Tiré deEntre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/05/16/mensonge-fraude-et-sacrilege/
Tout ceci n’est qu’un énorme mensonge de plus. Ou plutôt une énorme fraude macabre qui sert uniquement la propagande grande-russe du régime actuel. Et voici le pourquoi. Tout d’abord, l’ensemble de ces morts commémorés n’étaient pas des Russes mais… d’abord et surtout des civils et des militaires soviétiques. La différence n’est pas négligeable et la première personne qui devrait en convenir est M. Poutine lui-même, qui en sait quelque chose de l’abysse qui sépare la maudite Union soviétique de sa Fédération de Russie, puisqu’il a coutume de péter les plombs en public quand il parle de la Révolution d’Octobre, de Lénine et de ses bolcheviks.
Mais voyons si, malgré tout, il y a un grain de vérité dans la propagande de M. Poutine. Les citoyens et les militaires soviétiques qui sont morts pendant et à cause de la Seconde Guerre mondiale étaient-ils donc uniquement des Russes ? La réponse est donnée par le tableau suivant emprunté à l’article pertinent de Wikipedia (en français et en anglais), qui s’appuie sur l’étude de Vadim Erlikman : Poteri narodonaseleniia v XX veke : spravochnik, Moscou 2004 (ISBN 5-93165-107-1) pp. 23-35.
Décès par République soviétique
La réponse est bien sûr négative. Bien entendu, la République socialiste fédérative soviétique de Russie, qui comptait à l’époque de loin la plus grande population (110 millions d’habitants), a eu, en chiffres absolus, plus de morts que toute autre République socialiste soviétique. Toutefois, les choses changent considérablement lorsque le calcul est effectué sur la base du pourcentage de la population de chaque République soviétique représenté par ses morts civils et militaires. En effet, le pourcentage de Russes morts (12,7%) est inférieur au pourcentage moyen de toute l’Union soviétique (13,7%) ! Et pas seulement ça. Le pourcentage de l’Ukraine est considérablement plus élevé (16,3%), ce qui la place en deuxième position en termes de pertes humaines, après la Biélorussie (25,3%), qui a payé le plus lourd tribut de sang, comme d’ailleurs en témoigne un des deux ou trois films les plus importants du cinéma mondial : le film terrifiant de réalisme et en même temps profondément philosophique « Va et regarde » (intitulé bêtement « Requiem pour un massacre » en France) du grand réalisateur soviétique Elem Klimov.
Mais que dire des « petits » peuples et nations d’URSS qui sont en permanence ignorés par M. Poutine alors que leurs populations ont été quasiment décimées pendant la guerre ? Comme, par exemple, les Iakoutes qui ont perdu environ 61% de leurs hommes qui ont combattu avec l’Armée Rouge ! Ou les Juifs d’URSS qui ont également subi des pertes énormes, les plus grandes de toutes les nations de l’Union soviétique, puisque sur les 500 000 qui ont combattu dans les rangs de l’Armée rouge, 200 000 ont été tués, soit 40% (!), tandis que 2 millions de civils Juifs ont également perdu la vie. C’est donc évidemment à cause de cette falsification bien organisée de l’histoire que nous nous obstinons à parler, par exemple, de la « libération d’Auschwitz par des soldats russes », alors qu’en réalité, « Auschwitz a été libéré par la 322e division du « Premier front ukrainien » de l’Armée Rouge ». C’est-à-dire, principalement par des soldats ukrainiens. Et ceci n’est qu’un des innombrables exemples de ce genre…
Alors, quand Poutine et sa propagande grande-russe non seulement ignorent les sacrifices de tous ces peuples, nations et nationalités, mais vont jusqu’à confisquer leurs sacrifices et leurs morts en les attribuant à des… « Russes », nous n’avons plus une simple fraude, un simple mensonge, mais quelque chose de bien pire, un vrai sacrilège ! Et le pourquoi de ce sacrilège est manifeste. Ayant décrété qu’il n’y a pas de nation ukrainienne (1), Poutine ne peut évidemment pas admettre qu’il y a eu des millions d’Ukrainiens qui sont morts en combattant le Troisième Reich il y a 80 ans. Et plus encore, il lui est inconcevable d’accepter que les pertes humaines ukrainiennes aient été proportionnellement plus importantes que les pertes russes déjà effroyables. En fait, comme il s’obstine à déclarer que les Ukrainiens ne sont rien d’autre que des Russes « nazifiés », il finit – tout à fait « raisonnablement » dans sa déraison – par russifier aussi… leurs morts de la Seconde Guerre mondiale.
Alors, force est de constater que les fantômes du passé hantent le présent comme jamais auparavant, au moment où même le terrible tribut de sang payé par la population soviétique dans sa lutte antifasciste fait aujourd’hui l’objet d’une opération bien orchestrée de falsification de l’histoire. Juste pour servir les besoins propagandistes du pilleur de tombes sans scrupules qu’est M. Poutine !
Note
1. Voir notre texte : Poutine :« Lénine est l’auteur de l’Ukraine d’aujourd’hui » ou comment tout ça est la faute à… Lénine et aux bolchevik : https://lanticapitaliste.org/opinions/international/poutine-lenine-est-lauteur-de-lukraine-daujourdhui-ou-comment-tout-ca-est-la
* La photo qui accompagne notre texte est due à l’important photojournaliste juif soviétique Dmitri Baltermants et à sa propre histoire tragique. Elle a été prise en janvier 1942, à Kertch, en Crimée, immédiatement après le premier retrait de la Wehrmacht et la découverte des corps tant des partisans soviétiques que des 5 000 Juifs massacrés dans un ravin par les tristement célèbres Einsatzkommando nazis. Sur la photographie, publiée en 1965 et connue mondialement sous le nom de « Malheur », on voit « des hommes et des femmes qui cherchent leur mari, leur père, leur frère ou leur fils parmi les cadavres qui jonchent le sol ». La femme coiffée d’un fichu blanc a été photographiée au moment où elle découvrait le corps de son mari (aucun des deux n’était juif). Cinq mois plus tard, les nazis reviennent à Kertch, et c’est alors que se produit un événement qui rappelle fortement l’actualité ukrainienne d’aujourd’hui : 10 000 soldats de l’Armée Rouge et 5 000 habitants de la ville se réfugient dans les « catacombes », qui ne sont rien d’autre que des tunnels d’une ancienne carrière de calcaire. Ils s’y battent pendant six mois, avec de moins en moins de nourriture, d’eau et de munitions, et résistent aux attaques constantes de l’ennemi, auquel ils infligent d’énormes pertes. Leur résistance s’est poursuivie jusqu’en octobre 1942, et n’a été brisée que lorsque les forces allemandes ont inondé les galeries, après avoir fait un usage massif des gaz toxiques. Sur les quelque 15 000 personnes qui avaient trouvé refuge dans les catacombes, seules 48 ont survécu…
Marioupol n’est pas loin de Kertch, elle se trouve juste sur la côte opposée de la mer d’Azov, et si tout ce qui précède vous rappelle quelque chose de l’actualité sanglante de ce printemps 2022, alors vous avez vu juste…
Yorgos Mitralias, traduit du grec
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