Des Palestiniens s’organisent alors afin d’introduire des vivres et des médicaments dans les quartiers encerclés par l’armée. De nouvelles opérations militaires de grande envergure ont lieu dans la province au mois de mars 2012. Des Palestiniens décident alors de suivre le mouvement de militarisation de la révolte. Ils constituent des unités, dont l’importance semble toutefois symbolique et négligeable. Apparaît par exemple la Brigade du martyr Taher al-Sayasna, du nom du premier palestinien originaire du camp de Dera’a tué par l’armée syrienne. Des défections ont également lieu au sein de l’Armée de Libération de Palestine, division de l’armée syrienne où les Palestiniens effectuent leur service militaire. Ainsi, le colonel Qahtan Tabasha fait défection en juillet 2012. Il est tué le 1er octobre suivant.
A Lattaquié, les Palestiniens sont également entraînés dans le conflit contre leur gré. Comme à Dera’a, les premières manifestations qui se déroulent dans la principale ville du littoral ont lieu dans un quartier adjacent à celui du camp palestinien d’al-Raml. Lorsque le régime décide de pilonner le quartier contestataire, de nombreux Palestiniens, encore une fois accusés à tort d’avoir fomenté les troubles, s’empressent de quitter le camp, craignant que celui-ci soit également bombardé.
Avec le temps, leur engagement en faveur de la révolution se fait plus résolu. A Yarmouk, les manifestations contre le régime deviennent régulières et rassemblent des milliers de participants qui reprennent les slogans des révolutionnaires syriens. La répression du régime s’y fait d’autant plus intense que plusieurs quartiers adjacents – Hajar al-Aswad, Tadamon, al-Qadam, Midan… – tombent progressivement sous le contrôle des rebelles damascènes. Finalement, au mois de juillet 2012, des groupes armés pénètrent dans le camp et parviennent à s’y installer. Les bombardiers de l’aviation syrienne entrent alors en action, ne se préoccupant pas plus qu’ailleurs de distinguer les combattants en armes des simples civils qui y résident toujours par dizaines de milliers. A plusieurs reprises au cours de l’été et de l’automne 2012, le FPLP-CG s’efforce, au côté des forces régulières, de déloger les insurgés et les révolutionnaires du quartier. Mais son implication a un effet contraire à l’objectif recherché. A la fin de l’automne, l’engagement dans la répression du groupe d’Ahmed Jibril incite en effet des résidents du camp à constituer leur propre unité combattante, le Liwa al-Asifa. A la mi-décembre, le FPLP-CG est chassé hors du camp de Yarmouk, marquant une défaite importante pour ce proxy du régime syrien, affecté par des désertions, ébranlé par des divisions internes et affaibli par des pertes dans les rangs de ses militants.
Le calvaire de Yarmouk
Fin 2012, la situation des civils encore présents dans le camp connaît une dégradation accélérée. Pour entrer ou sortir du quartier, ils sont obligés de franchir le seul et unique checkpoint qui en contrôle l’accès. Lorsqu’il est ouvert, ce qui n’est pas toujours le cas, les contrôles y sont stricts et les produits et denrées alimentaires autorisés y sont sévèrement contrôlés et limités. L’objectif avoué du régime est d’affamer les habitants et les combattants présents dans le camp afin de les contraindre à la reddition. Au mois de juillet 2013, le camp est hermétiquement bouclé. Les vivres, les médicaments, les carburants, l’eau potable… y sont désormais prohibés.
Le camp est également la cible de bombardements indiscriminés, qui occasionnent plus de victimes parmi les civils que parmi les combattants. Au cours d’une seule journée, le 16 décembre 2012, quatre écoles sont détruites sous les bombes. Deux d’entre elles servaient de lieu d’hébergement à des familles déplacées. Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants sont tués. Au bout de quelques semaines, près de 140’000 civils ont abandonné le camp, laissant derrière eux quelque 20’000 personnes qui ne peuvent fuir pour diverses raisons. Les unes sont recherchées par les autorités syriennes en raison de leur engagement politique. Les autres sont trop pauvres ou trop âgées pour envisager d’aller résider ailleurs.
Les restrictions en tout genre (nourriture, médicament, eau, électricité) ont des conséquences dramatiques pour ceux qui restent sur les lieux. Les centres de soins ferment les uns après les autres, laissant une population livrée à elle-même dans des conditions sanitaires et sécuritaires catastrophiques. Il faudra un peu plus d’un an pour que l’UNRWA soit enfin autorisé, en janvier 2014, à procéder à la livraison d’aides et de nourriture. Distribuées dans un environnement chaotique, ces aides s’avèrent totalement insuffisantes. Les rations alimentaires ne peuvent subvenir aux besoins des familles que l’espace d’une semaine. Réclamé par la population, le retrait hors du camp de la majeure partie des groupes armés ne contribue en rien à améliorer la situation. L’aide continue à n’y parvenir qu’au compte-gouttes, au gré du bon vouloir des autorités syriennes et des nombreuses milices – FPLP-CG, Liwa Abu al-Fadl al-Abbas, Force de Défense nationale… – qui encerclent le quartier.
Le 6 avril 2015, Yarmouk en était à son 644ème jour de siège total, son encerclement partiel ayant quant à lui débuté depuis 842 jours.
L’heure d’établir un bilan définitif de la situation des Palestiniens de Syrie n’est pas encore venue. Mais on peut en dresser ici un premier tableau. Selon l’UNRWA, la moitié d’entre eux, soit plus de 250’000 personnes, sont aujourd’hui des « déplacés intérieurs ». 80’000 autres ont trouvé refuge dans les pays voisins, revivant à plus d’un demi-siècle de distance le drame de la Nakba. De ces derniers, une majorité a gagné le Liban qui a été contraint, sous la pression créée par l’afflux de ces nouveaux venus, de restreindre et de durcir considérablement les conditions d’accès à son territoire des réfugiés syriens en général, et des réfugiés palestiniens en particulier. Une autre partie s’est rendue en Jordanie. Une autre encore en Egypte, voire même à Gaza. Au total, l’UNRWA estime que 95% des Palestiniens de Syrie sont aujourd’hui dépendants de l’aide humanitaire. Ils n’étaient que 6% avant le début du conflit…
Une ONG palestinienne, le Groupe d’Action pour les Palestiniens de Syrie, produit de manière régulière des rapports sur la situation de cette population. Publié récemment, l’un d’entre eux recense le nombre des victimes palestiniennes depuis 2011. A l’heure actuelle, ce groupe a documenté – nom, lieu du décès, cause du décès – 2783 victimes palestiniennes du conflit. La plupart d’entre elles ont perdu la vie à Damas, où se trouve le camp de Yarmouk, sous les bombes du régime. Les autres ont été tuées par des tirs d’armes légères, ont succombé sous la torture, ont été atteintes par des tirs de sniper, sont mortes de faim ou ont été exécutées. Une quarantaine de Palestiniens ont également péri en tentant de traverser la Méditerranée dans des embarcations de fortune, afin de rejoindre l’Europe. Une trentaine est morte suite à des bombardements aux gaz chimiques. Enfin, le sort de centaines d’autres Palestiniens reste inconnu, notamment celui de 800 détenus dans les prisons du régime.
L’aspect le plus frappant de ce décompte macabre réside dans la dimension collective de la répression. A Yarmouk, comme partout ailleurs en Syrie, ce ne sont pas les groupes armés qui sont visés de manière spécifique par les frappes de l’armée ou par les sièges imposés à des quartiers entiers. C’est l’ensemble de l’espace investi par ces groupes qui devient, pour le pouvoir et ses forces armées, une cible légitime. Les responsables syriens ne tolèrent pas qu’en leur absence la vie puisse continuer à se dérouler dans un semblant de normalité, que les services puissent continuer à être assurés, bref, que la vie sociale et collective puisse se poursuivre. C’est donc une stratégie de sanction collective qui est déployée par les forces gouvernementales vis-à-vis des régions, des villes, des quartiers ou des localités « libérées ». Yarmouk n’a pas échappé à ce traitement. L’encerclement, l’interdiction de quitter les lieux, les bombardements d’hôpitaux ou d’écoles, la privation de vivre, les coupures d’eau et d’électricité, les restrictions de médicaments… visent à punir une population qui s’est dressée contre l’autorité de l’Etat, et qui a toléré ou qui n’a pas suffisamment résisté à l’installation de groupes armés sur son territoire. Un slogan des partisans du pouvoir résume ainsi le choix laissé aux Palestiniens, comme aux Syriens dressés contre le régime : « al-jou’ awu al-rukou’ », « la faim ou la soumission ».
Il ne s’agit pas uniquement d’un slogan, mais d’une véritable stratégie de terreur et d’écrasement. Elle n’a rien à envier, en Syrie, au blocus imposé par les Israéliens à la bande de Gaza, autre espace palestinien où punition collective et destruction de la vie sociale sont devenues la norme dans le traitement du conflit. Depuis que le siège a été imposé sur le camp de Yarmouk, le Groupe d’Action pour les Palestiniens de Syrie a documenté le décès de 158 civils, du fait de la faim, de maladies non soignées ou d’autres conséquences directes du blocus. Les premiers à souffrir de cette situation ne sont pas les combattants mais les personnes fragiles, les enfants, les personnes âgées ou isolées. Des images difficilement soutenables ont été diffusées pour contraindre le monde à prendre conscience de cette situation. Elles rappellent le calvaire du Ghetto de Varsovie. Mais elles sont passées relativement inaperçues.
Un autre rapport de la même ONG, publié à la fin du mois de mars 2015, fait état d’un autre constat accablant pour le pouvoir en place. Documentant les victimes palestiniennes de la torture et des disparitions forcées, il affirme que le régime syrien a tué dans ses centres de torture 324 réfugiés palestiniens, dont 7 femmes. Le sort de nombreux autres réfugiés restant à ce jour incertain, il est vraisemblable que ce chiffre soit très en deçà de la réalité. La mise en ligne récente des photos révélées par César a ainsi permis d’identifier 39 nouvelles victimes palestiniennes, dont le sort était jusqu’alors inconnu. Or il reste dans les documents de César des milliers de photos en attente de publication et d’identification… Toutes les victimes ont les mêmes caractéristiques. Les unes sont mortes de faim, suite à une privation délibérée de nourriture durant de longues semaines. Les autres ont succombé ou ont été achevées au terme de séances de torture brutale, allant de l’électrocution à l’immersion dans des bains d’acide et l’énucléation sauvage de l’un ou des deux yeux. Les centres dans lesquels ces atrocités se pratiquaient – et se pratiquent encore – sont indiqués : Branche des mukhabarat de l’Armée de l’Air, Branche des Patrouilles, Branche d’Investigation militaire, Branche al-Sa’sa’a, Branche Palestine, Branche de la Sécurité de l’Etat, Branche de la Police militaire, etc.
Si ce rapport est accablant pour le régime syrien, c’est qu’il permet de constater que celui-ci, en 4 ans, a supprimé dans ses prisons cinq fois plus de Palestiniens qu’Israël en a tués dans ses geôles depuis 1967. En 2008, l’ancien détenu palestinien Abd al-Nasser Farawna, spécialiste de la question des prisonniers palestiniens en Israël, avait en effet mentionné 70 cas de décès sous la torture en près de 50 ans dans les prisons de l’Etat hébreu. Ce chiffre est corroboré par les travaux de l’ONG palestinienne Addameer.
Quel avenir pour les Palestiniens de Syrie ?
La situation relativement favorable qui était celle des Palestiniens de Syrie à la veille du déclenchement du mouvement révolutionnaire est aujourd’hui un lointain souvenir. Malgré l’aspiration à la neutralité d’une partie de cette population, elle a été rattrapée et absorbée par le conflit. Ce développement est, en partie, le résultat de la manipulation des factions palestiniennes par le pouvoir syrien. Bien que vivant en Syrie sous un statut « d’hôtes », de nombreux Palestiniens y ont précédé l’arrivée du parti Ba’ath au pouvoir, en 1963. Des milliers de familles palestiniennes résident en Syrie depuis plus de 67 ans. Si elles se trouvent juridiquement marginalisées au niveau politique, elles ne vivent pas en vase clos et elles font partie du tissu social syrien. Il est donc naturel qu’elles n’aient pas toléré aveuglément l’alignement avec le régime et contre la population de groupes censés représenter leurs intérêts et leurs aspirations. Mais la dégradation de la situation dans le camp de Yarmouk est également tributaire des initiatives de certains groupes rebelles, qui ont pris le risque de s’introduire dans ce quartier et de provoquer les représailles du régime que l’on a décrites plus haut contre une population qu’ils n’étaient pas en mesure de protéger efficacement.
On ne peut faire aujourd’hui l’économie d’une réflexion sur la gestion du dossier palestinien par le régime syrien depuis des décennies.
En imposant aux Palestiniens qu’ils accueillaient dans leur pays, et dans une moindre mesure aux Palestiniens du Liban, les factions de leur choix – dont les agissements hostiles aux révolutionnaires syriens ont provoqué l’intervention des groupes rebelles à Yarmouk – les responsables syriens ont retiré à l’ensemble de cette population une dimension essentielle de sa lutte pour la cause nationale palestinienne : celle de l’autonomie et de la libre-détermination. Les Palestiniens de Syrie ont depuis longtemps perdu toute capacité à peser sur les choix politiques et les décisions susceptibles de garantir leur droit au retour et de réaliser leurs aspirations nationales. Leur capacité de décision a été annihilée par le régime syrien, qui a écarté ou muselé leurs représentants légitimes pour leur imposer des représentants à sa convenance, au service de ses intérêts régionaux.
Certains se complaisent à voir en Bachar al-Assad le seul leader politique à même de résister aux ambitions israéliennes dans la région, et, plus sensibles à ses discours qu’à ses actes, ils en font un chantre de l’anti-impérialisme. A supposer qu’il en soit ainsi, cela lui donne-t-il le droit de dicter aux Palestiniens les choix politiques et stratégiques qui doivent être les leurs ? Cette attitude ne va-t-elle pas directement à l’encontre des principes même de l’anti-impérialisme, qui veut que les peuples en lutte pour l’obtention de leurs droits légitimes soient eux-mêmes les maîtres de leur décision en vertu du principe d’auto-détermination ? En imposant ses volontés aux Palestiniens de Syrie, et en s’ingérant de manière continue dans les questions intra-palestiniennes, le régime syrien n’a jamais œuvré pour la cause palestinienne. Il a au contraire cherché à la fois à infantiliser et à instrumentaliser les Palestiniens, auxquels il déniait implicitement le droit et la capacité à mener leur propre lutte. Or, comme le montrent les événements en cours en Syrie, c’est en rejetant la domination du régime sur sa question nationale que cette population a été propulsée dans le conflit de la plus brutale des manières. C’est en décidant de participer aux côtés des Syriens à la lutte pour leur libération que les Palestiniens de Syrie ont commencé aujourd’hui à se réapproprier leur cause nationale. En défendant le droit des Syriens à l’auto-détermination, après des années de répression et d’injustice, les Palestiniens de Syrie ont fait montre de cohérence avec leurs propres ambitions.
Face à la brutalité qui leur a été imposée, et suite aux déplacements que le conflit a provoqués, l’avenir des Palestiniens reste plus que jamais entouré de nombreuses inconnues en Syrie. Ce pays ne connaîtra plus d’ici longtemps les conditions socio-économiques qui lui avaient permis d’accorder aux réfugiés palestiniens un statut relativement favorable. Leur réintégration dans le tissu social syrien sera longue et elle ouvrira la porte à de nouvelles problématiques. Mais encore faudrait-il que leur calvaire soit achevé… Or rien ne semble annoncer une telle issue.
La soudaine apparition de l’Etat islamique à Yarmouk fait redouter de nouveaux épisodes sanglants dont seront victimes les derniers civils palestiniens qui, pourtant, comme la majorité des Syriens ne veulent qu’une chose : continuer à vivre. Elle pourrait fournir au régime une nouvelle occasion de se poser en protecteur des Palestiniens, alors même qu’il n’a cessé, depuis 2011, de les entraîner dans le cycle de violence infernale qui se poursuit encore.
Frantz Glasman est doctorant en Sciences Politiques. Article publié sur le site Un oeil sur la syrie, en date du 6 avril 2015