Tiré de Reporterre.
Prenons un steak. Qui est responsable des émissions induites par sa production ? Celui qui le mange ? Celui qui le produit ? Les deux ? Si l’on prend en compte les investissements des riches, c’est-à-dire leurs actions dans les entreprises, pour calculer leur empreinte carbone, celle des 10 % les plus riches serait 2 à 2,8 fois plus élevée qu’on ne le pensait. Voilà la principale conclusion de l’étude publiée le 7 décembre par les économistes Lucas Chancel et Yannic Rehm.
Intitulé The carbon footprint of capital (« L’empreinte carbone du capital », en français), ce texte de soixante-deux pages, disponible sur le site du World Inequality Database, se base sur des données récoltées en France, en Allemagne et aux États-Unis. Son but : « Présente[r] de nouvelles estimations sur l’inégalité des empreintes carbone individuelles entre les groupes de richesse » dans ces trois pays. Et ainsi « mett[re] en évidence le domaine dans lequel le potentiel de réduction des émissions est le plus important pour les individus ».
« Cette étude est révolutionnaire »
« Cette étude est révolutionnaire dans le sens où elle montre que la responsabilité des émissions ne repose pas que sur les consommateurs mais aussi sur les actionnaires, qui détiennent les moyens de production », explique à Reporterre Alexandre Poidatz, responsable climat et inégalités chez Oxfam France.
Les deux chercheurs ont mis en place un « nouveau cadre de mesure ». Habituellement, l’empreinte carbone est calculée en fonction de la consommation et du mode de vie — logement collectif ou villa avec piscine, voyage en train ou en avion... Cette fois, les économistes ont aussi pris en compte les émissions relatives à la possession d’actifs (actions au sein d’entreprises, immobilier, fonds de pension…).
Ils proposent ainsi trois façons différentes de calculer l’empreinte carbone d’un individu [1] :
– la première attribue l’ensemble des émissions aux consommateurs ;
– la deuxième, nommée « le scénario investisseurs », attribue la totalité de l’empreinte carbone liée à l’activité productive d’une entreprise à ceux qui la détiennent ;
– la dernière est dite « mixte ». Elle attribue aux consommateurs les émissions liées aux secteurs de production (l’acheminement du steak jusqu’à la grande surface par exemple), sauf celles liées aux investissements et donc au capital. Ces dernières sont attribuées aux actionnaires des entreprises.
Près de trois fois l’empreinte carbone d’un Français moyen
Si l’on considère que ceux qui détiennent les usines sont responsables de ce qu’elles produisent (le deuxième scénario), alors cela fait plus que doubler l’empreinte carbone des 10 % les plus riches, l’augmentant de 2 à 2,8 fois en fonction du pays par rapport à la première approche. Selon ce scénario, un individu faisant partie des 10 % les plus riches en France émet ainsi en moyenne 38 tonnes équivalent CO2 tous les ans. Si l’on ne considère que ce que les riches consomment (premier scénario), alors le chiffre n’est « que » de 16 tonnes éqCO2. En France, la moyenne est de 10 tonnes éqCO2 par an et par personne. L’Accord de Paris, lui, fixe à environ 2 tonnes l’empreinte que nous devrions avoir.
Enfin, si l’on prend le troisième scénario, une personne faisant partie des 10 % des plus riches en France émet en moyenne 25 tonnes éq CO2 par an.
« C’est par la réorientation de leurs actifs financiers vers des entreprises bas carbone que les plus riches peuvent non seulement réduire leur empreinte individuelle, mais aussi engendrer une réduction de l’empreinte collective », analyse Alexandre Poidatz, d’Oxfam France, ONG ayant déjà publié de nombreux travaux sur le sujet.
Il souligne un autre enseignement majeur de cette étude : le fait que les 10 % les plus riches profitent financièrement du réchauffement climatique. « Plus on est riche, plus on détient, logiquement, d’actifs financiers. Mais leur travail permet de démontrer un autre point très important : le fait que plus on est riche, plus on détient des actifs financiers polluants. En d’autres termes, les plus riches s’enrichissent grâce à leurs investissements dans des entreprises polluantes. »
Selon les économistes, « il s’avère que les plus riches possèdent des actifs à plus forte intensité de carbone que les segments moyens et pauvres de la société [...]. Les actifs financiers, en particulier les actions, ont une forte intensité d’émissions. Pour chaque million détenu en actions, les émissions annuelles de carbone sont estimées à 120-150 tonnes éq CO2 en France », ajoutent-ils. Dans le « scénario investisseurs », 75 à 80 % de l’empreinte carbone des 10 % les plus riches est d’ailleurs liée à leur possession d’actifs, et non à leur mode de vie. « En se concentrant uniquement sur les émissions liées à la consommation directe ou indirecte, on risque de passer à côté d’une grande partie des émissions, en particulier chez les personnes fortunées », alertent-ils.
La taxe carbone doit peser sur les plus riches
Afin d’« élargir la boîte à outils politique », les deux économistes formulent ainsi plusieurs propositions et pistes de réflexion pour réduire efficacement les émissions de gaz à effet de serre. Parmi elles : le « ciblage du contenu en carbone des actifs », qui pourrait passer par « l’interdiction de certains types d’investissements », la mise en place d’« incitations fiscales pour les produits d’investissements verts » ou encore par la « taxation des investissements ou actifs polluants ».
C’est qu’au-delà de la question climatique, un calcul adéquat de l’empreinte carbone comporte aussi un enjeu de justice sociale, comme l’écrivent Chancel et Rehm : « Les taxes sur le carbone prélevées sur la consommation frappent généralement de manière disproportionnée les groupes à faible revenu et à faible taux d’émission. Au contraire, une taxe sur le carbone appliquée au contenu en carbone des actifs ou des investissements pèserait principalement sur les riches émetteurs. »
Notes
1- Ils prennent tous en compte les émissions directes des ménages (émissions principalement liées à la combustion de carburant pour se déplacer et de gaz ou fioul pour se chauffer) mais pas forcément les émissions indirectes, due à la production des biens consommés.
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