Tiré de Ballast.
On commémore aujourd’hui le 30e anniversaire de l’attentat de Polytechnique : qu’est-ce qui a changé, depuis ?
Au sortir de la tuerie, on a tout de suite cherché à interpréter les causes de l’événement. Il ne s’agissait pas de remettre en question les faits : il n’y avait pas de force négationniste à l’œuvre. Mais les discours qui ont été les plus promus dans les médias mettaient de côté toute analyse sociologique, en réduisant l’événement au geste d’un seul homme guidé par sa folie : il aurait commis l’irréparable et on ne pouvait rien retenir de ses intentions. Or ce type de discours s’opposait très ouvertement aux analyses féministes de la fusillade, qui visaient au contraire à rappeler les intentions du tueur. Et qui voulaient saisir cette occasion pour agir ici et maintenant afin d’éviter la reproduction de ce type d’attentat. Les féministes ont beaucoup milité autour du thème de la violence contre les femmes, ce qui permettait d’inscrire l’attentat de Polytechnique dans un continuum de violences.
Durant les années qui ont suivi, les féministes étaient les seules à commémorer l’attentat, tandis que la bataille mémorielle persistait. Les discours se sont légèrement reconfigurés au moment du 10e anniversaire : il était davantage possible d’admettre que le tueur avait agi avec des intentions, et des intentions misogynes — mais on était encore loin de reconnaître le caractère antiféministe de son acte. Ce que l’on retenait en termes de prévention, c’est qu’il fallait s’attaquer à la violence en général, à la violence sous toutes ses formes. On amalgamait ainsi la violence contre les femmes et la violence à la télévision, la violence dans les cours de récréation… Ce faisant, on perdait de vue la particularité des violences sexistes. On évacuait les spécificités du phénomène sociologique des violences contres les femmes, qui mérite une grille d’analyse particulière.
Mais les féministes ont progressivement créé des brèches dans le discours médiatique. Après 20 ans, leur discours avait donc une plus grande place parmi les interprétations des causes de la tuerie. On reconnaissait que Marc Lépine n’était pas un individu isolé, que son geste s’inscrivait dans une société où persistaient des inégalités de genre. Mais il a fallu attendre 10 ans de plus et des efforts acharnés de la part de certaines féministes (aujourd’hui regroupées sous la bannière « Comité 12 jours d’actions contre les violences faites aux femmes ») pour que la plaque commémorative qui annonce la place du 6‑décembre-1989 à Montréal mentionne clairement qu’il s’agit non seulement d’un « attentat » — et non d’une « tragédie », comme c’était le cas jusqu’alors —, mais aussi d’un attentat antiféministe. C’est enfin une reconnaissance politique forte des intentions du tueur et du phénomène de l’antiféminisme. Mais jusqu’où ira cette reconnaissance ? Sommes-nous aujourd’hui prêts à entendre les féministes qui dénoncent les discours haineux qui les ciblent et qui circulent notamment sur le Web ?
Pourquoi les actes de violence antiféministes ont-ils tant de mal à être reconnus comme tels — et ce malgré les déclarations explicites du tueur ?
Pour le cas de Polytechnique, la distance avec l’événement est une des raisons pour laquelle on le reconnaît beaucoup plus facilement aujourd’hui comme tel. Distance temporelle, d’abord. On peut aujourd’hui penser que Lépine représentait le « dernier des dinosaures » et que la tuerie s’est produite à une autre « époque », celle de 1989, où persistaient des inégalités entre hommes et femmes. Il s’agirait d’un temps désormais révolu, puisque le problème serait réglé. On progresse alors sur la compréhension des intentions mais on se détourne du problème de fond, qui demeure actuel. Distance spatiale, ensuite. On qualifie les événements différemment selon qu’ils nous touchent directement où qu’ils se produisent ailleurs. Il est par exemple plus facile, depuis la France, de parler d’attentat antiféministe à propos de Polytechnique, car c’est le Québec qui a connu ce type de terreur.
À propos de « terreur », justement : vous avez établi un parallèle entre l’attentat de Polytechnique et celui de la mosquée de Québec, en 2017. Du fait, notamment, qu’aucun n’a été reconnu comme acte terroriste. On a assisté aux mêmes polémiques en France à propos de l’attaque de la mosquée de Bayonne, deux ans plus tard. Qu’est-ce que ça nous dit du contexte raciste et sexiste de nos sociétés ?
C’est toujours plus facile de croire que nous formons une grande collectivité unie autour d’un projet national — c’est encore plus particulier pour la France, qui est imprégnée d’idéaux universalistes — et de pointer les autres du doigt, que de reconnaître qu’il persiste des problèmes à l’intérieur de nos sociétés. Les problèmes de démocratie, c’est toujours en Chine qu’on les voit, jamais ici. Mais ces terroristes domestiques révèlent des choses beaucoup plus subtiles, comme le harcèlement quotidien que vivent les femmes, les menaces qui visent les féministes (dans le cas de Polytechnique) ou l’islamophobie (dans le cas de la mosquée de Québec). Et les forces politiques dominantes, généralement constituées d’hommes privilégiés, refusent de voir ces injustices car elles ont un avantage à ce qu’on ne les voie pas : les voir, ça serait remettre en question la société dont ils tirent des avantages.
Pour ce qui est de l’attentat à la mosquée de Québec, les politiques en ont plus rapidement reconnu le caractère raciste, mais la logique du jeu électoral a suffi à les faire se rétracter et à policer leur discours. Du côté des médias, leur premier réflexe a été de faire de l’analyse psychologique, qualifiant le tueur de « fou ». Leur second réflexe a été d’interroger des proches, des témoins, c’est-à-dire de limiter la parole au vécu, au ressenti, mais rarement de les interroger à titre d’experts qui connaissent le phénomène de l’islamophobie et auraient pu éclairer les motivations du tueur. Au lieu de susciter des décisions audacieuses comme la mise sur pied d’une commission d’enquête sur l’islamophobie, le gouvernement a, au contraire, fait voter la « loi 21 », qui cristallise les stigmatisations à l’endroit de la communauté musulmane — surtout envers des femmes qui portent le foulard (comme en France, la loi se focalise sur l’interdiction du port du voile dans la fonction publique).
Le plus inquiétant, pour Polytechnique comme pour la mosquée de Québec, est qu’on voit apparaître des imitateurs, des hommes qui se sentent inspirés par les tueurs et qui cherchent à reproduire leurs actes. Dans le cas de Marc Lépine, un bon exemple est celui de Donald Doyle. En 2005, il se dit être sa « réincarnation ». Il a dressé une liste de 26 féministes qu’il voulait assassiner. Les policiers l’ont arrêté avant qu’il ne passe à l’acte. Ils ont retrouvé chez lui une arme à feu, des balles et une lettre accompagnant la liste. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Des graffitis signés « Marc Lépine II » accompagnaient la menace « Tuer toutes les féministes » dans les toilettes de la Faculté de génie de l’Université de Toronto en avril 1990. Et j’en passe1. On trouve aussi sur Internet, sur les diverses plateformes des incels — les célibataires involontaires —, des messages qui héroïsent Lépine et invitent d’autres hommes à s’en inspirer. Dans le cas de l’attentat à la mosquée de Québec, des menaces ont été proférées à l’endroit de la communauté musulmane, sans compter les têtes de porcs déposées devant des entrées de mosquées et des graffitis haineux. De manière générale, les actes terroristes domestiques ont des conséquences sur les groupes marginalisés qui sont visés. Mais les hommes et les femmes politiques échouent le plus souvent à protéger véritablement ceux et celles qui en sont les cibles.
Ce type d’actions violentes, voire criminelles, qui frappe les femmes est-il intrinsèquement lié à l’idéologie masculiniste ?
Le masculinisme peut être pensé comme une composante du contre-mouvement antiféministe (2). Et le propre d’un contre-mouvement est d’entretenir une relation quasi symbiotique ou d’interdépendance avec le mouvement contre lequel il s’oppose. L’antiféminisme est aussi un contre-mouvement social pluriel, composé de différentes tendances, dont certaines sont effectivement très virulentes — et d’autres moins. C’est seulement une petite frange de l’antiféminisme qui adopte cette posture violente. Parmi leurs actions privilégiées, on compte certes les actions directes et les menaces de mort, mais aussi le lobbying, la publication d’ouvrages ou le soutien aux hommes via des ressources spécialisées pour les hommes en difficultés. Peu importe les tactiques mobilisées ou la virulence de leurs propos, l’ensemble des acteurs s’opposent aux revendications du mouvement féministe au nom de la préservation des intérêts des hommes. Dans ma recherche doctorale3, je rappelle que le masculinisme est généralement composé d’hommes blancs hétérosexuels issus pour la plupart de milieux assez privilégiés économiquement, qui considèrent qu’ils ont beaucoup à perdre si les féministes progressent.
On ne peut pourtant pas dire que les avancées féministes aient renversé l’ordre masculin en place, ces dernières décennies !
Le plus souvent, ce n’est pas le changement lui-même mais plutôt l’impression d’un changement qui serait contraire à leurs intérêts qui stimule les mouvements réactionnaires. C’est notamment le cas du masculinisme lorsque le mouvement féministe acquiert une certaine visibilité. Par exemple, lorsqu’au milieu des années 2000, le gouvernement annonce qu’il va allouer une certaine somme pour aider les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales et les centres d’aide pour les victimes de violences sexuelles — c’est-à-dire des ressources clairement identifiées au féminisme —, on observe une réaction contestataire très forte de leur part. De leur point de vue, ces organismes contribuent à retourner la société contre les hommes en protégeant les femmes. C’est bien la peur — une peur de privilégiés — qui est le moteur de leur mobilisation : la peur de perdre quelque chose qu’ils croient leur être enlevée, mais qui est suscitée par des effets d’annonces et de médiatisation. Et cette réaction antiféministe peut aller jusqu’à la mobilisation : j’ai pu répertorier, par exemple, la dispersion de clous sur le stationnement d’un organisme féministe, des graffitis, des menaces de mort, etc.
Est-ce qu’on peut tracer des relations claires entre les mouvements masculinistes et la droite politique, qu’elle soit conservatrice ou nationaliste ?
C’est plus complexe que ça. Les mouvements masculinistes côtoient effectivement, au quotidien, d’autres formes d’antiféminisme, comme l’antiféminisme religieux conservateur (les « anti-choix », s’opposant au mouvement « pro-choix »), lequel s’organise pour limiter les droits reproductifs des femmes en plus de s’opposer aux droits des conjoints de même sexe. Or le discours de la « crise » de la masculinité est repérable aussi dans les organisations situées à gauche du spectre politique, dont les milieux syndicaux. Au Québec, les masculinistes des organisations syndicales vont notamment s’opposer à la non-mixité des comités féministes qui existent à l’intérieur des syndicats, arguant que les hommes vivent aussi des problèmes en tant qu’hommes. C’est donc difficile de positionner le masculinisme à la droite du spectre politique, sans commettre l’erreur d’invisibiliser la présence d’hommes dits de gauches qui s’approprient eux aussi des éléments du discours antiféministe masculiniste pour leurs revendications. À propos de la relation entre le masculinisme et l’extrême droite, cela reste à documenter pour le Québec — je m’y intéresse pour un prochain projet de recherche.
Que dira-t-il ?
Il s’agit de voir plus précisément de quelle manière les militants d’extrême droite sur Internet s’approprient cette rhétorique masculiniste pour alimenter leur analyse de la « crise de la masculinité blanche ». Or cette imbrication de motivations racistes et misogynes, voire antiféministes, semble présente chez certains auteurs d’attentats, dont Alexandre Bissonnette, le tueur de la mosquée de Québec, qui avait fait des recherches sur des organisations féministes avant de s’en prendre à la mosquée.
Par « masculinisme », vous désignez un ensemble de mouvements politiques dont vous ajoutez que les intérêts « rejoignent souvent ceux de tous les hommes ». Ces mouvements entendent-ils représenter tous les hommes ou seulement une certaine forme de masculinité hégémonique ?
On se réfère souvent à la pluralité des masculinités établie par la sociologue Raewyn Connell et à son concept de « masculinité hégémonique ». Mais je crains que ce concept ne devienne un mot-valise. Si je préfère parler d’intérêts et de rapports sociaux plutôt que de « masculinités », c’est parce que les études de la masculinité dérivent parfois vers une psychologisation des identités de genre — comme ça a été le cas dans les études sur les masculinités aux États-Unis — et oublient que, par-delà la psychologie des êtres humains, se jouent des rapports de pouvoir. Connell a elle-même cru bon de préciser qu’on ne peut pas penser les masculinités en soi et pour soi, comme si elles existaient sans rapports directs avec les féminités. Pour le dire avec mes mots, les identités de genre existent parce que des rapports sociaux les construisent. Ou plus simplement encore : l’identité des hommes existe parce qu’ils ont intérêt à s’approprier des corps que l’on dit « féminins ». Ainsi, à chaque fois qu’on analyse une masculinité, qu’elle soit hégémonique ou subalterne, il faut toujours la penser dans sa relation avec une féminité qui lui correspond.
Au sujet de ces rapports de pouvoir, j’ajouterais que parmi les plus virulents et les plus vindicatifs des masculinistes, on dénonce le soutien aux femmes victimes de violences conjugales en prétendant que les féministes ont monté de toute pièce le faux phénomène de la violence contre les femmes (arguant que la violence serait aujourd’hui symétrique entre hommes et femmes) pour s’accaparer les fonds publics et se créer de l’emploi. Si leurs revendications sont acceptées, beaucoup d’hommes vont pouvoir violenter en toute impunité leur conjointe. Et ça, c’est un avantage masculin. Non pas parce que tous les hommes sont violents, mais parce que tous les hommes violents potentiels bénéficieront du démantèlement du réseau de soutien aux victimes de violences conjugales et sexuelles. C’est une illustration du fait que, même si certains hommes refusent et militent contre ce type d’avantages, les intérêts des masculinistes sont en fait des intérêts beaucoup plus généraux.
On pourrait montrer la même chose en matière de divorce et de séparation lorsque la garde d’un enfant est en jeu : les associations de pères séparés et divorcés laissent croire que le tribunal et la magistrature se sont ultra-féminisés, qu’ils sont contrôlés par des féministes et que les pères y sont discriminés lorsque la garde est octroyée uniquement aux mères. Mais des enquêtes, menées notamment en France par la sociologue Aurélie Fillod-Chabaud, démontrent que, dans ces situations, lorsque le père revendique la garde alternée ou partagée, c’est essentiellement pour éviter de payer une pension alimentaire. Il est d’ailleurs révélateur de voir que c’est quand une décision politique a imposé, dans les années 1990, le versement automatique et obligatoire de la pension alimentaire lorsqu’elle est reconnue par un juge que les groupes de l’association Fathers 4 Justice se sont multipliés. Au Québec, des groupes de pères séparés ont, au début des années 2000, offert des conseils aux pères divorcés ou séparés pour ne pas payer la pension alimentaire, en leur proposant des services d’avocats spécialisés ou en leur suggérant de quitter leur emploi pour toucher l’aide sociale. Si les masculinistes en viennent à gagner et à imposer la garde alternée obligatoire, qui seront les gagnants ? Certainement pas les femmes victimes de violence conjugale. Les pères n’auront plus à payer la pension alimentaire, et il y a fort à parier que celles qui s’occuperont réellement des enfants seront dans la majorité des cas les mères ou les nouvelles conjointes des pères séparés. Il y a donc un écart entre le discours public des masculinistes d’une part et le contenu réel de leurs revendications de l’autre.
Les mouvements masculinistes assumés et constitués politiquement ne font-ils pas office d’épouvantails commodes pour d’autres formes plus subtiles d’antiféminisme, drapées dans des revendications « humanistes » ?
C’est une stratégie discursive fréquente, pour les militants antiféministes, de se distancier des masculinistes trop virulents en vue de se présenter comme des acteurs crédibles. Les masculinistes ont attiré l’attention des médias grâce à des actions d’éclat : en France, Serge Charnay a campé en haut d’une grue à Nantes à l’occasion du « Printemps des pères » en 2013 ; à Montréal, en 2005, des membres de l’association Fathers 4 Justice ont escaladé la structure du pont Jacques-Cartier et la croix du mont Royal, déguisés en superhéros. Ces hommes savaient que les autres militants les considèreraient comme plus virulents ou plus combatifs que d’autres groupes qu’ils qualifient eux-même d’« intellectuels ». Ils se voient en quelque sorte comme le bras militant qui manœuvre, de façon très stratégique, avec les plus intellectuels, pour que ces derniers soient ensuite crédibles aux yeux de la population et des décideurs. D’ailleurs, environ cinq ans après leur coup d’éclat, Fathers 4 Justice annonce sur son site Internet qu’ils n’ont plus besoin de recourir à ces actions directes parce que la population a enfin compris. Ils laissaient ainsi la place aux « intellectuels ». Et effectivement, autour de 2010, ce sont davantage les intervenants sociaux (par exemples les psychologues sociaux qui travaillent dans les organisations de soutien aux hommes violents, dans les groupes de pères) et les chercheurs universitaires qui prennent le devant avec un discours nuancé et beaucoup moins virulent. Ils mobilisent diverses tactiques rhétoriques comme la prétention à la rationalité (contre la prétendue émotivité des militantes féministes), mais aussi l’utilisation massive du terme d’« égalité » ou la référence à certaines féministes (contestées, comme Élisabeth Badinter en France), pour ne pas passer pour antiféministes. En somme, ces deux types de militants se complètent. Il serait intéressant de documenter davantage comment cette stratégie — qui fonctionne très bien — a été pensée et élaborée par les plus virulents d’entre eux.
Quelles conséquences ces mouvements ont-ils, en retour, sur les mouvements féministes ?
Au Québec, la situation est très différente de la France. Ici, le mouvement féministe est fort, structuré : il est porté par des organisations-parapluie qui font de la défense de droits et qui ont des mandats pour créer des rapports de force avec les décideurs. Or bien des féministes disent qu’il y a eu une percée des discours masculinistes, de sorte que les définitions des violences (selon lesquelles, par exemple, les violences sexistes et sexuelles sont majoritairement dirigées à l’endroit des femmes et les auteurs sont majoritairement des hommes) sont actuellement remises en question. Il y a deux ans de cela, on a retiré les occurrences du mot « femmes » sur les sites Web du Secrétariat à la condition féminine [équivalent québécois du Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes français, ndlr], lorsqu’il est question de « violences contre », de manière à signifier que le gouvernement lutte contre toute forme de violence, incluant la violence des femmes contre les hommes en contexte conjugal. Et ce changement — qui n’a pas duré, le site ayant été remanié — ne semble pas avoir été fait pour inclure les minorités de genre ! J’ai aussi analysé les reculs au niveau des financements : tant dans les organismes publics que dans les fondations philanthropiques, on exige des groupes féministes qu’elles travaillent avec les hommes, y compris pour celles qui ont des mandats de non-mixité ou qui travaillent auprès de victimes de violences. Certaines féministes témoignent même avoir perdu des financements pour avoir refusé de travailler avec des groupes de pères ou avec des hommes violents. Elles ont donc le choix entre la collaboration avec des associations masculinistes ou la perte de leur financement ! Les masculinistes n’ont pas gagné pour autant, mais ces éléments confirment qu’il se passe bien quelque chose au niveau politique.
Il y a aussi des impacts au niveau organisationnel. Au début des années 2000, les féministes ont dû faire face à de nombreuses actions violentes, menaces de mort, etc., et à chaque conférence ou rassemblement, plusieurs d’entre elles témoignaient avoir peur. Elles ont aussi été de plus en plus frileuses à organiser certaines actions. Elles ont donc dû se doter de dispositifs de sécurité, incluant des services d’ordre, en plus de collaborer avec les policiers — alors même qu’elles sont très critiques du travail des policiers qui ne retiennent pas les plaintes des victimes de violences comme ils le devraient. Enfin, le discours masculiniste est parfois intégré au répertoire de contrôle des hommes violents qui parviennent à convaincre des femmes victimes de violences qu’elles sont elles-mêmes violentes. Tout cela requiert une implication plus grande de la part de féministes dans l’intervention, dans l’accompagnement juridique, et conduit à un certain essoufflement. Par contre, le masculinisme produit aussi des effets contraires à ses objectifs. Il agit comme un adversaire structurant du mouvement féministe : c’est l’ennemi commun qui rallie malgré lui les féministes au-delà de leurs divergences politiques ou analytiques. À chaque 6 décembre, on voit bien que l’antiféminisme agit comme un moteur d’action et que c’est contre lui que les féministes se mobilisent !
Notes
1. On pourra se reporter à l’article de Mélissa Blais, « Marc Lépine : héros ou martyr ? », paru dans l’ouvrage Le Mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué en 2015.
2. Dans l’introduction au collectif Le Mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué qu’ils ont dirigé, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri définissent le masculinisme comme un mouvement « englob[ant] un ensemble d’individus et de groupes qui œuvrent à la fois pour contrer le féminisme et pour promouvoir le pouvoir des hommes » ; il peut être qualifié de « contre-mouvement » au sens où on parle de « contre-révolution » : « chaque fois qu’il y a un vaste mouvement d’émancipation, les dominants se mobilisent pour contre-attaquer ».
3. La thèse de Mélissa Blais est accessible en ligne.
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