Belle surprise ce matin, en ce lendemain de Noël. J’ai reçu un coup de fil de l’autre bout du monde, d’un vieux camarade syndicaliste de la Sierra Leone. On ne s’est pas vu depuis 8 ou 10 ans, mais de temps à autre on garde le contact par les médias sociaux.
Après les échanges d’usage sur les festivités saisonnières et nos familles respectives, je lui ai évidement demandé comment ça se passe là-bas, avec l’Ébola... Il m’a décrit une situation très inquiétante, loin de l’image qu’on s’en fait depuis les reportages — troublants mais optimistes — réalisés par Radio-Canada en Guinée.
Bien sûr, chaque pays est différent. Dans le cas de la Sierra Leone, le système de santé était déjà sur les genoux bien avant l’épidémie, des suites de la longue guerre qui y a sévit de 1991 à 2002, faisant au moins 120,000 morts et d’innombrables mutilés (rappelez-vous les diamants du sang).
Or, me rappelait-on ce matin, dans ce pays, la paix et la reconstruction reposent sur une stratégie visant à attirer les investissements étrangers dans des zones franches, libres d’impôts pour les entreprises. Résultat : le budget de l’État est dérisoire et nettement insuffisant pour faire face à ses obligations de base en santé publique — imaginons alors ses capacités devant la crise socio-sanitaire actuelle...
Et il y a pire encore, ai-je appris aujourd’hui. Des travailleuses et travailleurs de la santé de plusieurs hôpitaux publics, à Kenema, Kono et Freetown, ont dû protester et parfois se mettre en grève pour obtenir les primes de risque promises mais impayées qu’on leur doit depuis des semaines, voire même des mois. Or, les fonds dédiés à contrer l’Ébola doivent y être consacrés, point à la ligne.
À Kenema, en décembre, ces travailleurs ont été congédiés arbitrairement, en guise de représailles suite aux actions posées par certains individus. Selon le News Watch Sierra Leone, la colère aurait certes causé des gestes fort déplorables, mais le personnel de la santé luttant contre l’Ébola (désigné Personnalité de l’année 2014 par le Time Magazine, rappelons-le) mérite rétribution, et à temps. Sinon, il baissera les bras et ce sera catastrophique.
Outre les risques que représente ce travail pour leur propre santé, nombreux sont celles et ceux qui souffrent de stigmatisation et de discrimination dans leurs communautés. D’autres, toujours selon le News Watch Sierra Leone, sont obligés d’évacuer leur logement à la demande de leurs propriétaires, simplement parce qu’ils font ce travail.
Dans le contexte de l’épidémie d’Ébola, le congédiement des protestataires est non seulement illégal selon la loi nationale du travail, mais il laisse songeur quant au message envoyé par les autorités. En effet, avant même ces récents conflits de travail, le leadership politique et la transparence dans l’allocation des ressources faisaient l’objet de plusieurs critiques. Déjà, le gouvernement s’était attiré les foudres pour avoir tardé à réagir à l’éclosion de l’épidémie qui, malheureuse coïncidence, s’est d’abord manifestée dans des régions qui appuient plutôt le principal parti d’opposition.
Dans un pays qui a connu une horrible guerre, il n’est pas surprenant que de mauvaises langues prétendent que, si le gouvernement ne s’est pas pressé, c’est délibérément. Mais les professionnels de la santé et les agences internationales ont aussi déploré les 15 semaines écoulées avant que le Président ne visite les zones où l’Ébola est apparue dans le pays, et les 21 semaines avant sa première déclaration publique sur l’épidémie...
Et à présent, la cerise sur le sundae. Toujours dans la foulée de l’Ébola, les principales compagnies minières ont mis à pied leurs travailleurs et ont complètement cessé leurs opérations. On parle ici des entreprises auxquelles on a accordé des congés d’impôts et de redevances, pour qu’elles créent des emplois et contribuent à la relance économique d’après-guerre — sacrifiant ainsi au financement adéquat d’un nouvel État de droit et de services publics, qui aurait permis le développement durable du pays, y compris dans le domaine de la santé. On voit maintenant où mène cette stratégie néolibérale de courte vue, fondée sur l’industrie extractive et les congés de taxes...
Le mal était fait quand le gouvernement a finalement admis la situation et la mise à pied de quelques 7,000 personnes, ce qui, d’après Alhaji Minkailu Mansaray, le ministre des mines et des ressources minières, "pourrait causer un soulèvement social" (Awoko, 19 déc. 2014). Pourtant, de nombreux observateurs de la société civile croient que le gouvernement devait être au courant de ce qui se tramait et dénoncent le laissez-faire qui a permis les acquisitions et les tractions des minières (voir l’encadré).
Les agissements de ces entreprises ont déjà fait l’objet de plusieurs récents rapports sur leurs pratiques corporatives de corruption et de violations de droits humains, publiés d’abord par une coalition d’organisations de la société civile, puis par l’organisation internationale Human Rights Watch et, enfin, par la Commission des droits humains de la Sierra Leone.
Rappelons que l’industrie extractive constitue le fondement de l’économie nationale et qu’elle est intimement liée à la guerre qui a ravagé le pays. Sa gouvernance actuelle est donc d’un grand intérêt citoyen et non seulement corporatif. Or, une crise économique et une restructuration de l’industrie minière sont en train de se mettre en place, avec l’Ébola comme facteur externe mais peut-être aussi comme prétexte.
Comme toujours, les citoyennes et les citoyens font les frais du déficit démocratique, avec la mainmise des ressources naturelles, le sous-financement de l’État, la pauvreté du leadership politique, la piètre capacité socio-sanitaire, les pratiques de corruption et la disparition des derniers bons emplois qui existaient au pays.
Ces milliers de nouveaux chômeurs sont par ailleurs devenus prisonniers ipso facto, car les villes sont en quarantaine, les déplacements intérieurs sont très strictement contrôlés, les vols internationaux sont annulés. Pas question d’aller chercher du boulot ailleurs, ni à l’intérieur ni à l’extérieur des frontières.
Le gouvernement a même banni les fêtes de Noël et du Jour de l’An cette année dans l’espoir de limiter la transmission du virus, qui se trouverait aggravée par les traditionnelles retrouvailles familiales et villageoises. Selon mon ami, les gens ne se donnent plus la main pour se saluer, même entre proches.
Après lui avoir parlé, je suis allée lire les journaux de Sierra Leone sur le web et y ai vu des phrases comme "Nous perdons la guerre contre l’Ébola", ce qui donne une idée de l’état d’esprit qui règne présentement là-bas. Ceci dit, mon vieil ami s’efforçait de me convaincre qu’il gardait espoir que les choses puissent aller mieux en 2015... Je l’ai encouragé en ce sens mais, face aux enjeux structurels, je me demande ce qui peut et doit être fait pour que cela soit possible ? Même à court terme, pour freiner l’épidémie, je doute que l’armée canadienne fasse bien partie de la solution. Depuis l’expérience afghane, les militaires canadiens ont-ils appris à travailler avec les communautés locales, les professionnels nationaux et les ONG présentes sur le terrain ?
Pour mieux te manger mon enfant...
La compagnie African Minerals Sierra Leone Ltd (AML) est le principal employeur privé du pays. En décembre dernier, la minière mettait à pied 90% de son personnel national et renvoyait à l’étranger tous ses employés expatriés. Créée en 1996 sous le nom de Sierra Leone Diamond Company, l’entreprise a changé de nom en 2008, après avoir raflé un maximum de licences afin de pouvoir extraire tout ce qui semblait présent dans le sous-sol, outre le diamant : de l’or, du nickel, de l’uranium et surtout du fer.
Selon le News Watch Sierra Leone, l’AML explique la halte de ses activités par l’épidémie d’Ébola et le fléchissement des prix du fer sur les marchés internationaux. Or, au lieu d’y faire face avec ses avoirs et d’ainsi respecter ses obligations en tant qu’employeur, l’entreprise a choisi d’acheter une autre grande minière de fer plus tôt cette année, la London Mining Company Sierra Leone Ltd, puis de suspendre toutes les opérations. L’AML ne gardera qu’une poignée d’employés pour maintenir en bon état les installations des deux compagnies, en vue de la future relance des activités.
Un seul puissant actionnaire sera désormais à la tête de ces opérations minières lorsqu’elles reprendront, la Timis Mining Corporation, propriété de M. Frank Timis. Celui-ci continuera de bénéficier du juteux contrat signé dans le secret avec le gouvernement, fixant à 6% le taux des impôts et redevances payables à la Sierra Leone et ce, en dépit de la Loi sur les mines et minerais de 2008 qui stipule que l’entreprise devrait payer un taux de 30% (News Watch Sierra Leone, 4 déc. 2014).