment du maximum de production. C’est ce qui nous a aidé à gagner la guerre. Donc, aujourd’hui, 80 ans plus tard, nous nous retrouvons encore dans cet Arsenal of Democracy. C’est un arsenal différent, d’une autre sorte car nous livrons une guerre différente.
Nous ne combattons plus des pays étrangers à des milles de distance. Nous combattons ici sur notre propre sol. La cupidité des entreprises est notre ennemi.
Et les armes que nous produisons pour combattre cet ennemi, ce sont les libérateurs, les véritables libérateurs de la classe ouvrière. Tout ce que vous faites en piquetant, toutes vos cibles sont pour livrer un produit important pour nos compagnies. Nous allons défaire la cupidité corporative en nous tenant tous et toutes ensembles ».
Mardi, Joe Biden se tenait avec la classe ouvrière d’une manière absolument nouvelle que S. Fain a souligné : « C’est un moment historique. C’est la première fois qu’un Président des États-Unis a rejoint une ligne de piquetage. Merci » ! a-t-il crié avec les grévistes.
Et il a continué : « Notre Président a choisi de se tenir avec les travailleurs.euses qui se battent pour la justice économique et sociale. Donc, c’est un jour historique, un moment historique. Et c’est avec les travailleurs.euses de l’automobile qui font partie de la construction de la classe ouvrière de ce pays.
Nous sommes la population qui fait fonctionner le monde. Ce ne sont pas les multimillionnaires ni la petite élite qui le font. Ce sont les milliards de membres de la classe ouvrière qui ont été laissés.es pour compte. Il faut changer cela et c’est ce pourquoi nous nous battons.
Ce ne sont pas quelques dirigeants.es qui détiennent notre avenir qui vont le faire. C’est nous, la classe ouvrière toute entière. C’est ce que nous décidons ensemble qui va amener ces changements, c’est ce qui va dessiner les futurs contours de la planète pour les générations à venir. C’est cette réalité économique que les P.D.G. ne veulent pas que nous reconnaissions. Je les entends tenter de justifier un système où ils encaissent tous les profits, laissent les travailleurs.euses se battre pour le minimum et vivre d’une paye à l’autre. Il faut que cela cesse. Ces dirigeants.es se reposent sur leurs lauriers. Ils et elles participent à des réunions et prennent des décisions mais ne produisent rien de tangible. Nous faisons marcher le monde contrairement à leurs croyances. À les entendre le futur leur appartient. Le présent appartient aux travailleurs.euses de l’automobile et à la classe ouvrière. Nous chantons notre différence dans Solidarity Forever où il est dit que sans nos cerveaux et nos muscles, pas une seule roue ne tournerait.
Voilà la différence de la classe ouvrière. Que vous construisiez une auto ou un camion ou que vous dirigiez un centre de distribution de pièces. Que vous écriviez des films ou performiez dans des programmes de télé. Que vous prépariez le café chez Strabucks ; que vous soyez infirmiers.ères et remettiez les gens sur pied ; que vous éduquiez les jeunes de la maternelle au collège, nous exécutons le dur travail, le véritable. Ce n’est pas ce que font les P.D.G. et autres dirigeants.es. Même si nous ne le savons pas, c’est du pouvoir. Nous détenons le pouvoir.
Nous façonnons le monde, l’économie et cette industrie. Nous faisons la démonstration que quand nous nous nous retirons (du travail) nous pouvons les défaire. Et en montrant que nous pouvons gagner grâce à notre grève contre les Trois grandes, nous montrons aussi que nous pouvons les refaire. Dans notre pays, le peuple est la plus haute autorité. Donc, aujourd’hui, je veux prendre ce moment avec vous tous et toutes pour dire à notre Président, « MERCI » ! Merci d’être venu ici vous tenir à nos côtés, nous la génération qui définissons ce moment. Nous savons que le Président va faire ce qui est correct pour la classe ouvrière. Et quand nous faisons ce qui est correct pour la classe ouvrière, on peut nous faire confiance : nous allons prendre soin de cette industrie ».
Le discours de S. Fain était en bonne partie plus fort que ce celui du Président. Mais sa présence a fait en sorte que des dizaines millions d’Américains.es ont entendu l’appel de M. Fain à la solidarité ouvrière et qu’il ne s’est pas éloigné du message de son syndicat. En fait, lorsque le Président a repris le mégaphone des mains de S. Fain, il l’a amplifié en disant aux grévistes : « Continuons ! Vous méritez ce que vous avez gagné et bien plus encore, que ce qu’est votre salaire en ce moment ».
Si Joe Biden continue à propager ce message aux travailleurs.euses de toutes les industries, pas seulement à ceux et celles du secteur automobile, il en fait un choix essentiel dans le cadre de sa campagne de 2024 entre un Président qui a pris la décision historique de marcher avec des grévistes et un multimillionnaire qui s’est présenté à une usine au personnel non syndiqué et a trouvé incorrect l’appel d’un dirigeant syndical à la solidarité ouvrière. C’est une course que J. Biden peut gagner.
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