La liberté guidant ces pages devient un concept privilégié pour comprendre la démarche des auteur-es. En effet, comme un sursaut dans les tableaux, la liberté revient, tel le symbole dans la toile d’Eugène Delacroix, dans de nombreux textes. Elle pourra, dans un premier temps, être associée à l’insoumission qui fait créer. Dire NON. NON à la guerre menée pour des motifs injustifiables (David Fennario) ; NON à la logique capitaliste qui colonise nos esprits en se nourrissant de nos affects (Érik Bordeleau) ; NON à cette même logique qui amenuise notre vocabulaire en une novlangue de l’efficacité (les situationnistes de David Beaudin Hyppia et le micropolitique de Steve Giasson).
La liberté peut aussi être liée à un mode d’être, à une façon d’être au monde, à une nécessaire libération par l’appropriation collective de l’acte de créer (la culture hacker). Les textes traitant des cultures du partage produites par l’informatisation (Yannick Delbecque, Antoine Moreau et Lila Roussel) proposent une éthique distincte de celle inhérente au libéralisme classique basée sur le concept de propriété, en détrônant la notion du copyright pour le remplacer par le copyleft. Cette zone déterritorialisée laisse place au foisonnement de la connaissance et de la création en nous donnant la responsabilité des logiciels et des contenus (empowerment). C’est aussi dans un territoire libéré de ses frontières que les femmes ont su proposer un dépassement de leur ancrage corporel associé à l’hétéronormativité et s’approprier ce qui au départ pouvait paraître une domination sans appel : la pornographie (Lila Roussel et Ariane Bilodeau).
Les lieux de la liberté propres à la création ne sont pas toujours là où on les attend. En fait, ils y seront rarement. Souterrains, interstices, rencontres improbables, Yi-Jing, improvisations, infiltrations, parasitages, subversions, performances invisibles ; a contrario, à contretemps. Tout pour déjouer les gros sabots que sont devenues les logiques managériales de l’État et les flux du marché. Entre les lignes des codes barres, en se jouant d’elles ou avec elles, l’art semble encore avoir quelque chose à nous dire.
La fin de l’art ou, pour emprunter les mots du philosophe français Yves Michaud, la fin d’une certaine forme de représentation de l’art n’a pas pour autant chassé le politique de l’art ou le désir d’inscrire l’art dans le politique. Nous assistons désormais à une multiplicité de pratiques artistiques, notamment à un art micropolitique qui ne s’engage plus prioritairement de façon frontale comme le faisaient jadis les premières avant-gardes traversées par un certain fantasme de l’efficacité politique d’un art engagé. Il ne s’agit pas ici de reléguer aux poubelles de l’histoire l’héritage esthéticopolitique des premières avant-gardes qui nous habitent encore, mais de reconnaitre dans l’art qui nous est contemporain, l’existence d’un dialogue, d’une relation imparfaite et parfois inédite avec le politique, le monde et le commun.
Avec Auschwitz, malgré Auschwitz, « je me souviens de ce que je n’ai pas vécu » dira Vincent Filteau. Créer en portant le murmure de ces fantômes. Questionnement lancinant dans le texte de Judith Trudeau. Comment créer après le grand drame ? Sommes-nous toutes et tous des imposteurs de l’histoire ? Comment les artistes ont-elles/ils répondu au grand vide ? La musique atonale évoquée dans le texte de Nicolas Masino en serait-elle une réponse ? Les refuges dans l’abstraction, quels que soient les territoires artistiques, semblent avoir été privilégiés, comme d’un silence chromatique.
Entre le son et la parole, entre l’art pour l’art et l’art humaniste où l’empathie semble aussi être un moteur de création (Pierre Robert), d’une autonomie du monde des arts à un art engagé, le spectre analytique braque ses outils à travers bon nombre d’exemples. Nous ne saurions insister suffisamment sur l’ouverture de ces fenêtres, à passer à travers elles et à aller écouter la musique de Michel Ratté, à visionner des films de Pier Paolo Pasolini, à relire les poèmes de Gaston Miron, à participer aux « performances invisibles » de Steve Giasson, à comprendre, avec Nathalie Heinich, le paradigme de l’art contemporain.
Au fil des pages, les lectrices et les lecteurs pourront découvrir les brèches et les ouvertures qu’offrent ces luxuriants territoires de l’art. L’art a encore quelque chose à nous dire, en dialogue avec le politique, s’y frottant, s’y confrontant, le déjouant, le composant et le recomposant. Comme le plaidait le Salon des refusés il n’y a pas si longtemps, un art capable, nous l’espérons, de renouveler sans détruire…
La richesse de ce dossier se trouve au final dans les rencontres. Dans un commun sensible dirait Jacques Rancière, en dehors de la « police » (Emanuel Guay). Un art politique de la rencontre, possible par l’absence de hiérarchies. À la recherche, peut-être, d’un réenchantement sur les lieux mêmes où se creusait l’abîme de la liberté.