Plus de cinq millions de Catalans sont appelés aux urnes dimanche. Ceux qui se préparent à assister à une ultime répétition générale d’ici aux élections législatives espagnoles de décembre, risquent d’être déçus. Les catalanes du « 27-S » (pour 27 septembre) sont un scrutin à part, transformé par une partie de ses participants en un « plébiscite » sur l’indépendance. Sous la pression des nationalistes – de droite comme de gauche –, mais aussi sous les effets de la crise (la Catalogne est la communauté autonome d’Espagne qui enregistre le plus grand nombre d’expulsions immobilières), le paysage politique catalan connaît une mutation accélérée. Preuve du grand chambardement en cours, aucune des têtes de liste des sept principales formations en lice dimanche n’était chef de file lors des précédentes régionales, en 2012. Dimanche soir, de nombreux médias auront les yeux rivés sur un double indicateur, et aucun autre : le score en sièges, mais aussi en voix des indépendantistes au parlement catalan, pour savoir s’ils décrochent une double majorité. Pour certains, c’est une « prise en otage » scandaleuse des régionales, qui fait oublier les vraies difficultés sociales de la région (l’emploi, la pauvreté, le logement, etc.). Pour d’autres, le moment est enfin venu pour la Catalogne de prendre sa revanche, après le vrai-faux référendum humiliant sur l’indépendance que Madrid avait annulé in extremis l’an dernier. D’Artur Mas, le président sortant, qui semble prêt à tout pour sauver sa peau, à Ada Colau, la nouvelle maire « indignée » de Barcelone très prudente pendant la campagne, tour d’horizon des forces en présence.
1 - Une inconnue : l’ampleur de la victoire de la liste pro-indépendance Junts Pel SíArtur Mas revient de loin. Élu pour la première fois en 2010, reconduit en 2012, ce nationaliste de droite, successeur de Jordi Pujol, affiche sur le terrain un bilan décevant. Sa politique d’austérité musclée l’a rendu impopulaire. Pire : il est pris dans les méandres d’affaires de corruption qui ont sali l’image de Pujol ces dernières années. Il y a quelques mois encore, plus personne ne lui imaginait un avenir politique. Et pourtant, le patron de Convergence démocratique (CDC) est aujourd’hui le grand favori pour succéder à lui-même à la tête de la Catalogne, au terme d’un coup politique assez gonflé. Mas s’est entendu au début de l’été avec l’ERC, une formation indépendantiste de centre gauche emmenée par Oriol Junqueras (qui semblait bien parti pour battre Mas dans les urnes). Ils ont mis au point la liste transpartisane Junts Pel Sí (Ensemble pour le oui). Ils comptent sur le soutien de collectifs pro-indépendance très puissants, en particulier ceux qui organisent chaque année le 11 septembre la marche de la Diada. Cette liste n’a qu’une ambition, par-delà les clivages gauche-droite : si elle obtient la majorité, elle lancera un processus vers l’indépendance du « pays ». Elle se donne 18 mois pour rédiger une Constitution de la Catalogne, qui serait soumise à un référendum, en bonne et due forme, au terme de négociations plus ou moins forcées avec Madrid.Pour brouiller un peu plus les cartes droite-gauche, Mas est allé chercher pour conduire cette liste un écologiste, ex-eurodéputé (2004-2014), Raül Romeva. Le patron de Convergencia, lui, ne pointe qu’à la quatrième place. Commentaire d’un observateur critique, sur le site d’El Diario : « Mas a choisi d’occuper la quatrième place de la liste. Il ne rendra aucun compte sur sa gestion, ni sur les affaires de corruption dans son parti. Mais cette anomalie, impensable dans n’importe quelle démocratie avancée, semble ici justifiée, parce qu’il s’agit d’un plébiscite, et pas d’élections ordinaires. » Si la liste Junts Pel Sí arrive en tête (ce que tous les sondages prédisent, avec une très large avance), il y a fort à parier que Mas reprendra tout de même son siège de président de la Generalitat. « Ce ne sont pas des régionales ordinaires. Si l’on ne comprend pas le 27 septembre comme un plébiscite, on se trompe. Nous cherchons à obtenir un mandat démocratique, que personne ne puisse contester. La valeur ajoutée de cette liste, c’est que nous transformons le "27-S" en une opportunité, celle de faire ce qu’ils ne nous ont pas laissé faire le "9-N" [pour 9 novembre 2014, date de la consultation, sans valeur légale, sur l’indépendance de la Catalogne – ndlr], pour sortir de cet imbroglio », se justifiait Raül Romeva, étiqueté « écosocialiste », dans un entretien à El País cet été (ci-dessous un autre entretien, en anglais, donné à la BBC, où le candidat se fait bousculer).
Sur la liste Junts Pel Sí, un objet politique totalement exotique, on trouve aussi des figures de poids de la société civile, dont Carme Forcadell (ex-présidente de l’Assemblée nationale catalane), Muriel Casals (à la tête d’Omnium Cultural, l’autre collectif qui organise la Diada) ou encore Pep Guardiola, joueur de football mythique du Barça devenu entraîneur du Bayern Munich (voir ci-dessous la vidéo de soutien). Cet éclectisme a un prix : les désaccords entre les candidats, au-delà du parti pris indépendantiste, sont légion, en matière de politique économique ou urbanistique, par exemple. Mais qu’importe : Mas et ses alliés de circonstance peuvent compter sur un élan populaire qui se vérifie depuis 2012, à chaque « 11 septembre ». Cette année, ils étaient encore deux millions de personnes, selon les organisateurs, à défiler dans les rues de Barcelone (520 000 selon le gouvernement de Madrid) pour commémorer la chute de Barcelone, le 11 septembre 1714, face aux armées de la France et de l’Espagne. En fin tacticien, Mas a placé la tenue de ces élections anticipées deux semaines à peine après la Diada, qui a marqué le début officiel de sa campagne… « On influence par la rue, mais l’on décide dans les urnes », a résumé Artur Mas, le 11 septembre dernier, en tentant, non sans critiques, de s’accaparer le mouvement de la Diada.
2 - Ada Colau, Podemos, les écolos, la CUP : des agendas différents à gaucheL’opération semblait à portée de main, mais elle a échoué dans la dernière ligne droite : transposer le modèle de Barcelona En Comú, cette plateforme mêlant partis, associations et mouvements sociaux, qui a conduit, en mai dernier, à l’élection d’Ada Colau à Barcelone, à l’échelle de la Catalogne tout entière. Des candidats semblaient tout trouvés, dont l’économiste Arcadi Oliveres ou encore la religieuse Teresa Forcades, figures respectées en Catalogne. Mais les désaccords se sont avérés trop nombreux, sur la question de l’indépendance en particulier. Un mouvement indépendantiste, qui a joué un rôle pivot en mai, le Procés Constituent, a finalement décidé de ne pas participer à la coalition formée par Podemos et des écologistes. La liste Catalunya Sí que es Pot (l’équivalent catalan du « si se puede », « c’est possible » en français) s’est donc lancée avec du plomb dans l’aile. Soutenue par Podem (la version catalane de Podemos), ICV (les écologistes qui ont déjà participé à un gouvernement régional, associés aux socialistes et à l’ERC, dans les années 2000), la petite formation écolo Equo et la version catalane d’Izquierda Unida, la liste est emmenée par Luis Rabell. Peu connu en dehors de la capitale, il est issu du réseau des associations très actives de voisins. « Ce qui s’est passé avec la Grèce montre à quel point il est difficile, pour les petites nations, que l’on respecte leur souveraineté nationale. Si la Grèce a reçu ce traitement humiliant de la part de l’UE, je doute qu’une Catalogne qui se voudrait indépendante reçoive un traitement meilleur, si elle ne compte pas sur les soutiens nécessaires », répond Rabell lorsqu’on l’interroge sur ses convictions indépendantistes.
Ada Colau prudente, pour ne pas braquer ses soutiens à la mairie
Ce collectif se retrouve sur un positionnement plus prudent : oui à l’organisation d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne, sur le modèle de ce qui a été organisé en Écosse l’an dernier (ce que Madrid continue de refuser), mais les avis diffèrent sur l’indépendance. À Podemos, on continue d’insister sur la crise du modèle territorial de l’Espagne, hérité de la constitution de 1978 et de la transition (1975-1982) provoquée par la mort de Franco, sans en dire davantage. Ces derniers jours, Pablo Iglesias, qui a participé à plusieurs meetings de la campagne, s’est adressé à la « Catalogne de la périphérie ».
Le leader de Podemos a mis de côté les enjeux de souveraineté, pour parler droits sociaux et lutte contre la corruption. Certains, comme le leader d’IU Alberto Gárzon, espèrent voir dans Sí que es Pot un laboratoire d’une union des gauches, pour les législatives à venir. Il y a de fortes chances, en tout cas, que le « pacte » entre Podemos et ICV soit reconduit pour les législatives. « La Catalogne n’est pas seulement une nation, c’est un autre pays, c’est une configuration politique qu’il est impossible d’extrapoler, que l’on ne peut comparer au reste de l’État », nuance Iglesias dans un entretien jeudi à El País.Plus à gauche, la CUP, elle, plaide ouvertement pour l’indépendance de la Catalogne, et la « désobéissance » pour rompre au plus vite avec Madrid. Cette formation anticapitaliste et horizontale, très implantée dans certains secteurs de la Catalogne, reconnaît le caractère « plébiscitaire » des élections du 27 septembre. Et même si elle refuse de faire liste commune avec Artur Mas et Junts Pel Sí, elle pourrait finir par apporter les voix – et les sièges – qui manquent à Mas, pour trouver une majorité et lancer ce processus indépendantiste. « C’est surprenant de réduire le processus indépendantiste à [Artur Mas]. C’est insultant pour l’indépendantisme », résume Antonio Baños, le chef de file de la CUP. Entre Sí que es Pot et la CUP, il est difficile de dire où se situe Ada Colau. La maire « indignée »de Barcelone avait fait attention, durant sa campagne électorale, à ne pas mettre en avant l’enjeu indépendantiste, pour ne pas diviser ses troupes. Une fois encore, elle se montre très prudente. Tout au plus concède-t-elle, dans un entretien récent à El País, jouant à plein sur les ambiguïtés : « Barcelone sera l’alliée des processus démocratiques en cours en Catalogne. Notre candidature [pour la mairie - ndlr] est plurielle, inclut des indépendantistes et des gens qui ne le sont pas. Mais nous sommes tous des souverainistes, dans le sens où nous croyons tous au "droit à décider" [c’est-à-dire la tenue d’un référendum sur l’indépendance - ndlr]. Nous soutiendrons donc n’importe quel processus constituant, souverain, qui permette d’avancer (…) vers un référendum. »
Mais Ada Colau s’en tient là. Elle a adopté un profil bas durant cette campagne, au grand désarroi de la liste soutenue par Podemos, qui espérait son aide active. La maire de Barcelone n’avait pas caché avoir voté, lors du vrai-faux référendum organisé fin 2014, pour l’indépendance de la Catalogne. Mais elle n’a pas souhaité que Barcelone rejoigne l’Association des municipalités pour l’indépendance, un collectif qui participe, lui aussi, à la Diada du 11 septembre. Dans les faits, Colau est écartelée. Arrivée en tête du scrutin municipal d’une très courte tête (elle ne dispose que de 11 conseillers municipaux, sur un total de 41), elle doit son élection à la mairie de Barcelone au soutien de conseillers de l’ERC, de la CUP, mais aussi du PSC, les socialistes catalans. Les deux premières formations sont indépendantistes, pas la troisième. Colau fait donc très attention à ne pas se faire piéger, ni par les uns, ni par les autres, pour conserver son assise au conseil municipal dans les mois à venir. Mais cela n’a pas empêché plusieurs de ses très proches conseillers de s’engager, eux, dans la campagne, certains pour la CUP, d’autres pour Sí que es Pot. La plupart ont aussi signé un manifeste qui plaide pour un rapprochement des deux collectifs, au lendemain des élections régionales… Ce qui pourrait là encore préparer le terrain à un front catalan plus ample, autour de Podemos, pour la fin d’année.3 - Ciudadanos, PP, PSC : le match dans le match des « pro-Madrid »Aux côtés des indépendantistes (Junts Pel Sí, la CUP) ou encore des avocats du « droit à décider » (Sí que es Pot), il reste une myriade de formations associées, pour le dire vite, à Madrid. Et, par-delà d’infinies nuances, elles se trouvent toutes opposées à l’indépendance. C’est ici que l’on retrouve bien sûr le Parti populaire (PP, droite) de Mariano Rajoy (au pouvoir à Madrid) ou encore le parti socialiste catalan (PSC), mais aussi Ciutadans (la version catalane de Ciudadanos, jeune formation surgie début 2015, pour concurrencer Podemos par la droite, dont le leader, Albert Rivera, est catalan), et Unió, l’ex-allié catalan de Convergencia démocratica, le parti d’Artur Mas, qui plaide, lui, pour une « confédération ». Du côté des socialistes, on défend une Espagne davantage fédéraliste, en réponse à la crise catalane, même si le renoncement, sur ce dossier, de José Luis Rodriguez Zapatero continue d’abîmer l’image de marque des socialistes en Catalogne. Au passage, le candidat du PSC s’est surtout fait remarquer ces derniers jours par ses techniques de danse, en fin de meeting, sur des chansons de Freddie Mercury, aux côtés de Pedro Sanchez, le patron du PSOE :
Quant au PP, il a choisi un jeu dangereux, en allant chercher un franc-tireur douteux. Xavier Garcia Albiol, ex-maire de Badalona, à proximité de Barcelone, représente l’aile droitière du PP. Vedette médiatique, il est un habitué des sorties nauséabondes visant les Roms en particulier et les migrants en général. Il sera soutenu par Mariano Rajoy et... Nicolas Sarkozy, lors du meeting de clôture de sa campagne, ce vendredi.
Au-delà, Rajoy n’a pas lésiné sur les moyens pour tenter de freiner la dynamique de la liste Junts Pel Si. Il est allé chercher le soutien d’Angela Merkel (les traités européens, « qui doivent être respectés par tous, garantissent la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale des États », a dit la chancelière allemande), mais aussi de David Cameron (le premier ministre britannique a rappelé, une fois de plus, que la Catalogne risquait de sortir de l’UE si elle devenait indépendante) ou encore du roi d’Espagne. Rajoy a aussi lancé une réforme du tribunal constitutionnel, qui se verrait autorisé à suspendre Mas de ses fonctions, sur décision du gouvernement de Madrid, si Mas ne respectait pas la jurisprudence du tribunal…Et pas un jour ne passe dans cette campagne sans que la presse madrilène ne publie une nouvelle enquête annonçant, ici le départ des grandes banques, là l’effondrement des investissements étrangers, ou là encore, la sortie de l’euro, si la Catalogne devient, un jour, indépendante. Ces risques sont bien sûr à prendre au sérieux, mais la manière dont le gouvernement, à Madrid, les instrumentalise a tendance à s’avérer totalement contre-productive auprès d’une partie des électeurs catalans. Comme le résumait le socialiste Pedro Sanchez, Mariano Rajoy, par son intransigeance vis-à-vis de Barcelone et son refus d’ouvrir toute discussion sur l’avenir de la Catalogne, reste « le meilleur allié de Mas ».