Édition du 17 décembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Les dilemmes du syndicalisme canadien

En août prochain aura lieu à Ottawa le Forum social des peuples du Québec, du Canada et des Premières Nations (FSP). Ce projet qui mijote depuis déjà quelques années vise à entamer un dialogue longtemps retardé entre les organisations populaires qui habitent cet État nommé Canada et qui sont confrontés par le bulldozer néoconservateur qu’on appelle parfois la « révolution Harper ». Pour que le dialogue en question soit fructueux, il importe de réfléchir et d’échanger avec les camarades canadiens. D’emblée, les défis sont immenses, car la réalité sociale, politique, économique et culturelle des divers peuples est très différente. Il y a aussi des conflits entre ces peuples, des angles morts, des questions non résolues, qui ne peuvent pas être traités « à la légère », car sinon, le FSP sera davantage un coup d’été dans l’eau plutôt qu’une occasion de développer des stratégies effectives. C’est dans ce contexte que nous entamons 2014 avec une série de réflexions sur les questions qu’il faut poser.

Pressions sur le syndicalisme

Un syndicaliste canadien qui a longtemps milité aux Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA), Herman Rosenfeld, disait il y a peu qu’en gros, le mouvement syndical au Canada « ne va pas bien » (voir son article publié dans les Nouveaux Cahiers du Socialisme numéro 9, « La question canadienne »). Le pourcentage des travailleurs et travailleuses syndiqué-es est passé de 38 % (1980) à 30 % aujourd’hui. C’est pire dans le secteur privé alors que les syndiqué-es sont maintenant 17 % de la force de travail. En passant, le taux de syndicalisation reste plus élevé au Québec (+ de 40 %). Comment expliquer ce déclin ?

Les grands changements

Certes, les offensives patronales relayées par l’État fédéral et les provinces expliquent en bonne mesure le recul des syndicats. Ce qui a fait le plus mal a été le démantèlement partiel du secteur manufacturier, surtout en Ontario, où près de 600 000 emplois ont été supprimés, notamment dans l’automobile, la sidérurgie, les pâtes et papiers, des secteurs traditionnellement syndiqués. Selon Rosenfeld, ce démantèlement a fortement affaibli l’« identité ouvrière », tissée à même les grandes concentrations prolétariennes et des années de culture syndicale. Aujourd’hui, le collectif ouvrier a été fragmenté via la sous-traitance et les statuts distincts entre « permanents » et « précaires », entre jeunes et plus âgés, notamment. Le précariat qui a toujours existé est devenue une réalité permanente et envahissante. Selon Rosenfeld, les grands syndicats canadiens n’ont toujours pas pris conscience de ce tournant et involontairement ou non, ils contribuent à consolider cette fragmentation en se concentrant sur le secteur permanent de la force de travail au détriment des autres. Par exemple, il souligne la multiplication des conventions collectives « à deux vitesses » où sont différenciés salaires et bénéfices, sans compter les régimes de retraite.

De nombreuses et coûteuses défaites

Pour Rosenfeld, le déclin des syndicats dans le secteur privé est lié à l’absence d’une stratégie effective. Il rappelle les « concessions » acceptées par les TCA en 2008 dans le secteur automobile, où le syndicat a accepté une sorte d’« alignement » sur les conditions prévalant aux États-Unis. GM, Chrysler et les autres grands de l’auto promettaient en retour de maintenir les emplois, alors qu’en réalité, la cascade des licenciements s’est accélérée, comme à l’usine de Ford à Oakville (2000 emplois supprimés). Lors d’une confrontation épuisante contre la multinationale Caterpillar, les TCA ont enregistré une dure défaite avec la fermeture de l’usine Electro-Motive Diesel à London, entraînant le renvoi de 450 travailleurs. Selon Rosenfeld, malgré les appels de la base syndicale, les TCA n’ont pas voulu organiser une campagne politique ni de mobilisation à grande échelle dans ce centre industriel ontarien, se contenant de négocier des indemnités de départ. À Sudbury contre Vale-Inco, à Hamilton contre US Steel, le Syndicat des métallos a négocié à rabais sur les salaires et les fonds de pension. Selon Rosenfeld, ces deux défaites ont été mal perçues d’autant plus que durant la même période, les 780 employés de la fonderie d’aluminium de Rio Tinto/ALCAN à Alma ont réussi à faire plier cette multinationale après une vaste mobilisation locale et même internationale.

Le secteur public à la défensive

Traditionnellement mieux organisé, le syndicalisme dans le secteur public a lui-aussi enregistré des reculs. En mars 2011, le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) s’est fait rentrer dedans par une loi spéciale imposée par le gouvernement Harper, ce qui a déclenché une nouvelle stratégie pour démanteler Postes-Canada. En Colombie britannique et en Ontario, les syndicats enseignants se sont soumis aux volontés patronales concernant la sécurité d’emploi et les fonds de pension. Dans le monde municipal, les politiciens de droite à Windsor et Toronto (dont l’ineffable Rob Ford) ont fait campagne sur le dos des syndiqué-es, promettant de les affaiblir, de couper les salaires et de sabrer dans les droits acquis y compris les pensions. Selon Rosenfeld, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) n’a pas voulu mobiliser ni faire une campagne pour expliquer les enjeux de ces conflits dans les services publics. La plupart des grands syndicats misent sur le NPD pour changer le rapport de forces et ne sont pas prêts à s’engager autrement. D’autres syndicats envisagent même le « vote stratégique » pour le Parti Libéral du Canada, comme l’avaient d’ailleurs fait les TCA lors d’élections précédentes.

Comment se sortir de l’impasse ?

La fusion récente entre les TCA et le Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier (SCEP) et qui débouché sur la création d’un méga syndicat (UNIFOR), pourrait améliorer le rapport de forces, mais ces fusions en soi ne règlent pas le problème, selon Rosenfeld. La priorité selon ce syndicaliste est de construire des liens entre syndiqué-es et non-syndiqué-es, ou entre les syndicats et les mouvements populaires. Il cite à cet égard l’alliance à Toronto entre le SCFP et la Coalition Ontario Coalition Against Poverty en faveur des prestataires de l’aide sociale. Toujours à Toronto, les syndicats d’Air Canada (TCA) ont également engagé des actions d’éducation populaire innovatrices. D’autres syndicats ont également encouragé les actions du mouvement Occupy, se limitant cependant à des appuis ponctuels de nature financière. Pour Rosenfeld, la rénovation du syndicalisme passe également par l’émergence de structures non-traditionnelles, comme le Greater Toronto Workers’ Assembly, qui regroupe sur une base volontaire des militant-es de divers syndicats locaux et mouvements communautaires. (http://www.workersassembly.ca/node/163) Soulignons enfin le site de débat et d’échange entre des syndicalistes canadiens « Rank and File » (http://rankandfile.ca).

Des débats à suivre

L’engagement de syndicats canadiens dont la Fédération ontarienne des travailleurs et travailleuses, d’UNIFOR et du SCFP en faveur de l’organisation du FSP témoigne de la volonté de plusieurs (mais pas de tous, puisque le Congrès du travail du Canada, qui prétend chapeauter l’ensemble des syndicats canadiens a refusé, jusqu’à date, d’endosser le FSP) à se sortir des sentiers battus. Pour les éléments de gauche comme Herman Rosenfeld, il est urgent que les syndicats redeviennent un mouvement de défense pour l’ensemble de la classe ouvrière, et non seulement des travailleurs de leur secteur particulier. Il faut donc aller dans la direction d’un syndicalisme « social » axé sur la réunification des couches prolétariennes, sur la mobilisation et l’éducation populaire et sur l’intervention politique. Cela implique également de défendre les services publics d’une autre manière, de réclamer leur « démarchandisation » et de les sortir de la « logique » de la privatisation et du profit, autrement dit, de développer une stratégie ample et audacieuse explicitement anti néolibérale.

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