Où sont les Canadiens ?
En parcourant la liste des groupes signataires de l’appel du FSP, on constate que les syndicats canadiens, à l’exception du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, du Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier et l’Alliance de la fonction publique du Canada (des syndicats en réalité à la fois canadiens et québécois), manquent à l’appel, alors que pratiquement toutes les centrales syndicales sont présentes, de même que tant d’organisations de masse québécoises aux capacités éprouvées. En réalité, ce projet est né au Québec et est principalement animé par des organisations québécoises, ce qui n’est pas totalement anormal, du fait que c’est au Québec où ça se passe du côté du mouvement populaire.
Pour le moment, la participation canadienne au processus reste un peu symbolique. On peut trouver sympathiques le « Bolivian Solidarity Network » et « Occupy Toronto », mais cela ne serait pas une insulte de dire qu’ils sont de petits groupes radicaux sans véritable ancrage dans la société du ROC. Le Conseil des canadiens, seule entité d’envergure à avoir signé l’appel, constitue l’unique exception pour le moment. Pour autant, le Conseil est davantage une sorte de gros think-tank qu’un mouvement citoyen, ce qui n’est pas pour diminuer leur impact qui se fait surtout à travers des textes et des conférences plutôt que par des mobilisations populaires.
Au total, on peut sérieusement se demander où sont les Canadiens dans le processus, en particulier le Congrès du travail du Canada et les importantes fédérations syndicales provinciales (notamment en Ontario), sans compter les fédérations étudiantes, les grandes organisations environnementales et d’autres réseaux souvent décentralisés mais actifs à l’échelle du pays. Fait positif à signaler enfin, la participation autochtone est plus substantielle, avec les Femmes autochtones du Québec, ainsi que plusieurs groupes se réclamant du label « Idle no More ». Je dis tout cela bien sûr non pas pour dénigrer ce qui a été fait, mais pour souligner le défi qui attend les organisateurs, en particulier les Québécois qui ont à date contribuer en grand nombre et qui s’apprêtent à s’envoler pour Edmonton prochainement.
Est-ce qu’il y a un chaînon manquant ?
Dans les travaux à l’origine du FSP, il y a eu des discussions dont a émané la « Charte constitutive » (le document n’est pas daté) et qui exprime d’une manière éloquente les buts et objectifs, de même que les modalités de fonctionnement. Le FSP globalement se réclame de la mouvance du Forum social mondial (FSM), en tant qu’« espace de réflexion, pluriel et diversifié, non-confessionnel, non-gouvernemental et non-partisan », de manière à « trouver des alternatives au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital ». Jusqu’ici, on est confortables. Quand on arrive aux objectifs cependant, j’ai un petit malaise. Voyez comment ils se déclinent :
– Favoriser un débat de société constructif et mobilisateur à travers le pays ;
– Reconnaître et honorer les droits et les territoires des peuples autochtones sur lesquels nous habitons et où se tient le FSP ;
– Agir en solidarité avec les peuples autochtones en rejetant la Doctrine de la découverte et la Terra Nullius ;
– Susciter la participation individuelle et collective ;
– Partager, promouvoir et diffuser les initiatives et projets alternatifs ;
– Stimuler l’émergence d’actions concrètes et la convergence des luttes contre le néoconservatisme et le néolibéralisme ;
– Promouvoir un développement durable, solidaire, juste, égalitaire et harmonieux au Canada.
Je constate que, naturellement, le FSP s’affirme clairement et implicitement en solidarité avec les peuples autochtones et reconnaît leur droit. So far so good dirait-on de l’autre côté de l’Outaouais. Mais petit détail, il n’y a pas un mot sur le droit à l’autodétermination du peuple québécois. Dans l’appel initial (non daté), on parle du « mouvement alternatif au Canada » et de la nécessité de regrouper « des individus et des organisations de la société civile qui souhaitent transformer le Canada actuel ». C’est un objectif que je partage évidemment, mais est-ce à dire que le peuple québécois s’est évaporé derrière des individus et des organisations qui veulent transformer le Canada ? En passant, s’il est tout à fait légitime de reconnaître les droits des nations autochtones, où est le problème avec le Québec ?
Erreur de parcours ou symptôme d’un mal récurrent ?
Il se peut que les organisations constituantes, y compris celles du Québec, n’aient pas voulu, pour diverses raisons tactiques, souligner l’importance de rappeler, non seulement la réalité nationale québécoise, mais surtout, d’un point de vue progressiste, l’absolue nécessité de reconnaître le droit à l’autodétermination. J’espère en tout cas que cela est un petit « enfargement » qui pourra être rectifié plus tard. Je n’ose pas croire que les mouvements populaires pensent comme la droite que la question nationale du Québec est une « vieille chicane » qu’il faut mettre de côté.
Sur le fonds, l’émancipation sociale au Canada et au Québec ne peut faire l’économie d’une position claire, forte et sans équivoque sur cette question. Pour avancer, les mouvements populaires et progressistes doivent être totalement commis à la défense et à la promotion du droit à l’autodétermination. Le Canada dont on pourrait éventuellement se réclamer devra être un « autre » Canada, un Canada totalement réinventé, qui reconnaîtrait qu’il y a des peuples, qu’ils ont des droits, qu’ils peuvent revendiquer leur indépendance.
Oui je l’admets, c’est un rêve. Mais on a le droit et peut-être même le devoir de rêver.
Le Canada actuel, « réellement existant » n’a jamais été construit par les peuples. Il est le produit d’une petite élite coloniale et prédatrice. La structure de l’État, enchâssée dans la constitution monarchique de 1867 et « modernisée » en 1982, son « code génétique » si on peut dire, découlent d’une stratégie de domination. Celle-ci, pensée à l’origine par l’Empire britannique et mise en place depuis par l’élite canadienne (accompagnée de ses subalternes québécois), repose sur le bon vieux principe du « Divide and rule », où on a un peuple « dominant » et diverses « populaces », « ethnies » et « minorités » à qui on « concède » des droits, selon la bénévolence de sa majesté.
Encore aujourd’hui, pour dire qu’il ne s’agit pas de « vielles chicanes », les droits du peuple québécois sont quotidiennement bafoués, d’où d’importantes conséquences politiques, économiques, culturelles. Le « divide and rule » permet de mettre tout le monde contre tout le monde dans une hiérarchie plus ou moins implicite et tout cela pour le bénéfice du 1%, même pas pour la majorité des gens du ROC.
Réalistes, mais pas naïfs
Il serait illusoire de demander au ROC, même de gauche, de se mobiliser derrière le fleur-de-lysée, mais n’est-il pas trop demander un appui explicite à ce droit à l’autodétermination ? Sans penser que les Canadiens de gauche puissent être enthousiastes à l’idée de l’indépendance du Québec, il est de leur devoir d’appuyer ce droit démocratique, et par conséquent, de mettre les points sur les i et d’envoyer un message au Québec que la solidarité, ça commence ici.
Pour cela, il faut que la gauche du ROC se regarde sérieusement dans le miroir. Ce n’est pas aux QuébécoisEs de leur « faire la leçon ». Ils et elles sont assez grands pour savoir que cet « angle mort » dans leur histoire (par ailleurs assez riche) a été un sérieux obstacle. Il faut qu’ils confrontent la réalité de cet État canadien « tout croche » et qu’ils nous appuient, comme nous devons les appuyer, d’égal à égal.