Pourquoi cette posture ? L’émancipation ne se fait pas contre d’autres, mais pour le monde. La libération des damnés de la terre aspire à une libération pour tout le monde. Ce n’est pas évident, ce n’est pas facile. Le capitalisme prédateur creuse les inégalités, torture les esprits pour inculquer la pensée perverse du tout-le-monde-contre-tout-le-monde, ce qui crée de profondes distorsions parmi les peuples, notamment pour ceux qui ont des privilèges. Marx observant l’Angleterre de son époque se désespérait que les ouvriers anglais détestaient davantage les Irlandais surexploités que leurs propres patrons. Comme quoi le racisme n’a pas vraiment de couleur.
Au Québec, on a vécu jusque dans les années 1960 la domination semi coloniale de l’Angleterre et de l’élite anglo-canadienne, avec l’appui et la connivence, il faut le dire, d’une grande partie des élites québécoises C’était l’époque que j’ai connu à l’enfance du « speak white », et que Vallières a repris dans son irremplaçable Nègres blancs d’Amérique. Cette domination se faisait en bonne partie en créant dans notre population un sentiment de peur de l’autre, surtout pour les pauvres qu’on accusait d’êtres « voleurs de jobs » (les Italiens entre autres). L’identité réactionnaire se faisait au nom des « valeurs éternelles » du secteur le plus réactionnaire de l’Église catholique, pour qui la « juiverie internationale » portant le communisme et tous les maux devait être combattue sans relâche. Les Lionel-Groulx de notre monde parlaient avec un trémolo dans la voix de notre patrie catholique et canadienne-française, dépeignant les autochtones comme des bêtes à deux pattes qui mangeaient tout rond nos missionnaires.
Plus tard dans les années « héroïques » du nationalisme péquiste, nous sommes allés plus loin. Mais rétroactivement, on constate que n’avons pas pu surmonter les mythes de l’identité « canadienne-française », en dépit d’efforts honorables comme ceux de quelques braves comme Gérald Godin. Nous n’avons pas pu réconcilier le projet d’indépendance avec l’état colonial dans lequel étaient maintenus les peuples autochtones. On parlait du Québec comme si c’était à « nous », un « nous » dangereusement rétréci, d’où les phrases malheureuses de Jacques Parizeau un soir d’octobre 1995. Certes, ce projet contenait des germes d’une refondation de la société, et c’est pourquoi tous les bourgeois de Toronto en passant par Los Angeles et New York l’ont combattu férocement. Mais par ses propres contradictions, la posture du PQ n’a pu confronter l’adversaire faute d’un projet rassembleur, d’un autre « nous ».
On peut dire que tout cela est de l’historie ancienne, mais est-ce vraiment le cas ? Sans émancipation nationale, il n’y aura jamais de changement sous le joug d’un État qui a eu la capacité de moderniser le colonialisme, de lui donner une allure « humaine », tout en préservant le dispositif d’un pouvoir qui divise pour régner, qui minorise le Québec et maintient l’apartheid contre les peuples autochtones avec son multiculturalisme de pacotille. Quelques camarades veulent « réformer » le Canada : c’est une noble intention, mais ils se trompent.
C’est devant cette réalité que nous devons combattre. La tâche n’est pas simple ! La tentation identitaire n’est jamais loin. Mathieu Bock-Côté reprend, avec des gens qui se disent « savants » à l’Université, la bannière de Lionel-Groulx. Le PQ, le dos au mur, efface l’objectif de l’émancipation qu’un ex-péquiste devenu premier ministre essaie d’enterrer une fois pour toutes, avec l’appui mur à mur de Québec Inc., ces héritiers des collabos qui avaient négocié le pactole après la défaite de l’insurrection républicaine pour obtenir des miettes de pouvoir. L’ennemi imaginaire « juif communiste » est devenu le « méchant musulman » cachant d’ignobles projets. Le nationalisme identitariste sert de cache-sexe alors que nos droits sont érodés, y compris celui de vivre, d’étudier et de travailler en français et que l’État canadien gère un « développement » extractiviste et financiarisé.
Mais ici dans le Québec actuel, il n’y a pas que cela. Il y a eu les Carrés rouges (où on a retrouvé d’ailleurs pas mal d’étudiants Anglos). Il y a eu l’élection de 2018 avec l’irruption de QS et d’un nouveau pôle de gauche pluraliste, féministe et altermondialiste. Il y a la convergence des luttes syndicales, communautaires, féministes, antiracistes. Il y des communautés hybrides qui se battent ensemble pour des logements qui ont de l’allure à Parc-Extension et à Montréal-Nord. Il y a des autochtones qui sortent de l’ombre et nous tendent la main pour s’opposer aux projets destructeurs comme GNL. Il y a les liens multiples qui se sont tissés avec les luttes dans plusieurs pays, y compris au Canada ! Il y a 500 000 jeunes qui attendent le bon moment pour revenir dans la rue contre la destruction de la nature, en criant, comme en 2019, « le problème, c’est le système, pas le climat ». Il y a comme un « grand nous » qui germe dans tout cela.
Et on se dit que peut-être, un jour…
Alors on résiste même si, pour le moment, on est minoritaire, sans se contenter de l’être, et en aspirant à construire un grand front de la solidarité et de l’émancipation. On le sait, se tenir debout est la seule voie. « Celui qui combat peut perdre. Celui qui ne combat pas est sûr d’être vaincu », nous disait Bertolt Brecht.
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