Tiré du blogue de l’auteur.
Au moment où la Russie est en proie à la condamnation de la communauté internationale suite à son invasion militaire de l’Ukraine, qui a déjà causé plus de 130 morts, le Général soudanais Hamdan Dogolo (connu sous le nom d’Hemetti) a effectué une visite officielle à Moscou jeudi 24 février, accompagné du ministre des Finances du gouvernement militaire soudanais. L’objectif de cette visite était de renforcer la coopération entre les deux États dans divers domaines, et d’officialiser la relation avec Moscou. Concernant la situation en Ukraine, Hemetti a déclaré aux médias que la Russie a le droit de « défendre ses terres », indiquant ainsi qu’il soutient l’invasion militaire de l’Ukraine.
Cette rencontre a suscité la colère des Soudanais-e-s qui ont immédiatement dénoncé la présence russe en Ukraine comme au Soudan, ainsi que les manigance du gouvernement militaire soudanais contre lequel ils et elles luttent depuis novembre dernier. De nombreux-ses révolutionnaires ont exprimé leur solidarité avec le peuple ukrainien en utilisant le hashtag #Hemedti_ne_nous _représente_pas (#حميتي لا يمثلنا) (Hemedti_La_Yemsilna)
Sur les réseaux sociaux, les militant-e-s qui utilisent ce hashtag ont manifesté leur solidarité face à des oppresseurs qui collaborent entre eux. L’un d’entre eux, M. écrivait le 26/02 : « Le fait que quelqu’un comme Hemetti se soit rendu en Russie en visite officielle et soutienne tranquillement les décisions [de la Russie] vous montrent les fautes graves [du régime soudanais]. Encore une fois vous nous prouvez que seuls les oppresseurs soutiennent les oppresseurs. Et si vous êtes l’un des partisans de la Russie après tout ce qui se passe, alors sans le moindre doute, vous êtes pareil qu’eux et même pire qu’eux. ».
Un autre membre des comités de résistance actif sur les réseaux sociaux, C., publiait le 25/02 : « Aujourd’hui, nous aimerions avoir un drapeau ukrainien et une grande affiche [sur lesquelles écrire] : #StandWithUkrain et en-dessous #Hemedti_ne_nous_représente_pas, parce que quelque que soit la guerre dont se mêle Hemedti, elle nous concerne directement, et menace l’unité de la nation. » Il ajoutait dans les hashtags : « Nous sommes avec vous », « Nous sommes conscients et nous irons jusqu’au bout », appelant dans le même temps à la « milioneya » (manifestation d’un million de personnes) du 26 février. Durant cette manifestation, plusieurs manifestant-e-s arboraient en effet des banderoles de solidarité avec l’Ukraine.
Dans différentes villes d’Europe également, des membres de la diaspora soudanaise sont allés manifester leur soutien aux Ukrainien-ne-s victimes de cette guerre. N., membre du Réseau des Activistes Soudanais de Lyon témoigne sur les réseaux sociaux : « Lors de la manifestation, j’ai rencontré un certain nombre de citoyen-ne-s ukrainien-ne-s et j’ai échangé avec eux. Je leur ai dit que cette place connaissait bien la communauté soudanaise de Lyon, car nous nous sommes réunis à plusieurs reprises pour protester contre la douleur infligée à notre pays, et que nous connaissons la brutalité de Poutine qui s’immisce dans les conflits de plusieurs pays, dont le nôtre. J’ai dit aux Ukrainien-ne-s que nous, peuple soudanais, continuons à mener une glorieuse révolution contre l’injustice et la dictature, et que nous sommes avec eux en tant que peuple ukrainien (…) ».
Wagner s’installe au Soudan
La visite d’Hemetti a eu lieu à peine quelques jours après le 22 février, où des militant-e-s soudanais-e-s ont diffusé sur les réseaux sociaux des images de soldats russes errant dans les rues de la capitale, Khartoum, en tenue militaire. Ces soldats appartiennent à la société de sécurité privée russe Wagner, qui est également présente dans d’autres pays du continent africain : Libye, Centrafrique, Mozambique… Dans tous ces pays, sous couvert d’offre sécuritaire, Wagner fournit une main-d’œuvre de répression pour les régimes autoritaires et dans le même temps, exploite les gisements de ressources minières, ce qui en fait également une entreprise de prédation impérialiste.
Selon A., témoin sur place que nous avons interrogé, un nombre important de ces miliciens de Wagner résident à Khartoum et à Port Soudan, et ils contrôlent une bonne partie des mines d’or qui se situent entre les deux villes. Ils ont aussi pour mission de « sécuriser » le port de Port-Soudan, la principale plate-forme maritime du pays. D’autres témoins au Darfour assure qu’ils contrôlent aussi des mines d’or dans cette région. Ces témoignages inquiétants suggèrent que le Soudan pourrait bientôt ressembler à la Centrafrique, où le régime sous-traite à la milice russe la torture et l’élimination des opposants au pouvoir (comme cela a été dénoncé par la mission des Nations unies dans le pays).
La présence de Wagner au Soudan s’explique par la stratégie diplomatique de l’ancien régime d’Omar El-Béchir, renversé par la révolution de 2018. Le dictateur déchu s’était rendu en Russie en novembre 2017, pour chercher des alliés parmi les grandes puissances alors que son gouvernement faisait face à un isolement international imposé par l’Occident. Omar el-Béchir avait alors demandé au président russe Vladimir Poutine de « protéger » le Soudan des États-Unis, et avait appelé au renforcement de la coopération militaire avec Moscou dans le but de « rééquiper ses forces armées ».
Aujourd’hui la même situation se rejoue : le régime d’Al-Burhan, issu du coup d’Etat militaire du 25 octobre 2021 et condamné par la communauté internationale, cherche à nouveau des soutien auprès de la Russie pour se donner une légitimité. La Russie fait partie des pays qui n’ont pas condamné le coup d’Etat militaire au Soudan en octobre dernier.
Fin janvier 2019, en pleine révolution au Soudan, le Kremlin avait admis que des formateurs russes étaient présents « depuis un certain temps » aux côtés des forces armées soudanaises en échange d’une autorisation permettant à la Russie de prospecter de l’or au Soudan et d’installer une base militaire sur la côte de la mer Rouge à l’est du Soudan. En 2019 le Soudan est devenu le deuxième principal acheteur d’armes russes en Afrique après l’Algérie, avec la moitié des armes soudanaises venues de Russie. Le Soudan a signé un accord avec la Russie pour établir une base militaire navale à Port-Soudan sur la mer Rouge pour 25 ans.
Le chef de guerre Hemetti à la recherche d’alliés en Russie
Suite aux propos d’Hemetti légitimant l’attaque russe en Ukraine, le ministère soudanais des Affaires étrangères a déclaré dans un communiqué que ce texte n’avait pas été approuvé ni officiellement publié par le Ministère. Selon eux, les propos d’Hemetti ne reflètent pas la position du gouvernement soudanais, qui tente plutôt d’adopter une position neutre dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. Cette énorme confusion diplomatique démontre la division et l’instabilité qui règne au sein du gouvernement soudanais depuis le coup d’Etat militaire du 25 octobre dernier, massivement rejeté par la population.
Rappelons qu’Hemetti, s’il n’est pas le chef d’Etat officiel du Soudan, a une position privilégiée au sein de l’armée qui a pris le pouvoir par un coup d’Etat illégitime le 25 octobre dernier. Il est en effet le commandant en chef des Forces de soutien rapide, une milice intégrée à l’armée, impliquée dans le trafic d’enfants-soldats dans la guerre au Yémen, du génocide au Darfour et responsable de la répression sanglante des manifestations pacifique des Soudanais-e-s. Il a donc en commun avec Vladimir Poutine une longue expérience en matière de répression.
Dans une interview accordée à Radio Dabanga, l’ancien ministre des Affaires étrangères Ibrahim Taha Ayoub considérait qu’Hemetti souhaitait sûrement se présenter comme le véritable dirigeant du pays, notant qu’il a réalisé de nombreuses visites diplomatiques à l’étranger récemment. Des sources indiquent qu’Hemetti voudrait discuter avec la Russie de la possibilité de fournir des armes directement aux Forces de Support Rapide, ce qui accroîtrait son propre pouvoir. Taha Ayoub estime également que la Russie restera toujours hostile à la transformation démocratique du Soudan et puisqu’elle s’est déjà illustrée par son soutien à l’ancien régime.
Face à la collaboration des oppresseurs, une solidarité internationale des opprimé-e-s
Interviewé par Sudfa lors d’un entretien téléphonique, Ali Jabal, activiste soudanais et membre du comité de résistance d’Omdurman Um Bada, a déclaré : « Les chefs de guerre ne se préoccupent que de leurs intérêts personnels, sans se soucier des intérêts du pays. Les déclarations d’Hemetti ne font qu’exprimer la position des putschistes, et elles n’ont rien à voir avec le peuple soudanais et les forces de la révolution ». Il poursuit : « Hemetti fait comme Omar El-Béchir quand il s’est réfugié en Russie avant sa chute. »
Il ajoute : « Ne ne sommes ni « avec » ni « contre » personne, mais il existe des principes fondamentaux du droit international qui empêchent l’agression d’un pays contre un autre. Les déclarations d’Hemetti indiquent un manque de connaissance de ce droit, et montrent qu’il suit la voie des régimes dictatoriaux précédents, qui cherchaient à prendre position dans les différents entre les superpuissances comme l’Amérique et la Russie, sans prendre en compte les intérêts du peuple soudanais. » Il estime que les chefs d’Etat soudanais sont dans une sorte de fuite en avant, se réfugiant dans les affaires avec la Russie et la Chine, pour ne pas avoir à se concentrer sur les affaires internes : la résistance de la rue soudanaise qui se poursuit depuis le coup d’Etat, le meurtre de 82 manifestant-e-s depuis le début des manifestations de novembre dernier, l’escalade de la violence par le régime militaire. Il conclut : « La Russie et la Chine ne protégeront jamais le peuple soudanais. Mais de toutes façons, le peuple soudanais n’a pas besoin de leur soutien pour affronter seul le régime militaire, il est plus fort que cela. »
L’Association des professionnels soudanais, principale force politique ayant émergé lors de la révolution de 2019, s’est elle aussi prononcée publiquement suite à la visite d’Hemetti en Russie : « à notre avis, c’est une visite qui manque de normes diplomatiques et viole les lois internationales, en particulier à la lumière des conditions politiques et de la situation régionale particulièrement tendue en Europe de l’Est. » Dans la même déclaration, l’Association des professionnels a affirmé que les déclarations d’Hemiti en faveur de la Russie ne représentent pas le Soudan et le peuple soudanais et n’expriment pas leur vision de la politique étrangère et des relations internationales qui unissent le Soudan à ses partenaires internationaux et régionaux. Le communiqué indique que depuis la révolution de décembre 2018, le peuple soudanais a toujours manifesté son aspiration à réintégrer la communauté internationale : mais le coup d’État du 25 octobre a anéanti tous les progrès qui avaient été effectués dans les relations extérieures pendant la période de transition, à cause des mesures maladroites du gouvernement qui cherchent « à ramener le pays à des époques sombres de l’histoire du Soudan ».
L’association des professionnels souligne que les positions réelles des Soudanais-e-s sur l’invasion de l’Ukraine s’expriment dans les structures d’organisation politiques qui reflètent vraiment l’opinion du peuple [telles que les syndicats et les comités de résistance] et représentent ses intérêts, et non pas les sombres manigances du régime issu du coup d’Etat. « Notre position est celle du respect de la souveraineté des autres pays et de leur peuple et de leur indépendance (…) Nous rejetons l’ingérence russe dans les affaires soudanaises, le pillage de nos ressources, la manière dont la Russie protège l’autorité du coup d’Etat et offre aux putschistes une couverture internationale. Nous rejetons également la coopération entre la Russie et le gouvernement militaire dans le domaine des technologies et des armements dont l’objectif est de réprimer les Soudanais-e-s et leur lutte pour renverser le coup d’État, et de fournir des armes et des munitions pour continuer à tuer les enfants du peuple ». La déclaration conclut que : « Le Soudan ne sera pas gouverné par Moscou ou par ses sociétés de sécurité et il est vain de chercher à soutenir les dictatures militaires ».
Par l’équipe de Sudfa
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