Tiré du site d’Orient XXI.
Le 5 avril dernier, Donald Trump a pris la première initiative substantielle de politique étrangère de sa présidence en autorisant une action militaire des États-Unis à la suite de l’attaque d’armes chimiques survenue le jour précédent à Khan Cheikhoun en Syrie. Le tir en quatre minutes de 59 missiles de croisière sur la base aérienne d’Al-Shayrat a cependant généré autant de questions que de réponses sur la direction vers laquelle pourrait s’orienter la politique américaine au Proche-Orient. Les membres de son administration ont dans la foulée envoyé des messages mitigés quant à savoir si les bombardements signaleraient un changement dans l’approche des États-Unis en Syrie. Le manque de véritable suivi a en outre renforcé la perception que la formulation de la politique sous la présidence Trump sera plus réactive et au cas par cas que proactive et révélatrice d’un vaste concept stratégique.
Les alliés, les partenaires et les adversaires des États-Unis ont consacré les dix premières semaines du nouveau mandat présidentiel à rechercher des indices sur la façon dont l’une des administrations les moins prévisibles des temps modernes entendait s’engager à l’échelle internationale. La plupart des présidents prennent leurs fonctions avec un ensemble de propositions politiques et une liste d’engagements qui donnent un aperçu des enjeux et des priorités sur lesquels ils ont l’intention de se centrer. Bien sûr, même les meilleurs plans peuvent être dépassés par des événements imprévus, par exemple les attentats terroristes du 11 septembre, survenus après neuf mois de présidence de George W. Bush en 2001. Mais peu de présidents américains sont entrés à la Maison Blanche avec une telle incertitude quant aux éléments clés de leur agenda politique, après tous les bluffs et fanfaronnades d’une campagne électorale volatile, même selon les standards de la politique polarisée de l’Amérique.
Privilégier le « hard power »
Malgré l’absence de lignes claires, un secrétaire d’État discret en Rex Tillerson et des tweets presque quotidiens qui n’offrent au mieux que des aperçus de l’état d’esprit présidentiel, il est possible de rassembler divers indices qui, mis bout à bout, indiquent la direction de la politique américaine à l’égard du Proche-Orient. Au niveau macroéconomique, l’annonce de février dernier que le gouvernement américain cherchera à accroître de 54 milliards de dollars les dépenses de défense et à réduire jusqu’à 28 % le budget du Département d’État indiquent une préférence instinctive pour le hard power plutôt que pour le soft power dans la défense des intérêts américains à l’étranger. Les fortes augmentations dans les budgets proposés pour les achats d’armements et les opérations militaires signalent également que l’empreinte militaire des États-Unis — qui est déjà devenue plus visible au Proche-Orient depuis janvier — augmentera encore.
Les nominations faites aux postes importants de l’appareil de défense et de sécurité à Washington fournissent des indications supplémentaires sur les orientations politiques des États-Unis au Proche-Orient. Comme Laura Rozen l’a recensé, les hauts fonctionnaires du National Security Council (NSC, Conseil de sécurité nationale) comprennent :
– Derek Harvey, chef de l’équipe du Proche-Orient au NSC et coordonnateur pour le Proche-Orient et l’Afrique du Nord à la Maison Blanche ;
– Joel Rayburn, responsable de l’Iran, de l’Irak, du Liban et de la Syrie ;
– Michael Bell, responsable des affaires du Golfe.
Les trois hommes sont des colonels en activité ou à la retraite de l’armée de terre américaine et apportent une expertise particulière à leurs nouveaux postes. Harvey a été fortement impliqué dans la réponse des États-Unis à l’insurrection en Irak après 2003. Rayburn est l’auteur du compte-rendu officiel de la guerre en Irak pour l’armée américaine et a ensuite écrit un livre intitulé Iraq after America : Strongmen, Sectarians, Resistance. Bell a servi lors de la guerre du Golfe en 1991 et, plus récemment, a été le principal rédacteur de la stratégie de sécurité nationale et de défense du Koweït ainsi que de la stratégie militaire nationale des forces armées koweïtiennes.
Un faucon à l’égard de l’Iran
Les principales nominations au-delà du NSC peignent un tableau similaire. Le secrétaire d’État à la défense James Mattis est partisan d’une coopération renforcée en matière de sécurité avec les partenaires des États-Unis dans le Golfe. C’est un faucon à l’égard de l’Iran. Il s’était opposé au soi-disant « pivot asiatique » de l’administration Obama. Bien que ce pivot asiatique ait toujours été plus rhétorique que réel et n’ait pas signifié un « abandon » des partenariats régionaux par les États-Unis, les dirigeants du Golfe se sont accrochés à cette expression pour y concentrer tout ce qu’ils n’aimaient pas dans l’approche du Proche-Orient par Barack Obama. Mattis a plutôt préconisé un déploiement avancé de moyens militaires américains dans le Golfe pour aider à contenir l’Iran et d’autres menaces régionales telles que l’organisation de l’État islamique (OEI). Ce que défend Mattis en particulier pour l’Iran sera agréable aux oreilles des leaders des capitales du Golfe, notamment à Riyad et à Abou Dhabi : les États-Unis doivent travailler en étroite collaboration avec leurs partenaires régionaux pour faire strictement appliquer le plan global d’action conjoint (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) signé en juillet 2015 entre l’Iran et la communauté internationale.
Sur un autre problème régional brûlant, Mike Pompeo, le nouveau directeur de la CIA, avait précédemment co-parrainé en tant que membre de la Chambre des représentants pour le quatrième district du Congrès du Kansas le projet de loi de 2015 sur la désignation des Frères musulmans comme organisation terroriste (Muslim Brotherhood Terrorist Designation, HR3892). Ce qu’a fait Pompeo est susceptible de ravir les Émirats arabes unis (EAU) qui mènent depuis 2011 une incessante campagne pour intervenir dans les affaires régionales afin de freiner l’influence des Frères musulmans au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Cela les a conduits à s’impliquer militairement dans le conflit civil en Libye avec une démonstration de force que les décideurs des Émirats pourraient souligner lors de leurs rencontres avec leurs homologues américains. Le journal Politico a en effet mentionné que l’influent ambassadeur des EAU à Washington Youssef Al-Otaiba s’entretenait fréquemment des questions du Proche-Orient avec Jared Kushner, le gendre et plus proche homme de confiance du président Trump.
Coopération étroite avec les pays du Golfe
Compte tenu de ce qui précède, et notant également que le secrétaire d’État Tillerson a des relations de travail de longue date avec les milieux dirigeants dans les États du Golfe liées à son passé de PDG d’ExxonMobil, la politique américaine au Proche-Orient pendant cette phase initiale de l’administration Trump est susceptible de mettre l’accent sur plusieurs principes :
— l’administration Trump va privilégier le hard power militaire par rapport au soft power.
En matière de politique étrangère, de sécurité et de contre-terrorisme, elle travaillera en étroite collaboration avec des partenaires régionaux sélectionnés. Dans le Golfe, ce sera avec les EAU et l’Arabie saoudite, vis-à-vis desquels des garanties de sécurité accrues seront accordées en échange de l’intensification attendue de la part d’Abou Dhabi et de Riyad de leur coopération sur des questions telles que la politique de l’administration américaine à l’égard des groupes islamistes et de l’Iran. Obtenir des partenaires régionaux qu’ils assument davantage les coûts de la sécurité — comme pour les partenaires de l’OTAN en Europe — sera conforme à « l’Amérique d’abord » défendue par le président Trump. Les rapports selon lesquels les États-Unis pourraient également lever les restrictions, liées aux droits humains, sur les ventes d’armes à Bahreïn, entrent également dans l’attente générale des États-Unis que leurs partenaires renforcent leurs contributions aux structures régionales de sécurité ;
— l’objectif principal de la politique américaine au Proche-Orient consistera à assurer la stabilité régionale et à lutter contre le terrorisme (même s’il n’est que vaguement défini), et ce en étroite collaboration avec les partenaires susmentionnés là où c’est possible.
Les opérations aériennes à Mossoul et dans les régions de Syrie détenues par l’OEI, ainsi qu’au Yémen, se sont largement intensifiées depuis que Donald Trump a pris ses fonctions. La participation des forces émiriennes au raid controversé conduit par des forces spéciales américaines à Yakla au Yémen le 29 janvier dernier illustre le fait que les EAU sont le partenaire arabe de contre-terrorisme le plus proche que les États-Unis possèdent dans la région. Les forces américaines ont travaillé en Afghanistan pendant des années avec leurs homologues émiratis. Ce raid conjoint au Yémen est probablement un prélude supplémentaire à de prochaines activités communes. Les EAU hébergent en outre, en étroite coordination avec les États-Unis, le centre Sawab dédié à la lutte contre la propagande de l’OEI via Internet et les réseaux sociaux, ainsi que le Centre Hedayah contre l’extrémisme violent ;
— les coupes projetées dans les politiques américaines d’aide au développement et dans les programmes pour les réfugiés menacent de vider de sa substance le soft power des États-Unis, alors même que le pays s’implique davantage dans une série de conflits régionaux insolubles ne comportant pas d’issues politiques ou militaires claires ou imminentes.
Privilégier des solutions militaires en Irak, en Syrie et au Yémen sur les approches politiques risque d’alimenter la rhétorique des adversaires des États-Unis et de renforcer la crise des réfugiés qui a causé tant de dégâts politiques en Europe. Le Yémen est au bord d’une catastrophe humanitaire du fait de la famine causée par le blocus, les déplacements internes massifs de populations et la dislocation économique. Il est temps pour la communauté internationale dans son ensemble (pas seulement les États-Unis) de renforcer leurs efforts plutôt que de les réduire.
— selon le processus d’élaboration de la politique américaine, tel qu’il est en vigueur jusqu’à présent dans la présidence Trump, la diplomatie est susceptible de se baser davantage sur les liens personnels et la proximité avec le président que sur les institutions d’état (et leurs homologues de gouvernance internationale) construites au fil des décennies.
Cela représente naturellement une opportunité pour les partenaires américains au Proche-Orient qui opèrent de manière largement similaire, comme en témoigne la visite du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi à la Maison Blanche. Comme on l’a noté ci-dessus, il semble que Jared Kushner — plutôt que le secrétaire d’État Tillerson — devienne l’intermédiaire des gouvernements qui souhaitent établir une ligne directe dans les couloirs du pouvoir américain. Il reste à voir quel impact aura ce style personnalisé de la politique sur son expression réelle et sur sa mise en œuvre ultérieure, au fur et à mesure qu’elle va — au-delà des déclarations et des petites phrases — se traduire dans la chaîne de commandement bureaucratique.
Traduire la rhétorique en vraie politique n’est jamais chose aisée, même dans les meilleures conditions, comme on a pu le voir lors du débat sur l’Obamacare le mois dernier, et avec la déroute qui s’en est suivi. C’est particulièrement le cas pour l’administration Trump qui est bien loin d’avoir fait ses preuves.
Kristian Coates Ulrichsen
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