Tiré du site de la Quatrième internationale
2 octobre 2022
Par Daniel Libreros Caicedo
Une grande explosion de liesse populaire
Petro avait obtenu 8 527 768 voix, soit une augmentation de 2,7 millions de voix par rapport au premier tour, dont 1 000 000 dans les villes, la moitié à Bogota, et le reste principalement sur les côtes du Pacifique et des Caraïbes. Dans les zones les plus reléguées du pays, c’est le Pacte historique, un mouvement dirigé par Gustavo Petro, qui l’a emporté. De même, dans les villes, les quartiers pauvres et les quartiers de classe moyenne ont voté. À Cali, la ville où l’ « explosion sociale » de l’année dernière a eu le plus grand impact, la trace de cette rébellion s’est faite manifeste dans le vote des communes ayant connu les plus violents affrontements ainsi que le déploiement impuni de la terreur d’État, faisant des dizaines de morts.
Les résultats électoraux département par département confirment une carte socio-territoriale sans cesse rejouée depuis le plébiscite de 2016 principalement délimitée par les inégalités de revenus. En effet, dans les départements où le Pacte historique a gagné, qui rassemblent 40,37% du de la population et 29,04% du PIB, le rapport de force électoral y était de 66,35% contre 31,88%, tandis que dans les départements où Rodolfo Hernández a gagné, comptant 44,27% de la population pour 44,91% du PIB, ce dernier remportait 62,19% des votes contre 35,51% favorable à Petro.
Dès que le résultat des élections a été connu, la liesse populaire a explosé. Des milliers de personnes sont descendues dans les rues et sur les places de chaque ville pour célébrer la victoire, tandis que des vidéos circulaient montrant des personnes dans les régions les plus reculées du pays partageant la même euphorie face à ce « changement historique ». Plus tôt dans la soirée, à la Movistar Arena, une salle de spectacle située au nord-ouest de Bogota, des milliers d’électeurs et de membres du Pacte historique se sont réunis pour applaudir Gustavo Petro et Francia Márquez.
L’élection de cette dernière comme vice-présidente est en effet cruciale. Première femme afro à accéder à ce poste, elle a été le phénomène électoral de la « consultation interpartis » du 13 mars dernier, primaire dans laquelle elle a remportée près de 800 000 voix et est parvenue à la troisième place sur une longue liste de candidats. Elle est originaire des territoires côtiers du Pacifique où l’extractivisme minier conduit de façon récurrente à des déplacements de communautés entières. Ce vote a exprimé le rejet par les secteurs populaires du patriarcat et du racisme, et a rendu possible l’émergence dans la vie publique de ce que l’on appelle les « minorités ethniques » dans un pays où la tradition de l’ « ethos » colonial réserve l’ « exercice du gouvernement » à un petit cercle d’hommes blancs des couches supérieures qui partagent souvent des liens familiaux (une « république oligarchique », comme un historien important du XXe siècle a fini par la caractériser).
Au cours du discours de Petro est apparue sur scène la mère de Dilan Cruz, un adolescent de 18 ans qui a été assassiné dans le centre de Bogota lors des manifestations de novembre 2019 par l’un des membres des ESMAD (Escadrons mobiles anti-émeutes) de la police nationale, meurtre toujours impuni. Elle a brandi le portrait de son fils et a pris le micro pour demander justice pour lui et pour toutes les victimes de la terreur d’État. La douleur des familles des victimes d’assassinats, de tortures et de disparitions qui s’accumulent depuis des décennies et se poursuivent sans que les visages des responsables n’apparaissent jamais, faisaient l’objet d’une véritable reconnaissance. En bref, c’était la confirmation, tant dans cet auditorium que dans les rues, que l’indignation face à « l’état actuel des choses » avait pris la forme d’un triomphe politique. Indignation face à l’augmentation de la pauvreté, au chômage de millions de jeunes et de femmes qui errent sans avenir et qui ont participé à la récente « explosion sociale » en affrontant la terreur d’État et la répression débridée, aux parents des victimes de la pandémie de Covid-19 témoins de l’indolence d’un gouvernement qui les a abandonnés à leur propre sort tout en distribuant gratuitement l’argent public à des groupes financiers, enfin face au déplacement forcé de millions de personnes.
Pendant ce temps, les analystes politiques et les journalistes des médias internationaux ont été choqués par l’arrivée d’un « progressiste » à la présidence d’un pays dont les élites ont longtemps fait preuve d’une loyauté inconditionnelle envers les États-Unis. Ces dernières ont, pour ne citer que les cas les plus récents, cédé des bases militaires sur leur territoire et accepté une ingérence militaire directe lors de la mise en œuvre du Plan Colombie, mais cette diplomatie abjecte remonte au début du XXe siècle depuis la capitulation du Panama.
Une politique économique pour « calmer les marchés »
Au Movistar Arena, Petro a annoncé les objectifs centraux de son gouvernement, qui apparaissent bien éloignés de ce sentiment populaire. Le premier d’entre eux, a-t-il dit, est de « développer le capitalisme », afin de favoriser la croissance des forces productives qui mettra fin aux « scories féodales et seigneuriales » qui continuent de structurer la géographie de la Colombie. La majorité de la gauche colombienne a inclus dans son héritage programmatique cette thèse issue de la politique étrangère de l’ancienne Union soviétique dans les années 30, qui a accompagné l’émergence des partis communistes en Amérique latine. Pourtant, Petro est issu d’une autre tradition, celle du M-19, un mouvement de guérilla urbaine à orientation nationaliste.
Du reste, cette thèse laisse de côté la crise historique du capitalisme qui s’exprime dans la combinaison actuelle des crises économique, alimentaire, environnementale et dans l’incertitude radicale frappant l’avenir de l’espèce humaine. Situation qui est le résultat d’un mode d’accumulation de la richesse qui conduit à sa concentration et détruit la nature.
Elle ignore également la crise actuelle du capitalisme qui s’exprime par la concentration des richesses, par la souffrance de millions d’êtres humains condamnés à la faim et au chômage, et par la précarité du travail, pour citer des exemples pertinents de ses conséquences. Elle oblitère toutes les difficultés que la forme d’accumulation du capital de la période néolibérale, à l’origine d’une expansion sans précédent du capital fictif, pose aux élites financières dans la situation actuelle, conduisant l’économie internationale vers l’une des pires crises de l’histoire.
Enfin, elle méconnaît l’actuelle division internationale du travail qui, organisée par les firmes transnationales à travers des chaînes de valeur, leur permet de contrôler l’essentiel des investissements et la répartition des richesses, au point que, dans l’environnement commercial international actuel, la plupart des échanges se font entre ces sociétés : tout « capitalisme national » est donc impossible (1) .
Dans une interview que Petro a accordée quelques jours après sa victoire électorale à la Revista Cambio (2) , il a précisé cette caractérisation avec des traditionnels arguments, consistant à présenter le capitalisme comme le « grand déclencheur des forces productives d’une société », comme si ce développement, étant donné les exigences de l’accumulation capitaliste, n’avait pas produit une destruction brutale de la nature qui met en péril la subsistance même de l’espèce humaine. Il a également promis le développement d’un « capitalisme démocratique et régulé, dans le respect de l’environnement et de la dignité du travail humain », comme si la dérégulation financière, pilier des profits des groupes transnationaux depuis les années 80, quand les « gains de productivité » ont chuté, pouvait être transgressée dans un pays périphérique, et comme si les salaires dans un tel pays pouvaient être fixés librement sans tenir compte des exigences de rentabilité des investisseurs.
Il convient d’ajouter que les choix économiques du président comportent l’acceptation de l’institutionnalité néolibérale. Le premier élément est la reconnaissance de la Constitution de 1991, dans laquelle le M-19 réinséré a joué un rôle de premier plan, présentée comme la « boussole » de son projet politique. Cette constitution officialise les régulations néolibérales dans le pays sur des questions clés telles que l’internationalisation de « l’économie de marché », la privatisation des services publics, l’inclusion de la santé et de l’éducation dans le catalogue des « services transnationaux », la consolidation d’une technocratie locale associée à la technocratie internationale qui définit les plans de développement et la politique fiscale ainsi que les garanties de paiement pour les investisseurs.
De plus, cette constitution n’est pas seulement néolibérale : elle est monétariste. Elle a formalisé un type de Banque centrale conforme à la déréglementation financière, dont la fonction principale est de garantir de faibles niveaux d’inflation, ce qui a de graves conséquences aujourd’hui. En effet, l’inflation généralisée que connaît actuellement l’économie mondiale a contraint les banques centrales, coordonnées par la Banque des règlements internationaux (BRI), à opter, contrairement à ce qu’elles faisaient ces dernières années, pour une politique de contraction qui s’exprime par des taux d’intérêt portés à des niveaux inédits. En Colombie, la Banque de la République vient de porter le taux d’intérêt de référence à 7,5%, le plus élevé de son histoire (3) .
Dans un pays où les taux de chômage, d’informalité et de pauvreté sont élevés, et où l’inflation des prix alimentaires dépasse les 20 %, cette politique de contraction de la demande aggravera la détérioration des conditions de vie de la population. En outre, le problème ne se limite pas au niveau national ; la hausse des taux d’intérêt par la Fed aux États-Unis a précipité la fuite des capitaux, faisant grimper la valeur du dollar et causant de grandes difficultés dans le commerce international et l’endettement extérieur. En mars de cette année, ce dernier atteignait ainsi 101 557 millions de dollars US, en croissance de 14% en glissement annuel.
En outre, Petro a accepté les récentes demandes du Fonds monétaire international. Dans une interview publiée par le journal El Tiempo le 14 mai, il a reconnu qu’il s’était engagé auprès de l’institution « à réduire le déficit fiscal » (4). Cette déclaration n’est pas la première. Au-delà de la réduction du déficit budgétaire, qui s’élève à 6,8 % du PIB (la dette publique étant passée de 36 % à 57 % du PIB entre janvier 2019 et le même mois de 2022), les exigences du Fonds renvoient plus fondamentalement à la préservation de ses politiques économiques habituelles.
En effet, quelques jours avant la déclaration du candidat de l’époque, le chef de la mission de cette organisation pour la Colombie, Hamid Faruqee, a reconnu qu’ils avaient approuvé « un nouvel accord de deux ans avec la Colombie dans le cadre du programme appelé Ligne de crédit flexible (LCF) pour un montant de 9,8 milliards de dollars ». Tous les candidats qui se sont présentés au premier tour avaient en effet pris des « engagements politiques dans le sens d’une politique de continuité, de maintien de cadres solides de politiques économiques » (5) .
La LCF est un programme de financement du FMI créé à la suite de la crise financière de 2008. Elle doit permettre de faciliter l’accès aux ressources du FMI aux pays qu’il considère suffisamment stable d’un point de vue politique et macroéconomique. En principe, les prêts accordés dans le cadre de ce programme ne sont pas assortis d’obligations de réaliser des « réformes structurelles », bien qu’ils comprennent le contrôle des politiques économiques mises en œuvre afin de ne pas mettre en danger les ressources du Fonds.
En septembre 2020, le gouvernement actuel a demandé un montant de 17,2 milliards de dollars dans le cadre des directives de la LCF, comportant une avance de 5,3 milliards de dollars. « Dans le cadre du programme du FMI, la Colombie s’est engagée à mettre en œuvre un ambitieux programme d’ajustement budgétaire au cours des prochaines années. Entre 2021 et 2023, le pays doit réaliser une combinaison d’augmentation des recettes et de réduction des dépenses de 7,4 % du produit intérieur brut (PIB). S’il y avait une « Coupe du monde de l’austérité post-Covid-19 », le pays atteindrait le podium mondial. Ces objectifs budgétaires placent la Colombie au cinquième rang des programmes d’ajustement budgétaire les plus importants parmi les 81 pays qui ont reçu des prêts du FMI en 2020... » (6) .
C’est sur la base de cet engagement qu’en avril 2021, le ministre des Finances de l’époque, Alberto Carrasquilla, a présenté au Congrès une proposition de réforme fiscale visant à collecter 26 milliards de dollars (2,5 % du PIB). Elle maintenait l’orientation « pro-riches » des précédentes et pesait principalement sur la classe moyenne et les pauvres, ce qui a précipité l’explosion sociale qui a fini par bloquer le processus législatif et a précipité le départ du ministre. En réaction, deux des agences de notation opérant dans le pays, Fitch Ratings et Standard & Poor’s Global Ratings, ont retiré à la Colombie la « bonne » note dont elle disposait jusqu’alors.
Le gouvernement Duque a ensuite imposé une réforme fiscale moins ambitieuse de 15 milliards de dollars (1,5 % du PIB) et s’est engagé à reporter le montant de la dette insolvable à l’horizon 2022-2025 en en faisant une règle budgétaire (obligatoire) dans une nouvelle loi budgétaire. Mauricio Cárdenas, qui était ministre des finances pendant le second mandat de Santos, commentait ainsi cette loi :
« En quelques lignes, le plafond du déficit budgétaire est défini, obligeant le gouvernement qui prendra ses fonctions le 7 août 2022. La loi prévoit qu’à partir de 2026, le budget sera régi par un mécanisme fonction du niveau de la dette. Mais entre 2022 et 2025, les chiffres péremptoires indiqués dans ce paragraphe transitoire s’appliqueront. Le prochain gouvernement - indépendamment des promesses de campagne et des résultats des urnes - devra limiter le déficit à ce qui y est fixé (...) Selon le paragraphe, le déficit devra tomber à 3 % du PIB en moyenne en 2024 et 2025. Cela signifie un ajustement de 7 points du PIB, soit près de 80 000 milliards de pesos dans les trois prochaines années. D’où viendra l’argent ? Qui aura la capacité de réaliser cet ajustement ? … » (7) .
Compte tenu des projections de recettes fiscales issues de la hausse temporaire des prix du pétrole et de celles de la réforme fiscale complémentaire, la nouvelle règle budgétaire prévoit que, d’ici à la fin de 2023, le déficit budgétaire diminuera de 2 points de PIB (de -5,6 à -3,6 points), ce qui conditionnera la gouvernance, la politique sociale et les décisions macroéconomiques. Comme cela se produit habituellement dans ces cas, les communiqués officiels du FMI annonçant ce type d’accord incluent les perspectives macroéconomiques :
« La Colombie dispose de fondamentaux économiques et de cadres politiques très solides, ancrés dans un régime crédible de ciblage de l’inflation, une règle budgétaire saine à moyen terme, un taux de change flexible, ainsi qu’une supervision et une réglementation efficaces du secteur financier. Les autorités sont fermement décidées à maintenir des politiques macroéconomiques très solides. Il existe également un large consensus sur la nécessité de préserver la grande solidité des cadres politiques… » (8) .
Les agences de notation (Fitch et Standard & Poor’s) ont également déclaré qu’elles espèrent que le programme officiel, assorti d’une réduction du déficit public et de l’approbation de la procédure parlementaire, permettra de modifier la note d’investissement défavorable d’ici la fin de l’année (9).
Pour confirmer ces engagements, il était nécessaire de choisir comme ministre des finances une personnalité issue du monde de la technocratie économique, capable de mener une réforme fiscale de grande envergure qui inclurait également le financement des dépenses sociales. Le candidat sélectionné a finalement été José Antonio Ocampo, économiste et historien reconnu dans le pays et dans la région, directeur exécutif de la CEPALC de 1998 à 2003 et secrétaire général adjoint du département des affaires économiques et sociales des Nations unies de 2003 à 2007, et proposé par Joseph Stiglitz comme candidat pour diriger la Banque mondiale en 2013. Il a également été ministre de l’Agriculture dans le gouvernement de César Gaviria et ministre des Finances dans le gouvernement d’Ernesto Samper dans les années 1990, ainsi que codirecteur de la Banque de la République de 2017 à 2019. Après l’annonce officielle de sa nomination, interrogé sur l’imminente réforme fiscale, M. Ocampo a déclaré : « Les dépenses sociales doivent augmenter, mais dans le respect de la règle fiscale » (10) . Ainsi survint le « calme sur les marchés, tous les groupes économiques applaudissant la nomination et ouvrant la porte aux négociations sectorielles ».
M. Ocampo a également précisé que le montant prévu pour cette nouvelle réforme fiscale : 50 milliards de dollars (5 % du PIB), qui seront obtenus principalement en augmentant l’impôt sur le revenu des personnes les plus riches, y compris la « classe moyenne supérieure », c’est-à-dire la partie de la population dont le revenu est de 2 500 dollars par mois, ce qui, selon les statistiques officielles, représente 10 % de la population. Des rapports récents de l’OCDE vont dans le sens de cette option : la Colombie est en effet le pays membre de l’OCDE où l’imposition des revenus des particuliers est la plus faible malgré la forte concentration de la richesse (11).
La réforme comprendrait une révision des exonérations fiscales pour les entreprises, « le tout complété par un impôt sur la fortune devant permettre une plus grande équité ». Dans le cas de la propriété foncière rurale, nous assisterions à la mise en œuvre du « cadastre polyvalent », augmentant les revenus fonciers dont la collecte était antérieurement bloquée par le poids politique des grands propriétaires fonciers et des éleveurs.
Un message écologiste aux pays dominants : « Vous polluez et nous avons l’Amazone »
Au cours de ce même discours sur l’estrade du Movistar Arena le 19 juin, Petro a ratifié une autre des « lignes stratégiques » de son mandat, sur laquelle il avait insisté pendant la campagne. Il s’agit de se joindre aux campagnes internationales de dépollution de la planète, en articulant cet objectif aux responsabilités des dommages environnementaux, dans lesquelles les pays dominants se taillent la part du lion ; « vous polluez et nous avons l’Amazonie » a-t-il affirmé, et il a appelé les « gouvernements progressistes » de la région à coordonner leurs actions dans cette perspective.
La COP 21, la « Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques », qui s’est tenue en 2015 à Paris et au cours de laquelle 195 pays et « acteurs non étatiques » se sont engagés à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), notamment liées au dioxyde de carbone, a été ratifiée lors d’autres sommets, le dernier à Glasgow en novembre dernier. Au-delà du débat récurrent sur le non-respect de ces accords, il est important de souligner qu’ils ont ouvert un segment du marché des capitaux, celui des « marchés verts », un domaine important de la « financiarisation de la nature ».
Les institutions d’investissement financier chargées d’approvisionner ce segment de marché sont des fonds verts ou durables « qui intègrent leur portefeuille sur la base de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance d’entreprise ».
La définition des services environnementaux incluent un large spectre de titres financiers portant sur l’« environnement », codifiées selon des normes internationales. Les flux de revenus associés garantissent la valeur de ces nouveaux actifs financiers « verts » (12) .
L’un de ces actifs est le « crédit carbone ». « Un crédit carbone est un certificat de réduction d’émissions (CER). Un CER équivaut à une tonne de CO2 qui n’est plus émise dans l’atmosphère. Les crédits carbone peuvent être vendus aux pays de l’annexe I du protocole de Kyoto, c’est-à-dire à tous les pays industrialisés ».
L’Amazonie est un vaste puit de carbone, et une partie est située sur le territoire national colombien. En conséquence, le pays a signé des protocoles visant à favoriser la capture du dioxide de carbone d’ici 2030. La prévention de la déforestation et la récupération de la partie de l’Amazonie qui a été convertie en prairies est l’un des éléments clés pour parvenir à respecter ces protocoles (13). Le gouvernement Duque a procédé à des ajustements institutionnels dans cette direction et, dans la continuité de la tradition pro-Uribe, a créée des zones d’action militaire coordonnée dans le cadre de la dénommée « Opération Artémis » officiellement dans le but de « mettre fin à la déforestation dans le pays, récupérer la forêt tropicale et poursuivre les responsables de l’abattage et l’incendie des forêts ».
Il a également ouvert l’Amazonie aux grands investisseurs internationaux, attirés par les opportunités commerciales « vertes ». En mars de cette année, le président lui-même a survolé le parc de Chiribiquete avec Jeff Bezos, le propriétaire d’Amazon, pour lui montrer les progrès réalisés dans la lutte contre le changement climatique et les programmes environnementaux promus par le gouvernement national. Le parc de Chiribiquete est « la plus grande zone protégée du pays et a été déclaré par l’Unesco comme patrimoine naturel et culturel de l’humanité (...) En outre, il possède 62 types d’écosystèmes qui fournissent des avantages liés à la régulation du climat, à l’approvisionnement en eau, à la purification de l’air et au stockage du carbone... » (14).
Il convient de souligner la forme d’intégration des communautés ethniques et paysannes dans les territoires choisis pour mettre en œuvre des projets orientés vers l’ « économie verte ». Le programme REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Degradation), défini dans les accords de la « Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques », en est un exemple. Il s’agit « d’un programme qui « offre une compensation aux pays du Sud pour le maintien de leurs forêts par les pays du Nord qui ont des engagements de réduction des émissions dans le cadre du protocole de Kyoto. La REDD a été transformée en REDD+ en ajoutant la conservation, la gestion durable des forêts et le renforcement des stocks de carbone comme fonctions d’atténuation du changement climatique. L’objectif est que ces certificats puissent entrer sur les marchés secondaires et puissent être achetés et vendus autant de fois que nécessaire, y compris sur des marchés spéculatifs. (...)
REDD+ est un instrument destiné à dynamiser et à développer les marchés du carbone. Ces marchés préexistent au REDD+ et ont pour toile de fond la privatisation de l’air, bien commun. Même si cela semble relever de la science-fiction, les pays industrialisés achètent la capacité des forêts à piéger le carbone aux pays du Sud par le biais de contrats de vente et d’achat. En d’autres termes, ils achètent et vendent de l’air (...) L’un des plus grands risques liés à REDD+ est l’effondrement de la gouvernance dans les territoires qui participent au programme, car il implique l’entrée d’acteurs extérieurs à la vie des communautés forestières, tels que des fonctionnaires d’institutions multilatérales, des organisations internationales de conservation, des investisseurs et des entreprises, et des gestionnaires ou consultants en environnement. En outre, afin de respecter les engagements en matière de séquestration du carbone et de connaître et mesurer les stocks de carbone, la REDD+ implique une plus grande présence des différents niveaux de gouvernement... » (15).
La résistance à ces politiques au niveau international par le mouvement paysan et indigène organisé ainsi que les associations environnementales a été continue et s’est exprimée de diverses manières. Avant le sommet et dans les rues de Glasgow, les coordinations actives de ces organisations se sont élevées contre des instruments tels que les crédits carbone et la « financiarisation de la nature ». Nous citons les parties pertinentes de l’un de leurs documents :
Ces stratégies d’entreprise délibérées détournent l’attention du besoin urgent et indéniable d’éliminer les émissions de combustibles fossiles ;
Elles dissimulent la responsabilité des grandes entreprises et des élites dans leurs émissions de carbone, ainsi que la responsabilité des gouvernements en ce qui concerne leur réglementation :
Elles approfondissent la financiarisation de la nature, en réduisant l’incroyable diversité des forêts, des prairies et des zones humides de notre planète à du carbone négociable et en déclenchant une nouvelle ponction massive sur les ressources des peuples autochtones, des paysans et des communautés locales, principalement dans le Sud.
Les forêts, les terres, les écosystèmes sont bien plus que le carbone qui y est stocké. Ce sont des écosystèmes vivants, qui respirent, des sites culturels et spirituels, des sources de vie pour des millions de personnes sur toute la planète. (...)
Mais la compensation des émissions ne réduit pas réellement les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone (CO2). Au mieux, ils ne conduisent pas à une augmentation nette des concentrations atmosphériques.
Cependant, tant les émissions mondiales que les concentrations de CO2, continuent d’augmenter à un rythme mortel… » (16).
Contrairement à ces affirmations anti-systémiques, on peut lire dans l’une des sections du programme de la campagne présidentielle « Gustavo Petro Presidente » sur l’Amazone :
« Nous utiliserons au maximum les crédits carbone avec la garantie de la récupération de la forêt amazonienne jusqu’à sa frontière naturelle. Des concessions seront créées pour les familles paysannes vivant actuellement en Amazonie, qui pourront produire de manière durable à condition de restaurer la couverture forestière dans les zones de prairie. Les communautés rurales seront associées à la réhabilitation, à la conservation et à la gestion durable des forêts à travers le paiement de services environnementaux... »(17).
18/07/2022
Publié initialement sur Punto de Vista Internacional, traduction par Raphaël Porcherot pour Fourth.International.
Notes
1. Ce fait est reconnu par la CNUCED depuis 2013, « 80 % des échanges commerciaux ont lieu dans des "chaînes de valeur" liées à des sociétés transnationales ». https://unctad…
2. « Petro : si nous nous isolons, nous serons perdus », Revista Cambio. https://cambio…
3. La banque centrale, le Banco de la República, a relevé ses taux d’intérêt de 150 points de base pour les porter à 7,5 %. Il s’agit de la plus forte augmentation de toute son histoire. La Banque tente ainsi de diminuer le taux d’inflation annuel qui se maintient à un niveau élevé : 9,23 % en avril et 9,07 % en mai. https://www.po…
4. “Gustavo Petro : je me suis engagé devant le FMI à réduire le déficit fiscal », El Tiempo, 14 mai, https://www.el… de-su-plan-si-gana-la-presidencia-672404
5. El Espectador, « Des garanties politiques au cours des élections autorisent le renouvellement des prêts du FMI à la Colombie » https://www.el…
6, Daniel Munévar, « Colombie : le FMI est là pour rester en Colombie : l’austérité post-Covid 19 », 20 décembre 2020, https://elcome…
7. Mauricio Cárdenas, « la Quadrature du Cercle », El Tiempo, 6 août 2021, https://www.el…
8. Le Conseil d’administration du FMI approuve un nouvel accord de ligne de crédit flexible de deux ans et de 9,8 milliards de dollars pour la Colombie, Communiqué de presse 22/135, https://www.im…
9. Remarques de Richard Francis, directeur principal de Fitch Ratings, et de Manuel Orozco Escudero, directeur et analyste principal de Standard & Poor’s Global Ratings, sur La W-Radio, 21 juin, https://www.wr…
10. Revista Cambio, « les dépenses sociales doivent augmenter mais dans le respect de la règle fiscale » https://cambio…
11. « Les fichiers Dian indiquent que 51% des revenus bruts déclarés par les personnes physiques sont concentrés dans le décile de revenu le plus élevé, le dixième, et que le revenu du 1% le plus riche est 294 fois plus élevé que le revenu des personnes aux revenus les plus faibles, appartenant au premier décile ; et le revenu du 0,1% le plus riche est treize cents (1300) fois plus élevé que celui du premier décile... ». Libreros&Espitia ; « Reforma Tributaria que pasa con la deuda pública ? », journal de l’Universidad Nacional, 21 avril 2021, https://unperi…
12. Le ministère colombien de l’environnement les définit conventionnellement comme « des incitations économiques que les parties prenantes des services environnementaux reconnaissent aux propriétaires ou aux possesseurs pour les actions de préservation et de restauration dans les zones et les écosystèmes stratégiques, à travers l’établissement d’accords volontaires (...) La EM classe les services écosystémiques en quatre (4) catégories : les services de fourniture, tels que la nourriture, l’eau, le bois et les ressources génétiques ; les services de régulation, tels que la régulation du climat, les catastrophes naturelles et la purification de l’eau ; les services de maintien ». https://www.mi…
13. Les pays qui partagent le territoire amazonien ont formé l’« Organisation du traité de coopération amazonienne – ATCO » (Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Guyana, Pérou, Suriname et Venezuela), à travers laquelle ils ont pris des engagements environnementaux dans la même perspective.
14. La República « Le fondateur d’Amazon a jeté son dévolu sur Chiribiquete et soutiendra les objectifs environnementaux », vendredi 4 mars 2022, https://www.la…
15. “REDD+ y los territorios indígenas y campesinos “, Centro de Estudios para el Campo Mexicano (CECCAM) , México, août 2012.
16. “En Busca de Unicornios de Carbono”, Amigos de la Tierra Internacional, La Vía Campesina, Indegenous Enviorement Network, Corporate Accountability, Asian Peoples, Movement on Debt and Development, Third World Network, Corporate Accountability, Asian People, Movement on Debt and Development, , Third World Network , CrassRoots Global Justice Alliance,Climate Justice Alliance Justicia Ambiental. https://www.ti…
17. Programme-Territoires-Amazonie, « Pacte historique », https://gustav… gouvernement/thèmes/propositions-pour-territoire/amazonie/
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