Nos deux quasi-octogénaires y avaient côtoyé Michel Rivard et Marie-Claire Séguin y allant de leurs plus émouvantes chansons, Kashtin et Arthur Lamothe chantant et parlant des Amérindiens (on sortait d’un travail collectif d’apaisement de la crise de Kahnawakeh), tandis que Pierre Verville imitait quelques célébrités, que Pierre Brassard recueillait des entrevues parmi le public et que Dany Turcotte intervenait sur une scène dressée pour lui seul, en auto-dérision du pacifiste type flower power sous son personnage de Verveine. Nos deux amis disparus avaient contribué à la magie et à la richesse du spectacle : après la chanson de Richard Séguin « Ils sont des milliers » en hommage aux réfugiés enfermés derrière des barbelés, Maryvonne née en plein génocide turc en 1915 s’était dressée comme bouleversante porte-parole de tous les immigrés du monde, elle-même Arménienne déportée, d’où la terminaison an qu’elle tint à ajouter à son nom dans ses dernières années. Je me souviens plus clairement de la communication de Pierre, entouré de tous les participants sur scène (belle idée de Richard), parce qu’ayant transgressé en bon anarchiste la consigne de ne pas dépasser trois minutes en raison des contraintes du rythme du spectacle, il nous avait entretenus quinze minutes de ses préoccupations écologiques reliées à la paix, car au même moment, les puits de pétrole enflammés par les fanatiques, tant Saddam Hussein que les bombes alliées, brûlaient encore au Koweït. Une ovation debout suivant son discours nous avait plus que rassuré sur le rythme de la soirée ! Sans doute en interpellant ainsi Lorraine Pagé, présidente de la CEQ (actuelle CSQ), Pierre avait contribué à la conversion en 1993 de la mouvance soviétique anachronique entourant sa direction, en favorisant plutôt l’émergence de l’extraordinaire projet des écoles vertes Brundtland (« Notre avenir à tous ») piloté par la regrettée Monique Fitz-Back.
Mes premiers contacts avec Maryvonne Kendergian datent des années soixante où la fondatrice de la Société de Musique Contemporaine du Québec naissante m’avait engagé pour jouer en première canadienne les Saudades do Brasil de Darius Milhaud, interprétation qu’elle avait complimentée à Radio-Canada. Ses Musialogues de l’Université de Montréal avaient entre autres invité Iannis Xénakis accueilli par Robert Dupuy et Hélène Le Beau, puis Mikis Théodorakis (plus tard docteur honorifique de l’UQAM à ma suggestion), au sortir de son emprisonnement par la Grèce des colonels. À mon retour d’études en Californie et en Europe, je la retrouvai sans surprise au C.A. présidé par Antonine Maillet, où elle appuya mon projet 1988 de nommer des Artistes pour la Paix de l’année, qu’elle enrichit par ses suggestions, tel Gilles Tremblay. Maryvonne, pieuse chrétienne et ardente championne de la justice sociale et des droits de l’homme, autoproclamée « grand-mère des Artistes pour la Paix », proche des projets artistiques d’avant-garde, m’entraîna dans des sorties culturelles théâtrales où elle me fit rencontrer des amis aussi étonnants que Robert Gravel (productions télévisuelles VLB et LNI) et Jean-Pierre Ronfard (École Nationale de Théâtre et Espace Libre).
Jusqu’à la fin (à quatre-vingt-treize ans !) de son professorat à l’UQAM, Pierre Dansereau marchait depuis Outremont jusqu’à son bureau (parfois même, retournait à pied après dix-sept heures). Il m’invitait chaque année un midi, pour que je lui parle des divers dossiers de paix. Je l’ai revu il y a quatre ans chez lui, ayant abandonné, à cause de sa difficulté de se concentrer, le projet de terminer sa biographie dont il m’avait dédicacé une copie du tome 1. Mais il était heureux, auprès de sa Françoise bien-aimée épousée dans son jeune âge, tous deux pris en charge avec sollicitude par leur nièce Marie. Avec eux trois, j’avais passé des vacances inoubliables en Gaspésie (cf. les notes de mon CD Bach) où Pierre, apôtre de « l’austérité joyeuse » (ancêtre de « la simplicité volontaire » de Serge Mongeau et de la chanson « que le strict minimum » de Domlebo), m’entraînait en de longues promenades en m’identifiant chaque plante sur le chemin et on courait tous deux sur la plage de Coin du Banc, lui à 80 ans dans une forme que bien des quadragénaires lui auraient enviée !
Le Devoir a monté en fin de semaine un superbe dossier de six pages sur le personnage à qui une quinzaine d’universités ont décerné des doctorats honorifiques et dont Louis-Gilles Francoeur a bien saisi l’essence, dans son article du 30 septembre et dans une longue entrevue à l’émission du samedi de Joël Le Bigot, ressortant la citation suivante :
« Le Québec ne rêve plus de devenir une société modèle : voilà son problème d’environnement. Il n’est plus tiré en avant par un grand projet comme au temps de René Lévesque. Un climat de morosité s’est installé, de repli sur soi, de chacun pour soi, qui devient une menace pour bien des espèces. En matière de gestion des richesses naturelles, le premier obstacle, c’est d’accepter l’ordre établi, celui qui permet à chacun d’empocher salaire et profits, comme s’il s’agissait d’une loi immuable, sans penser aux conséquences. Et en faisant de moins en moins de place à ceux qui voient la société de façon créatrice, chercheurs et artistes. »
Car Pierre croyait en l’interdisciplinarité des savants avec les artistes. La collaboration des Artistes pour la Paix avec l’Institut des sciences de l’environnement et de son infatigable directrice Louise Vandelac a ainsi donné en février 2008 la première conférence québécoise du troisième millénaire contre les bombes et l’énergie nucléaires, rassemblant le groupe Pugwash et le Dr Éric Notebaert dévoilant les résultats alarmants des méta-analyses allemandes et américaines. Peu de temps après, nous avons fondé le collectif Sortons le Québec du Nucléaire, si bien animé par Michel Duguay, professeur à l’Université Laval et docteur en physique nucléaire de Yale. Doit-on s’étonner que des expériences novatrices comme l’Institut et les APLP, héritiers fidèles de l’idéal Dansereau, soient si peu supportées, voire menacées ? Le moment est pourtant bien mal choisi, quand la guerre se transforme désormais en écocide sans frontières et quand l’ampleur croissante et inégalée de la crise écologique exige toute la vitalité d’une généreuse et audacieuse intelligence collective, ouverte et intégratrice des arts et de tous les savoirs, dont Pierre Dansereau s’était fait l’éloquent prophète.
Cette semaine, les Artistes pour la Paix se sentent doublement orphelins…
Pierre Jasmin, président, dimanche 2 octobre 2011