Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Écosocialisme

Les phases de développement de la crise écologique capitaliste

Homo sapiens, notre espèce, a pour nature de produire socialement sa propre existence. Elle le fait par le biais du travail, grâce auquel elle transforme en valeurs d’usage les ressources naturelles qu’elle ne consomme pas telles quelles. Médiation indispensable entre l’humanité et son environnement, ce travail est une activité consciente : son résultat préexiste dans le cerveau du producteur sous la forme d’un projet que le travailleur adapte au fur et à mesure de l’exécution, et dont il fait ensuite un bilan. Cette capacité de penser le travail a pour corollaires 1°) la recherche des moyens techniques et sociaux d’en accroître la productivité ; 2°) la nécessité d’une communication et d’un apprentissage social ; 3°) le fait que chaque génération se hisse pour ainsi dire sur les épaules des précédentes - autrement dit le développement humain. Ces caractéristiques distinguent notre espèce des autres animaux sociaux tels que les fourmis, les abeilles ou les termites, dont le mode social de production est instinctif et ne se modifie par conséquent qu’au rythme de l’évolution biologique.

Nature humaine, technologie, population et rapports sociaux

Le fait que la capacité de se développer soit un trait distinctif de l’espèce humaine a pour conséquence que celle-ci a inévitablement sur son environnement un impact à court terme supérieur à celui des autres animaux [1]. C’est le cas même dans les sociétés les plus « primitives » de chasseurs-cueilleurs, car la production d’outils, de vêtements et de logements, même sommaires, nécessite évidemment de prélever, de transformer et de rejeter après usage des quantités de ressources naturelles qui excèdent les besoins physiologiques. Certains en concluent que la crise environnementale d’aujourd’hui n’est que la reproduction en plus grand et à l’échelle globale des crises environnementales locales du passé, l’aboutissement logique d’un « engrenage de la technique » qui va de la maîtrise du feu à celle de l’énergie atomique (en admettant que celle-ci soit « maîtrisée »), en passant par la domestication d’autres espèces animales et l’invention de l’agriculture. En d’autres termes, le progrès humain – quantitatif et qualitatif – serait inévitablement destructif.

Cette vision est popularisée depuis plusieurs décennies par de nombreux auteurs, comme Hans Jonas, Jacques Ellul ou, plus récemment, André Lebeau. Tous accusent « la technique » d’être responsable de la dégradation de l’environnement. Pour Ellul comme pour Lebeau, le « système technicien » qui existe depuis les premiers pas de l’humanité possède une logique propre et celle-ci est incompatible avec les limites naturelles. En réalité, « la technique » est ici considérée à un tel niveau d’abstraction et de généralité que, à travers elle, c’est Homo faber qui tend à être désigné comme une menace pour « la nature » [2]. C’est pourquoi, en général, cette approche de la question écologique flirte peu ou prou avec la boutade de James Lovelock qui concluait son « Hypothèse Gaïa » en plaisantant sur le fait que la Terre serait « malade de l’humanité ». Elle rejoint ainsi celle d’autres auteurs (les époux Ehrlich, Jared Diamond, Jean Dorst, par exemple) qui posent plus ou moins directement et explicitement l’accroissement de la population comme le moteur de la destruction du milieu. Rien d’étonnant dès lors à ce que quantité d’ouvrages verts consacrent Malthus comme le fondateur de l’écologie – en passant sous silence le fait que l’auteur du « Principe de population » se souciait de l’environnement comme un poisson d’une pomme…

En vérité, l’essentiel de la production intellectuelle contemporaine sur la question écologique charrie ce genre d’idées plus ou moins misanthropiques, qui ne sont pas sans similitudes avec le dogme du« péché originel ». Qu’ils fassent le procès de « la technique » ou celui de « la population », la plupart des ouvrages grand public ont en commun de faire abstraction des modes de production, des rapports sociaux et des lois de population qui en découlent. La conclusion commune de ces analyses anhistoriques est que l’humanité devrait faire une révolution culturelle afin de se contenir, de changer ses comportements, voire de renoncer au développement, dans le but de protéger « la nature », et de se protéger elle-même éventuellement.

Une révolution culturelle dans la vision des relations entre l’être humain et (le reste de) la nature est en effet nécessaire - on y reviendra en conclusion -, mais c’est pur idéalisme de croire qu’elle serait possible indépendamment des luttes sociales pour un bouleversement profond de la base économique de la société, car c’est de celle-ci que la culture découle en dernière instance. L’impasse du raisonnement est encore plus flagrante chez ceux qui dénoncent (à juste titre) l’idéologie de la domination humaine sur la nature… tout en estimant que l’être humain devrait dominer sa propre nature et en changer pour éviter la catastrophe environnementale ! On est là dans des contradictions inextricables dont les seules issues pratiques risquent d’être le soutien pragmatique au « capitalisme vert », ou le ralliement au despotisme éclairé des experts verts - prôné par Hans Jonas,… ou les deux à la fois.

A l’encontre de ces conceptions essentialistes, on doit constater que les rapports entre le développement – technique et démographique - et l’environnement ne sont pas linéaires. Il n’est tout simplement pas vrai que tout progrès technique serait inévitablement synonyme de destruction environnementale. Prenons trois exemples : 1°) Il est probable que, dans certaines régions du monde, l’invention de l’agriculture a permis de soulager des écosystèmes stressés par des populations de chasseurs-cueilleurs qui utilisaient le feu comme technique de chasse ; 2°) au XVe siècle, en Europe occidentale, la hausse de la productivité agricole résultant de la découverte du fait que la jachère trisannuelle pouvait être abandonnée au profit d’une culture de légumineuses (parce que celles-ci fixent l’azote de l’air et constituent ainsi un « engrais vert ») a freiné la déforestation, l’érosion des sols et le pacage forestier des troupeaux [3] ; 3°) de nos jours, s’il est indiscutable que la solution de la crise écologique n’est pas avant tout technique et requiert une diminution de la production matérielle, elle passe néanmoins par une forme de développement ; en effet, éviter un basculement climatique grave, par exemple, nécessite la transition vers un système énergétique économe basé exclusivement sur la mise en œuvre et l’amélioration des technologies de conversion des sources renouvelables [4].

De même, il n’est pas vrai qu’une population plus nombreuse entraînerait automatiquement une déforestation accrue, donc une érosion plus importante et la destruction des écosystèmes - comme l’affirme notamment Jared Diamond dans son best seller « Effondrement ». Dans un livre écrit plusieurs années auparavant, Ester Boserup avait déjà renversé la thèse de Malthus. Celui-ci soutenait que la population humaine augmente exponentiellement tandis que la productivité agricole ne progresse que linéairement. Boserup a montré au contraire que la croissance démographique peut être nécessaire pour passer à des techniques agricoles plus intensives qui peuvent, à certaines conditions, améliorer durablement la fertilité des sols, donc la qualité de l’environnement. Mutatis mutandis, le raisonnement est encore valable aujourd’hui : en effet, une agriculture organique de proximité, la gestion d’un système énergétique renouvelable et décentralisé, la réforme écologique des villes et la restauration des écosystèmes nécessiteront une grande quantité de main-d’œuvre. Dès lors, la population que le capitalisme considère avec mépris comme « excédentaire » devrait, dans une autre logique, être considérée comme un atout pour une politique écologique.

Il ne s’agit pas d’opposer un schéma mécaniste optimiste à un autre, pessimiste, mais de voir que le développement humain et l’environnement entretiennent des relations dialectiques. La technique et la démographie jouent évidemment un rôle (personne ne prétendra que le doublement de la population au cours des trente dernières années n’a eu aucun impact écologique !), mais la manière dont elles influent sur les équilibres environnementaux dépend des rapports sociaux que les êtres humains nouent dans la production. Certains exemples donnés ci-dessus le montrent :

• Pourquoi la transition vers les énergies renouvelables reste-t-elle marginale alors que leur potentiel technique suffirait à couvrir plus de dix fois les besoins de l’humanité [5] ? Parce que les ressources fossiles restent plus profitables pour le capital, que les industries qui en dépendent constituent le noyau dur d’un système techno-industriel productiviste, et que les réserves non encore exploitées de pétrole, de charbon, de gaz figurent à l’actif du bilan des multinationales ;

• Pourquoi la population « excédentaire » n’est-elle pas employée à protéger et à restaurer les écosystèmes dans le sens d’une économie soutenable (au vrai sens du terme) ? Parce que ces « services à l’environnement » ne sont pas producteurs de valeur et que le capital a besoin en permanence d’une masse de chômeurs et de chômeuses pour faire pression sur les salaires et les allocations sociales.

Ce ne sont ni « la nature humaine » ni « la technique » qui expliquent les réponses données aujourd’hui à ces questions, mais les règles de fonctionnement du mode de production. Ce sont elles qui déterminent les rapports de la société avec son environnement et, en fin de compte, la perception culturelle de celui-ci. Pour comprendre la crise écologique contemporaine, il faut donc pénétrer dans la sphère de la production capitaliste.

Valeurs d’usage, valeurs d’échange et spécificités de la crise écologique capitaliste

D’une manière très générale, on distingue deux grands types de production sociale : la production de valeurs d’usage – autrement dit d’utilités - et la production de valeurs d’échange - autrement dit de marchandises. Le second type est caractéristique du capital en tant que rapport social. Dès le premier chapitre de l’ouvrage qu’il lui a consacré, Karl Marx pointe entre les deux une série de différences, dont une au moins est essentielle du point de vue écologique : alors que la production de valeurs d’usage a pour but la satisfaction d’un besoin, la production de valeurs d’échange a pour but la réalisation d’une plus-value qui prend la forme abstraite de la valeur, la forme argent. L’accumulation sous cette forme paraissant potentiellement illimitée, il en découle que la production de valeurs d’échange s’affranchit des limites des besoins humains existants. Cette différence contient en germe le formidable dynamisme productiviste du capital. Du coup, elle éclaire une nouveauté radicale de la crise écologique depuis deux siècles : dans les sociétés antérieures, les dégradations de l’environnement découlaient du sous-développement des forces productives [6] ; sous le capitalisme, elles découlent de la tendance à la surproduction.

On peut, à la suite de Marx, approfondir la comparaison : le producteur de valeurs d’usage qui écoule ses excédents sur le marché vend pour acheter, l’argent ne sert que d’intermédiaire dans un genre de troc amélioré et le cycle économique s’arrête en fin de compte par l’acquisition d’un équivalent ; par contre, le producteur de valeurs d’échange achète pour vendre afin d’accumuler de l’argent qui lui servira à gagner plus d’argent en investissant dans un nouveau cycle - quitte à créer pour cela de nouveaux besoins. D’intermédiaire facilitant les échanges, l’argent devient ici levier et finalité de la production. Le capital est né. Somme d’argent qui court à la recherche d’une plus-value sous les coups de fouet de la concurrence, il est condamné, sous peine d’être écrasé, à grandir et à bouleverser constamment les techniques, les formes d’organisation et les besoins. Cette tendance à révolutionner sans arrêt la production et la consommation explique une deuxième nouveauté radicale de la crise écologique moderne : alors que le mécanisme des dégradations environnementales était globalement identique dans toutes les sociétés précapitalistes (déforestation abusive et érosion des sols), le capitalisme produit constamment des formes nouvelles, en élimine certaines en en créant d’autres, souvent plus graves. Il y a sans arrêt « du nouveau sous le soleil », comme dit John McNeil [7].

Au risque de simplifier, on peut dire que l’épopée du capital moderne commence avec les « enclosures », dans l’Angleterre du Moyen-Age ». Au cours de cette longue vague d’appropriation des terres, les seigneurs féodaux, ruinés par leurs guerres, chassent les paysans des « communs », y installent des moutons afin de fournir de la laine à l’industrie drapière naissante, et exploitent les forêts à leur profit en vendant du bois aux villes et à la construction navale. Commencé dès le 12e siècle, ce processus se déploie surtout du 15e au 18e. Avec un triple résultat : l’apparition d’une masse de pauvres sans feu ni lieu – les futurs prolétaires, l’amorce de la transformation des ressources naturelles en marchandises et une accumulation d’argent entre les mains de la classe dominante. Par la suite, la transformation des communs en propriété privée gagnera le reste de l’Europe et du monde, sous différentes formes. Sans cela, le capitalisme n’aurait tout simplement pas pu se développer. Car une chose est indiscutable : s’ils n’y avaient pas été obligés par leur séparation brutale d’avec la terre nourricière, jamais les producteurs ne se seraient résignés à vendre leur force de travail contre des salaires de misère, d’abord dans les champs, ensuite dans des usines ou des mines casernes, insalubres et dangereuses.

La dynamique capitaliste d’accumulation et de bouleversement constants pose évidemment la question des limites du développement sur une planète finie. Jusqu’où ira ce système de « destruction créatrice » ininterrompue ? J.S. Mill voulait croire que ses maîtres auraient la sagesse de le stabiliser au-delà d’un certain point. Balayant cette illusion, Marx répond avec justesse que le capital n’a « d’autre limite que le capital lui-même », ou encore « qu’il est la tendance sans borne et sans mesure à dépasser sa propre limite ». En clair : il n’a pas de frontières, son accumulation se déploie d’emblée sur le marché mondial et elle ne s’arrêtera pas d’elle-même tant qu’il y aura de la main-d’œuvre à exploiter et des ressources à piller. Et de conclure par cette formule fameuse et prémonitoire : « le capital épuise les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur ». Il le fait à l’échelle planétaire, ce qui permet de saisir la troisième nouveauté de la crise écologique capitaliste : elle n’est plus locale, comme dans les autres sociétés, mais globale.

Ecrite il y a plus d’un siècle par un auteur que la plupart des Verts considèrent à tort comme productiviste [8], cette analyse est infiniment plus utile pour appréhender nos problèmes actuels que toutes les théories à la mode sur « l’engrenage technique » et la « nature humaine ». En dépit de certaines ambiguïtés , elle permet, on l’a vu, de comprendre pourquoi la crise écologique moderne commence brutalement au 19e siècle, de la distinguer de celles qui l’ont précédée et d’identifier les transformations socio-économiques qui l’ont préparée au cours des siècles précédents. Elle permet aussi de retracer les différentes étapes qui nous ont amenés dans l’impasse actuelle, et de saisir à travers celles-ci le lien indissoluble entre l’exploitation de la force de travail et le pillage des autres ressources naturelles. Ce dernier point est décisif, car il détermine la stratégie à déployer afin d’ouvrir une issue qui, pour être efficace, ne peut être que conjointement sociale et environnementale – autrement dit « écosocialiste » [9].

Le mercantilisme et les premiers pas de la destruction environnementale

Au cours de son développement, le capital a franchi une série de stades qui ont eu chacun un impact écologique particulier. Comme on sait, le capital a d’abord existé sous ses formes marchande et financière. Avant la Révolution industrielle, c’est-à-dire avant la formation du capitalisme proprement dit [10], les dégâts écologiques causés par le système mercantiliste ont été notamment la destruction des forêts et des populations d’animaux à fourrure. Dès le 16e siècle, il n’était pas rare que les seigneurs européens qui s’appropriaient les bois communaux tentassent de se justifier au nom de la protection de la ressource, menacée selon eux par la propriété collective [11]. En réalité, leurs professions de foi écologiques avant la lettre ne les ont pas empêchés de déboiser à un rythme tel que les autorités publiques, en France (Colbert) et en Angleterre, durent prendre des mesures de sauvegarde. Non par souci écologique mais parce que la disparition des massifs forestiers mettait en péril la construction navale et les premières industries utilisant le bois ou le charbon de bois [12].

Ne présentant pas pour les puissances de l’époque d’intérêt stratégique comparable à celui des arbres, les animaux à fourrure n’ont pas bénéficié du même genre de protection. Une série de données à ce sujet ont été rassemblées par J.B. Foster dans son ouvrage « Vulnerable planet ». A la fin du 18e, la faune sibérienne avait été à ce point éradiquée que les chasseurs russes durent déplacer leurs activités vers les îles septentrionales de l’Océan Pacifique, où ils décimèrent 250.000 loutres de mer en quarante ans. La faune d’Amérique du Nord paya aussi un lourd tribut : castors, loutres, ratons laveurs, ours, martres, loups furent traqués sans retenue pour finir en descente de lit ou en manteaux, et remplir l’escarcelle des commerçants. Dix à quinze millions de castors auraient été tués au cours du seul 17e siècle.

Une autre cause de destruction écologique du mercantilisme fut la ruée sur le sucre de canne. Un cas intéressant parce qu’il souligne combien l’exploitation de la force de travail et celle des autres ressources naturelles vont de pair sous le capitalisme. La canne fut en effet la première monoculture tropicale destinée à l’exportation vers l’Europe. Un système de production basé sur le travail servile existait à Madère et aux Canaries dès le 15e siècle. Christophe Colomb voulut le reproduire à Hispaniola, dans les Caraïbes [13]. Moins de 30 ans plus tard, les Amérindiens étaient décimés par des maladies importées et des conditions de travail effroyables. La traite des Noirs commença.

La surexploitation féroce des millions d’hommes et de femmes victimes du commerce triangulaire a été suffisamment décrite pour ne pas y revenir. Les conséquences écologiques de l’avidité des planteurs sont moins connues. Eduardo Galeano en brosse un tableau saisissant : « Le sucre a détruit le nord-est du Brésil. Cette région de forêt tropicale a été transformée en savane. Naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. Là où tout avait poussé avec exubérance, le latifundio destructeur et dominateur ne laissa que roc stérile, sol lessivé, terres érodées. (…) Le feu utilisé afin de nettoyer le terrain pour les champs de canne dévasta la faune en même temps que la flore : le cerf, le sanglier, le tapir, le lapin, le paca et le tatou disparurent. Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne ».

Mais les riches aussi ont leurs problèmes. Une contradiction du capital marchand et du capital financier résidait en ceci que les intérêts versés sur les prêts aux expéditions lointaines ainsi que la vente de marchandises acquises à bas prix (grâce à l’exploitation du travail, à la spoliation des peuples conquis et au pillage des ressources) faisaient couler dans les métropoles des flots de numéraire excédant largement les possibilités de la production de valeurs d’échange industrielle ou agricole, marginale à l’époque. Tout le 16e siècle connut par conséquent une inflation importante. Elle ne diminua sérieusement que lorsque de plus grandes quantités de capital argent désertèrent le commerce et la banque pour s’investir dans l’industrie et/ou dans la grande agriculture industrialisée.

C’est ainsi que s’amorça l’évolution qui allait déboucher 150 ans plus tard sur la Révolution industrielle. Les quelques manufactures cédèrent la place à des fabriques de plus en plus nombreuses au sein desquelles des masses d’ouvriers dépossédés de leur savoir d’artisan ou de paysan servaient des machines mues par la vapeur. L’énergie provenait de la combustion de la houille. Rendu possible par la productivité de l’agriculture capitaliste, ce tournant brusque marque véritablement l’entrée dans la crise écologique capitaliste moderne.

La Révolution industrielle, ou le tournant vers la crise écologique moderne

J.B. Foster résume bien le changement : « quoique la révolution commerciale et agricole de la période mercantiliste ait commencé à altérer la relation de l’être humain à la terre à une échelle globale, le mercantilisme était principalement une phase extensive de développement, qui imposait ses changements par un processus de mainmise sur l’environnement plus que par une transformation écologique. Ce fut la montée du capitalisme machiniste qui rendit possible la réelle sujétion au capital des deux seules sources de toute richesse – la terre et le travailleur ». L’exploitation du travail au cours de cette période a été décrite avec force détails par de nombreux auteurs populaires, tels que Zola et Dickens. Concentrons-nous sur la « sujétion de de la terre ».

Ses conséquences furent d’abord directes, et de plusieurs ordres : la destruction irréversible des paysages dans les régions minières ; la pollution des eaux, des sols et de l’atmosphère (notamment par les métaux lourds contenus dans le charbon : cadmium, plomb, et… mercure, dont les vapeurs voyagent tout autour du globe) ; l’acidification des écosystèmes (due aux émissions de soufre), la transformation des villes en cloaques noirs et insalubres (au 19e siècle, noyées dans les fumées, Londres et Manchester étaient presque aussi sombres de jour que de nuit) ; et l’intensification de la concentration capitaliste des terres agricoles et forestière (entraînant la séparation entre agriculture et élevage puis l’hyper-spécialisation et la standardisation ultérieures de chacune de ces branches, avec la disparition des races et variétés locales)… Sans compter l’émission d’énormes quantités de gaz carbonique, sur laquelle on reviendra plus loin. En regard de cet inventaire, le fait que le passage du bois à la houille ait permis à la forêt européenne de regagner quelques millions d’hectares pèse de peu de poids…

Les conséquences écologiques indirectes de la Révolution industrielle ne furent pas moins importantes. L’une d’entre elles fut l’extension des monocultures d’exportation dans les pays coloniaux. Au cours du 18e et du 19e siècle, en effet, le système qui avait fait la fortune des planteurs de canne fut étendu à d’autres espèces telles que l’hévéa, le coton, le café, le thé, etc. Au détriment des populations locales, de leurs économies, de leurs cultures vivrières… et de leurs forêts. Ainsi, en même temps qu’il laissait les massifs sylvicoles du Vieux Continent panser leurs blessures, le capital lançait ses bucherons contre ceux des tropiques. La violence de l’attaque n’a fait qu’augmenter depuis lors, grâce à la tronçonneuse et au timber jack, par suite de la gloutonnerie des papetiers et des fabricants de meubles à obsolescence rapide - pour ne pas parler des producteurs de soja transgénique et d’agrocarburants, derniers venus parmi les commanditaires de ce massacre.

Il convient de mentionner également la dégradation des terres due à la rupture du cycle des nutriments, car elle est méconnue. C’est le fondateur de la chimie des sols, Liebig, qui tira la sonnette d’alarme : du fait de l’urbanisation, les excréments humains ne retournaient plus au champ, de sorte que les sols étaient progressivement privés des éléments minéraux nécessaires à leur fertilité. Le problème concernait aussi les terres coloniales affectées aux monocultures, puisque les déchets de végétaux exportés ne revenaient plus au champ. De fait, de vastes zones agricoles virent leur productivité décliner de façon inquiétante. Le capital réagit par… une ruée sur le guano : le congrès américain adopta en 1856 un Guano Islands Act autorisant tout citoyen US à s’approprier - au nom de la nation - n’importe quel îlot riche en guano (pour peu qu’il soit inhabité) ; une guerre du guano opposa même l’Espagne au Chili et au Pérou, unis dans la défense de leur souveraineté sur les stocks de fientes d’oiseaux du Pacifique…

Cette fièvre du guano s’arrêta avec la découverte des engrais azotés de synthèse. L’agriculture capitaliste se mit alors à répandre tellement de nitrates que la qualité des eaux est aujourd’hui gravement altérée dans de nombreuses régions du monde. Il faut savoir que les nitrates favorisent la prolifération des algues et une accumulation de matière organique qui entraîne le déclin de la vie aquatique par déficit en oxygène (eutrophisation). De plus, les eaux contenant trop de nitrates ont des effets négatifs sur la santé humaine (les nitrates réduisent la capacité de l’hémoglobine de fixer l’oxygène dans le sang). Enfin, non seulement la fabrication des engrais azotés consomme énormément d’énergie fossile, mais en plus les nitrates non absorbés par les cultures se dégradent en oxyde nitreux, qui est un gaz à effet de serre puissant… Heureux en apparence, le dénouement de la crise des sols est donc en réalité emblématique du fait que le capital ne surmonte les problèmes environnementaux dus à sa frénésie de croissance qu’en les repoussant devant lui, de sorte qu’ils deviennent encore plus compliqués à résoudre.

Les premières machines à vapeur étaient fort peu efficientes énergétiquement mais, vers 1800, leur puissance était déjà équivalente à celle de deux cents êtres humains. Un siècle plus tard, elle était multipliée par trente. Dans sa monumentale « Histoire de l’environnement au XXe siècle », J.R. McNeil impute ce progrès à « l’ingéniosité humaine » qui a créé de « nouvelles technologies » et des « systèmes d’organisation » performants. Cette explication comporte évidemment une part de vérité, mais elle passe à côté de l’essentiel, qui est que tout propriétaire de capitaux est contraint par la concurrence de chercher sans trêve à remplacer des travailleurs par des machines qui rendent le travail plus productif, afin de gagner un avantage compétitif. Quant à « l’ingéniosité humaine », elle ne se contenta pas d’inventer des machines : elle mit en garde, mais en vain, contre les effets négatifs de la Révolution industrielle (à l’exception du changement climatique, toutes les conséquences néfastes énumérées plus haut étaient dénoncées dès le début de l’industrialisation). [14]

Surtout, l’ingéniosité humaine attira très vite l’attention sur le fait que les ressources charbonnières, tout abondantes qu’elles fussent, étaient forcément limitées - au même titre que les stocks de guano. Dès la seconde moitié du 19e siècle, des chercheurs proposèrent d’utiliser le soleil comme source d’énergie alternative (thermique et photovoltaïque), imaginèrent des moyens de stocker l’énergie (la pile à combustible, notamment) pour pallier le caractère intermittent de l’ensoleillement et construisirent des machines performantes pour démontrer la faisabilité de leur projet… Ils ne furent pas entendus. Le lobby charbonnier coula leurs efforts, parce que ceux-ci menaçaient ses surprofits accumulés sous forme de rente grâce au monopole sur les gisements. Cet exemple de carrefour technologique prouve bien que la crise environnementale n’est pas le produit d’un engrenage inexorable de la technique mais de choix socio-politiques, dictés par le profit. Comme le note JB Fressoz, « le schéma simpliste » qui « occulte la réflexivité environnementale des sociétés passées dépolitise l’histoire longue de la destruction des environnements et nous empêche de comprendre les ressorts de la crise contemporaine. »

Pétrole, pétrochimie, nucléaire et consommation de masse

Ayant goûté aux avantages des combustibles fossiles, le capital, à partir de 1900, tira tout le parti possible d’une nouvelle invention : le moteur à combustion interne utilisant le pétrole raffiné comme combustible. Une tonne de pétrole génère deux fois plus d’énergie qu’une tonne de charbon. Ensemble avec le développement de l’électricité et du moteur électrique, cette découverte impulsa la deuxième Révolution industrielle. Autour des producteurs d’électricité et d’un secteur pétrolier encore plus puissant et concentré que le secteur charbonnier se constitua alors un complexe techno-industriel dépendant des hydrocarbures, gros consommateur de ressources et d’énergie : aéronautique, construction navale, engins agricoles et de chantier, pétrochimie, et, surtout, automobile. Vu l’importance des fonds à engager pour financer ses investissements de long terme (centrales électriques, raffineries, etc), ce complexe noua au fil du temps des liens de plus en plus étroits avec le capital financier.

Cette nouvelle configuration du capital généra de nouvelles atteintes à l’environnement. Dans les pays développés, le déclin du charbon au profit du pétrole permit certes d’améliorer sensiblement la qualité de l’air dans les villes. Mais l’usage de la houille commença à se déplacer vers la périphérie, d’une part, et, d’autre part, l’explosion après 1945 du trafic automobile – favorisée par l’étranglement délibéré des transports publics urbains et péri-urbains - entraîna d’autres nuisances : le smog, les émissions de plomb et la colonisation de l’espace par les véhicules à moteur. Sans compter les répercussions écologiques de l’extraction et du transport des hydrocarbures : contamination des eaux et des sols, marées noires, etc.

Le développement de la pétrochimie est un autre exemple du progrès destructif capitaliste. Cette industrie mit sur le marché toute une série de produits de synthèse (le caoutchouc et les plastiques, par exemple). En se substituant aux produits naturels, ils soulagèrent quelque peu les écosystèmes, mais le revers de la médaille, perceptible surtout après 1945, fut l’empoisonnement chimique de la planète (au sujet duquel la biologiste Rachel Carson poussa en vain un cri d’alarme). Celui-ci constitue un saut qualitatif extrêmement préoccupant et durable dans l’histoire de la crise écologique. En effet, la pétrochimie a produit en quelques décennies plus de cent mille molécules qui n’existent pas naturellement et dont certaines, parfois très toxiques pour l’environnement et pour les humains, ne peuvent pas, ou très difficilement, être décomposées par des agents naturels.

La pétrochimie et le moteur à explosion donnèrent une nouvelle impulsion à la concentration des terres, à la spécialisation, à la globalisation et à l’industrialisation de la production agricole. Entamés au cours de la phase précédente, grâce notamment aux engrais azotés, ces processus connurent des développements spectaculaires à partir des années cinquante, dans le monde entier. Leurs effets sociaux et environnementaux négatifs étaient déjà apparus aux Etats-Unis dans les années trente, lorsque le surlabourage mécanique des énormes champs du Middle West entraîna une terrible érosion des sols : à l’époque, trois millions de fermiers ruinés durent quitter leurs terres parce que l’Oklahoma et l’Arkansas étaient asphyxiés par le « Dust Bowl » - la boule de poussière. Mais ce précédent n’empêcha pas l’agrobusiness de poursuivre son œuvre destructrice, notamment à travers la soi-disant « Révolution verte » imposée aux pays du Sud.

Enfin, la deuxième guerre mondiale ayant vu la mise au point de la bombe atomique, la plus redoutable des technologies d’apprentis-sorciers fit son apparition dans les années cinquante : la production d’électricité à partir de l’énergie nucléaire. On peut certes parler dans ce cas d’une forme d’engrenage technique, car les centrales civiles servent à produire le plutonium utilisé à des fins militaires. Mais cet « engrenage » n’est mû par aucune rationalité économique (le nucléaire ne se serait pas imposé sans investissement public et ne serait pas compétitif si la collectivité ne prenait pas en charge l’essentiel des coûts liés au démantèlement des centrales, au stockage des déchets et aux accidents) ; il ne résulte pas de la logique du « système technicien » mais de choix politiques dictés par la volonté de suprématie impérialiste des Etats capitalistes.

Car le capital ne peut exister sans un Etat à son service. Le problème majeur du capitalisme peut être résumé de la façon suivante : comment assurer à des masses de capitaux toujours plus importantes, et dont la composition organique moyenne tend à augmenter, des champs de mise en valeur suffisamment vastes qui donnent des garanties satisfaisantes que la plus-value sera réalisée lors de la vente des produits ? Les phases de développement de la crise écologique moderne sont intimement liées aux réponses que le système à apportées à cette question cruciale. Pour ce faire, au fil du temps, l’intervention des Etats est devenue de plus en plus décisive.

Très schématiquement, l’Etat, sous la première Révolution industrielle, avait résolu le problème de la suraccumulation en offrant au capital de gigantesques investissements dans les infrastructures, ferroviaires notamment. Avec la deuxième Révolution industrielle, la question se reposa à une échelle élargie par la démultiplication des forces productives matérielles. En guise de réponse, Ford imagina d’assurer à la main-d’œuvre un salaire lui permettant d’acheter des biens de consommation durables, notamment des automobiles. Mais, dans l’entre-deux guerres, les marges de manœuvre économiques (le taux de profit) et politiques (la menace de la révolution) étaient trop étroites. Pour sortir de la Grande Dépression, une autre « solution » s’imposa dans les faits : le fascisme pour écraser la force de travail, et la guerre pour assurer des débouchés à l’industrie – dans l’armement d’abord, dans la reconstruction ensuite.

C’est au prix de ce remède de cheval que le taux de profit fut rétabli et que, à partir des années cinquante, la société de consommation de masse put se déployer pendant une trentaine d’années dans les pays développés (la périphérie servant non seulement de réservoir de matières premières à bon marché mais aussi de décharge pour les déchets dangereux). Outre les conséquences écologiques déjà énumérées (en particulier la production de la pétrochimie), et en dépit de la prise de conscience environnementale des populations, cette période mit principalement en lumière deux problèmes globaux : le trou dans la couche d’ozone stratosphérique (dû à l’usage des CFC dans les équipements frigorifiques) et une véritable explosion des émissions de gaz à effet de serre, de sorte que les « Trente Glorieuses » mériteraient d’entrer dans l’Histoire comme le moment où la soif de profit capitaliste amena l’humanité au bord d’un basculement climatique catastrophique et irréversible [15]. Plus largement, les études sur la crise globale montrent clairement que tous les phénomènes de dégradation écologique grave se sont accélérés spectaculairement au cours de cette période. [16]

Heureusement pour l’environnement - mais malheureusement pour l’emploi – cette « onde longue de croissance » (selon l’expression d’Ernest Mandel) ne pouvait que s’épuiser au fil du temps, comme les précédentes. Le tournant se produisit au début des années 70 du siècle passé. Une décennie plus tard, les gouvernements orchestrèrent l’offensive néolibérale de dérégulation et de régression sociale, qui ouvrit tout grand les portes à l’économie casino. Le taux de profit se rétablit, mais pas les débouchés pour la production. Que faire de ces masses de capital-argent gagnées en spéculant ? Le problème de la suraccumulation se reposait avec plus d’acuité que jamais !

La réponse du système tint en sept volets : crédit bon marché pour les pauvres, consommation de luxe pour les riches, privatisation du secteur public, nouvelle vague d’appropriation des ressources (eau, génome, semences, terres arables), flexibilité et « just-in–time », obsolescence accélérée des produits, mondialisation et délocalisation de la production vers les pays de la périphérie - afin d’inonder les marchés occidentaux de produits de consommation bon marché. Une telle réponse ne pouvait qu’aggraver l’impact environnemental de la deuxième Révolution industrielle : explosion des transports ; accélération de la destruction des habitats naturels, du pillage des ressources et de l’extinction des espèces ; exportation massive de la pollution vers les pays émergents ; et… impossibilité persistante de juguler le réchauffement de la planète [17]. 

« The Future we don’t want » : le remake des enclosures dans un contexte de destructions écologiques aggravées

La facture écologique est particulièrement salée dans les pays émergents, où la loi du développement inégal et combiné fait que les menaces les plus modernes contre l’environnement (pétrochimie, nucléaire, transgéniques) cohabitent massivement avec celles de la première Révolution industrielle (charbon)... et les effets du réchauffement, qui affectent principalement les régions tropicales et subtropicales. Mais toute la planète, du Nord au Sud, est désormais confrontée à la formidable « dette écologique » accumulée par le capital. En ce début du 21e siècle, l’humanité est prise en tenaille durablement entre la crise socio-économique et la crise écologique globale.

La politique néolibérale a conduit à l’effondrement de 2008, avec la crise des subprimes et sa transformation en crise des finances publiques. Le marasme est profond. Une fois de plus, le capital cherche donc une voie qui lui permettrait de relancer son accumulation. Depuis 2008, les instances internationales (Secrétariat des Nations Unies, PNUE, Banque Mondiale, OCDE…) consacrent de pesants rapports à la transition vers une « économie verte ». Un projet de résolution sur le sujet, intitulé « The Future we Want » a été rédigé pour le sommet Rio+20 des Nations Unies. Il s’agirait de relancer la croissance et de satisfaire les besoins sociaux tout en sauvant la biodiversité, les océans, les forêts, les sols et le climat de la Terre. Mais c’est un leurre. En lisant cette prose attentivement, on s’aperçoit qu’il s’agit en fait d’un ambitieux projet visant à privatiser encore plus systématiquement les ressources naturelles afin que tous les « services de la nature », sans exception, soient transformés en marchandises. Au passage, la préoccupation pour les limites écologiques du développement est balayée sous le tapis [18].

A la base de ce projet, il y a une évaluation économique : selon certains partisans des Ecological economics, en effet, la valeur nette des « services » que la biosphère rend à l’humanité serait d’environ 33 trillions de dollars. Ce chiffre avancé par Robert Costanza [19] est plus que contestable, mais une chose est certaine : si les « services » environnementaux étaient aux mains du privé et si les consommateurs devaient les acheter sur le marché, le capital aurait devant lui un nouvel Eldorado. On peut par exemple imaginer que les forêts soient entièrement privatisées et que les 7 milliards de locataires de la planète doivent payer le « prix vérité » de l’absorption du CO2 par les arbres… A noter que ce scénario ne relève plus tout à fait de la politique fiction : le « coût vérité » est pratiqué dans le secteur de l’eau ; quant aux propriétaires de forêts, ils sont déjà rémunérés pour la capture du CO2, dans le cadre des mécanismes REDD et REDD+ de « lutte contre le changement climatique ».

Né de la séparation des producteurs et de la terre (les « enclosures »), le capitalisme vieillissant aurait-il trouvé la voie vers l’éradication de la pauvreté dans le cadre d’une « harmonie retrouvée avec la nature » ? Non : 1°) Une proportion importante de « l’industrie verte » n’est que potentiellement rentable ; la plupart des sources d’énergie renouvelables, en particulier, ne sont pas compétitives par rapport aux fossiles, et ne le seront pas dans les quinze à vingt années qui viennent. 2°) Des capitaux colossaux et très puissants sont bloqués dans le système énergétique actuel, où les investissements sont de long terme ; deux exemples : le coût global du remplacement des centrales électriques fossiles et nucléaires est estimé entre 15 et 20 trillions de dollars (un quart à un tiers du PIB mondial !) [20], et les réserves prouvées de combustibles fossiles - qui font partie des actifs des lobbies du charbon, du gaz et du pétrole - sont cinq fois supérieures au budget carbone que l’humanité peut encore se permettre de brûler [21] ; 3°) une bonne part des ressources naturelles sont propriétés publiques ou n’appartiennent à personne, et elles ne sont pas mesurables en termes monétaires. Le fait de verser une rente à leurs propriétaires ouvre de nouveaux champs d’action au capital financier mais ne résout en rien le problème de la création de valeur nouvelle.

C’est peu dire par conséquent que « l’économie verte » ne jette pas un pont vers un « développement soutenable ». Dans les décennies qui viennent, alors qu’il y a urgence, le cœur de l’appareil productif capitaliste restera constitué des lobbies énergétiques fossiles ainsi que des secteurs dépendants du pétrole. La pétrochimie gardera un rôle clé et son impact environnemental restera sévère. A côté de ce noyau dur, un secteur vert du capitalisme - dans laquelle le PNUE et l’AIE incluent le nucléaire, les agrocarburants et le « charbon propre », c’est tout dire ! - pourra se développer… à condition que les Etats lui ouvrent la voie à coups de privatisations, de subsides publics, de démantèlement des protections sociales et de négation des droits des peuples indigènes.

Le rapport que le Programme des Nations Unies (PNUE) a consacré à l’économie verte le dit sans ambages : « la sous-évaluation, la mauvaise gestion et, au final, la perte » des « services environnementaux » ont été « entraînés » par leur « invisibilité économique », qui découle du fait qu’il s’agit « principalement de biens et de services publics ». « Les secteurs de la finance et de l’investissement contrôlent des billions de dollars et sont en mesure de fournir l’essentiel du financement. (…) ». Mais les taux de profit sont insuffisants, de sorte que « le financement public est essentiel pour enclencher la transformation de l’économie ».

Vous avez dit : « financement public » ? Mais d’où viendrait l’argent, quand les Etats croulent sous les dettes ? Le PNUE n’esquive pas la question : plutôt que de chercher des compromis entre l’économique et l’environnemental, il s’agit d’adopter la « bonne approche économique ». Celle-ci consiste à mener les « réformes nécessaires pour déverrouiller le potentiel de production et d’emploi d’une économie verte » qui agira « comme un nouveau moteur et non comme un ralentisseur de la croissance ». En clair : accentuer la politique néolibérale contre le monde du travail, les jeunes, les femmes, les petits paysans et les peuples indigènes.

Deux siècles après sa naissance, le capitalisme malade, croulant sous les dettes, veut imposer à l’humanité un remake global des « enclosures », combiné à la poursuite de ses autres crimes sociaux et environnementaux. Voilà où conduit la logique productiviste de ce système qui « épuise les deux seules sources de richesse – la Terre et le travailleur » - sur l’autel du profit. L’intérêt des exploité-e-s et des opprimé-e-s est d’y faire barrage par des revendications écosocialistes, en contreposant systématiquement à la logique de la croissance et du profit la logique alternative des biens communs, du temps libre et de la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des écosystèmes.

C’est peu dire que l’individualisme forcené imposé par le développement capitaliste – du fait notamment des modes de mobilité et d’habitat induits par la voiture individuelle et la spéculation foncière – est un obstacle non négligeable. Mais le pessimisme de la raison n’exclut pas l’optimisme de la volonté. Comme le note François Chesnais, la rencontre des crises économique et écologique crée des conditions propices à l’éclosion d’une conscience et de luttes écosocialistes. C’est dans le cadre de celles-ci, au fur et à mesure de la réappropriation collective des richesses naturelles, que se forgera une culture des relations entre l’humanité et son environnement « basée sur la prémisse de notre engagement dans le monde plutôt que sur notre détachement d’avec lui ».

Auteurs et ouvrages cités

Ester Boserup, Évolution agraire et pression démographique, trad. française de 1970, 224 p., coll. Nouvelle bibliothèque scientifique, Flammarion
Rachel Carson, Printemps silencieux, Plon, 1963.

François Chesnais, « Ecologie, luttes sociales et projet révolutionnaire pour le 21e siècle », in Pistes pour un anticapitalisme vert (coord. Vincent Gay), Syllepse, 2010. 
Barry Commoner, The poverty of Power. Energy and the Economic Crisis, New York : Random House, 1976.

Jean-Paul Deléage, Daniel Hémery et Jean-Claude Debeir, Les servitudes de la puissance, Flammarion, 1992

Jared Diamond, Collapse. How Societies Choose to Fail or to Survive, Penguin books, 2005

Jean Dorst, Avant que nature meure, Delachaux et Niestlé, 1965

Paul et Anne Ehrlich, The population bomb, Buccaneer books, 1968

Jacques Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977

John Bellamy Foster, Vulnerable Planet. A short economic History of the Environment, Monthly Review Press, 1999

John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, Monthly Review Press, 2000.

Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil 2012

Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon, 1981.

Tim Ingold, The Perception of the Environment. Essays on Livelihood, Dwelling and Skill, Routledge, 2000.

Hans Jonas, Le principe responsabilité, Poche, 1999

Joel Kovel et Michaël Löwy, Manifeste écosocialiste, 2001, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article7891

André Lebeau, L’engrenage de la technique, Gallimard, 2005

James Lovelock, La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa, Flammarion, 1999.

Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development. A Marxist Interpretation, Verso, 1995.

Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise Contemporaine, Seuil, 1997

John McNeil, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement au XXe siècle, Champ Vallon, 2010.

Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), Vers une économie verte, 2011.

Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2010.

Daniel Tanuro, « Marxisme, énergie et écologie : l’heure de vérité » in Pistes pour un anticapitalisme vert (coord. Vincent Gay), Syllepse, 2010. 
Peter Westbroek, Vive la Terre. Physiologie d’une planète. Seuil, 1998.

Notes

[1] Nous ne sommes pas les seuls « producteurs de nature ». A l’échelle géologique des temps, certaines espèces ont transformé le globe à une échelle qui dépasse de très loin ce dont l’être humain a été capable jusqu’à présent.

[2] Lebeau considère que la technique n’est pas spécifiquement humaine, de sorte que l’engrenage fatal, pour lui, commencerait même avant l’apparition des premiers hominidés.

[3] Sur ces deux points, lire respectivement Marcel Mazoyer et Laurence Roudart ainsi que Peter Westbroek.

[4] La notion de « système énergétique » est employée ici au sens qui lui a été donné par Barry Commoner, et approfondi par Jean-Paul Deléage et consorts.

[5] IPCC, Special Report on Renewable Energy Sources and Climate Change Mitigation, 2011.

[6] Les principaux épisodes de dégradation environnementale dans les sociétés précapitalistes sont liés à des situations de pénurie causées par des pratiques agricoles trop peu productives.

[7] McNeil ne parvient cependant pas à faire le lien entre la nouveauté de la crise environnementale et le triomphe du mode de production capitaliste.

[8] Pas plus que la dictature stalinienne, le productivisme bien réel de l’URSS et des pays du glacis ne peut être imputé à Marx. J’ai tenté de l’analyser et de le comparer au productivisme capitaliste dans mon livre « L’impossible capitalisme vert »
.
[9] Le concept d’écosocialisme a été développé par Michaël Löwy et Joel Kovel, auteurs d’un « Manifeste écosocialiste ».

[10] Il convient de distinguer le capital et le capitalisme. Le capital –une somme d’argent qui court à la recherche d’une plus-value – existe depuis l’Antiquité. Le capitalisme – une société de production généralisée de marchandises – triomphe en Angleterre au début du 18eS et s’impose ensuite sur toute la planète. La destruction écologique capitaliste commence donc avant le capitalisme proprement dit.

[11] Se présenter comme des protecteurs de la nature est une tendance récurrente chez les propriétaires forestiers, comme on le constate par exemple à la lecture du roman de Balzac « Les paysans ».

[12] Ce faisant Colbert et ses contemporains étaient cependant plus rationnels que les dirigeants actuels, qui restent les bras ballants alors qu’ils sont parfaitement informés des conséquences graves de la crise climatique, entre autres.

[13] Hispaniola est le nom donné au 15e siècle à l’île partagée actuellement par Haïti et Saint-Domingue.

[14] Quantité d’artistes, de journalistes, de scientifiques, de médecins ont dénoncé très rapidement les effets écologiques négatifs de l’industrialisation. Dès 1830, l’inventeur du marteau à vapeur, James Nasmyth, décrivait ainsi les environs des usines sidérurgiques de Coalbrookdale : « L’herbe avait été desséchée et tuée par les vapeurs d’acide sulfurique crachées par les cheminées ; et toute plante herbacée était d’un gris horrible – le symbole de la mort végétale dans son aspect le plus triste. »

[15] Selon le GIEC, les conditions à remplir pour que la température moyenne de surface ne dépasse pas trop 2,4°C de hausse par rapport à la période préindustrielle sont les suivantes : 50 à 85% de réduction des émissions globales d’ici 2050, début de ces réductions au plus tard en 2015, 80 à 95% de réduction absolue (par rapport à 1990) dans les pays développés – en passant par 25 à 40% en 2020, et 15 à 30% de réduction relative dans les pays « en développement ». Depuis l’échec des sommets de Copenhague et de Cancun, il est exclu que ces objectifs soient rencontrés. Ils ne peuvent pas l’être sans rupture avec le productivisme et une planification économique. Le scénario le plus probable est une hausse de température de 4°C environ à la fin du siècle, entraînant notamment une hausse importante du niveau des océans.

[16] Voir par exemple Rockström, J., W. Steffen, K. Noone, Å. Persson, F. S. Chapin, III, E. Lambin, T. M. Lenton, M. Scheffer, C. Folke, H. Schellnhuber, B. Nykvist, C. A. De Wit, T. Hughes, S. van der Leeuw, H. Rodhe, S. Sörlin, P. K. Snyder, R. Costanza, U. Svedin, M. Falkenmark, L. Karlberg, R. W. Corell, V. J. Fabry, J. Hansen, B. Walker, D. Liverman, K. Richardson, P. Crutzen, and J. Foley. 2009. Planetary boundaries:exploring the safe operating space for humanity. Ecology and Society 14(2) : 32. [online] URL : http://www.ecologyandsociety.org/vol14/iss2/art32/

[17] Depuis l’an 2000, le taux annuel d’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est supérieur à 3% ; il était de 1,3% dans les années 1990.

[18] Pour une analyse plus fouillée de « l’économie verte » et du sommet Rio+20, se référer sur ESSF (article 25629) à mon article « [-

[19] Robert Costanza, un des fondateurs des Ecological economics, publia en 1997 dans la revue Nature un article qui eut un grand retentissement. Son titre : « Pricing Nature »

[20] Nations Unies, World Economic and social Survey 2011.

[21] Selon les calculs du Potsdam Institute et de l’ONG Carbon Tracker. En 2011, l’économie mondiale a déjà utilisé un tiers du budget carbone de 886 gigatonnes de gaz carbonique (GtCO2) qu’elle doit respecter au cours de la période 2000-2050 pour avoir une chance de rester sous 2°C de hausse. Le solde disponible n’est plus que de 565GtCO2. Les réserves prouvées de combustibles fossiles aux mains des compagnies publiques, privées et des gouvernements correspondent à l’émission de 2.795 GtCO2, quatre fois plus.

* Ce texte a été édité en numéro spécial de La Gauche, Belgique, juillet-août 2013, avec une préface de Michaël Löwy (bientôt en ligne sur ESSF).

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