Édition du 12 novembre 2024

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Europe

Le soulèvement biélorusse, ses origines et sa dynamique complexe

La propagande gouvernementale présente les manifestant·e·s comme des « agents de l’étran-ger ». Les télévisions russes et biélorusses caractérisent les manifestants comme des « fascistes et nationalistes » et font du drapeau blanc-rouge-blanc un symbole renvoyant à la collaboration de Biélorusses avec l’occupant nazi.

photo et article tiré de NPA 29

Cette propagande semble avoir peu d’emprise sur la popu-lation, en particulier les nouvelles générations. Alexandre Loukachenko réorganise les postes clés de l’administration où il place des membres des forces de l’ordre, du KGB et des services de renseignement.

rs21 : Qu’est-ce qui a conduit à l’évaporation d’une grande partie du soutien populaire de Loukachenko à l’approche de l’élection présidentielle du 9 août ?

Siarhei Biareishyk : La perte du soutien populaire pour Loukachenko est surdéterminée. Il est certain que la détérioration des conditions économiques a joué un rôle clé dans cette situation. Mais il y a aussi un certain nombre d’autres facteurs.

Pour donner un exemple de la façon dont les autorités ont traité les travailleurs et les gens ordinaires, nous pouvons prendre la « loi des parasites », adoptée en 2015. Inspirée d’une loi soviétique [URSS] similaire qui interdit le chômage, la « loi des parasites » récemment adoptée criminalise le chômage, le punissant de certaines taxes ou de la révocation de certaines allocations ou de certains services communaux.

En effet, la politique de Loukachenko était que tout le monde devait avoir un emploi, mais cela impliquait de forcer les gens à travailler dans des conditions d’emploi absolument insatisfai-santes. C’est une façon coercitive d’extraire de la plus-value sous le couvert de la politique néo-soviétique. Cette loi a rencontré une grande résistance de la part des couches de la population qui soutenaient généralement Loukachenko, surtout dans les régions où l’emploi est moins important que dans la capitale, Minsk.

Une réforme des retraites calquée sur les réformes néolibérales de l’Ouest a également été impopulaire. Ainsi, alors que le régime de Loukachenko se présente comme proto-socialiste, il adopte en même temps des politiques où la population est traitée avec mépris par les autorités. Tous ces facteurs – et ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres – ont joué un rôle dans la perte de l’électorat de Loukachenko. La réponse au Covid-19 est un autre exemple récent du mépris flagrant de Loukachenko pour son peuple.

Qu’est-ce qui a permis aux secteurs soutenant Loukachenko précédemment de se cristalliser autour de l’opposition ?

Une différence majeure : pour la première fois depuis le début du régime de Loukachenko il y a 26 ans, l’opposition principale ne s’est pas teintée de tons nationalistes. Depuis l’usurpation du pouvoir par Loukachenko dans les années 1990, l’opposition, née des protestations de la fin des années 1980 et 1990, a été largement de nature nationaliste.

Aujourd’hui, la campagne de l’opposition n’a plus rien à voir avec ce passé. Pour la première fois, leur position n’est pas entièrement pro-russe ou opposée à la Russie, et pas entièrement pro-européenne.

Un certain nombre de contingences ont également conduit à l’unification de l’opposition, alors que les années précédentes, les forces de l’opposition n’ont pas réussi, à plusieurs reprises, à présenter un front uni.

Cette fois-ci, lorsque Loukachenko a emprisonné les deux principaux candidats (Viktor Babaryko et Siarhei Tsikhanouski) et que le troisième (Valery Tsepkalo) a quitté le pays, pour créer une façade de démocratie, et presque par accident, le régime a officiellement enregistré Svetlana Tikhanovskaïa, qui est l’épouse d’un des hommes politiques emprisonnés et non une femme politique elle-même.

Elle est devenue une figure autour de laquelle toutes les autres forces d’opposition se sont unies ; ainsi, l’opposition a été dirigée par trois femmes : Maria Kolesnikova (chef de la campagne de Babaryka), qui reste en Biélorussie [elle a disparu le lundi 7 septembre et a été arrêtée le mardi 8 à la frontière ukrainienne], et Veronika Tsepkalo (épouse de Valery Tsepkalo), qui, comme Tikhanovskaïa, a dû quitter le pays.

Toutes trois se sont révélées être des leaders charismatiques : elles ont voyagé dans toutes les régions du pays, ce qui était important pour la population, et maintenant beaucoup de gens dans les petites villes expriment leur solidarité, et c’est sans précédent.

Enfin, la principale revendication de l’opposition est simplement d’organiser de nouvelles élections. C’est une revendication aussi populaire qu’elle peut l’être. Je pense donc que ces facteurs ont joué un rôle.

Pour nous aider à comprendre ces tensions, pouvez-vous nous parler de la relation qui se développe entre les manifestations de rue et les travailleurs organisés dans les entreprises ?

L’élection a été suivie de trois jours de terreur policière – et maintenant nous savons qu’ils ne faisaient pas seulement la guerre, mais qu’ils commettaient des crimes de guerre : ils torturaient les gens en prison, ils battaient les gens dans la rue, ils assassinaient, ils ont arrêté plus de 7 000 personnes et certaines sont toujours portées disparues. Ces crimes ne peuvent être et ne seront pas pardonnés. Des actions de solidarité ont suivi, en particulier par les femmes qui ont formé des chaînes humaines autour des villes. Le 13 août, l’étape décisive a été l’arrêt du travail dans les principales entreprises. Je pense que c’est à ce moment-là que la police a dû mettre fin à la terreur. Cela a été décisif.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’organisation des travailleurs en Biélo-russie ? Quelles sont les formes d’organisation syndicale, ou d’organisation de la base ?

Le modèle biélorusse est unique car dans les années 1990, contrairement à d’autres pays post-soviétiques, il n’y a pas eu de grande vague de privatisations. Beaucoup d’usines du secteur étatique ont donc été conservées, ce qui est aujourd’hui une condition préalable à l’efficacité de la résistance des travailleurs d’usine dans la lutte d’ensemble.

De plus, on peut difficilement parler d’organisation des travailleurs ; on peut plutôt parler de désorganisation du travail en Biélorussie parce que le code du travail dans le pays est en fait très mauvais pour les travailleurs.

Environ 90 % d’entre eux travaillent avec des contrats temporaires, ce qui signifie qu’ils peuvent être licenciés à court terme et sans indemnisation. Cela a déjà commencé à se produire : des militants dans les usines de toute la Biélorussie perdent leur emploi à la suite d’une action politique.

De plus, tout arrêt de travail dû à une action ou à une revendication politique est illégal. Les grèves basées sur des revendications économiques sont théoriquement possibles, mais le code pénal contient tellement de dispositions pour les rendre légales qu’elles sont pratiquement impossibles à réaliser. Les syndicats n’offrent aucune protection contre cela ; les travailleurs d’usine sont donc atomisés. En effet, la loi est structurée de manière à empêcher toute action collective des travailleurs.

Le code du travail est peut-être mieux illustré par l’attitude de Loukachenko envers les travailleurs en grève. Il a menacé de remplacer les travailleurs qui refusent d’obéir, voire de fermer les usines : « Si vous ne voulez pas travailler, vous n’êtes plus un travailleur. »

Les travailleurs ne sont pas perçus comme une classe ou un sujet collectif, mais bien comme une condition de la création de valeur, comme l’a souligné Ilya Budraitskis [historien basé à Moscou, membre du comité de rédaction d’Openleft.ru et de LeftEast].

Et si vous ne créez plus de valeur, vous n’êtes plus un travailleur. Loukachenko a affirmé : « Je vais fermer les usines : si vous ne voulez pas travailler, ne travaillez pas. » Cela montre donc simplement l’attitude à l’égard des travailleurs organisés. Le système est paternaliste, où le gouvernement centralisé décide qui reçoit quoi, plutôt qu’un gouvernement basé sur une sorte d’auto-organisation du travail.

Comment le mouvement tentera-t-il de maintenir son indépendance vis-à-vis de la Russie ou de l’UE ?

La Russie est l’éléphant dans la pièce. Je crains que la Russie ne joue un rôle majeur dans toute l’histoire. L’économie biélorusse, dans son état actuel, est structurellement dépendante de la Russie. Le pays ne se porte pas bien, mais il se porte raisonnablement bien par rapport à ses voisins dans la sphère post-soviétique. Cela est dû à une dépendance structurelle vis-à-vis de la Russie, du pétrole et d’autres subventions. Vous ne pouvez pas y remédier.

J’ai l’impression que la Russie ne veut plus de Loukachenko. Il y a eu un changement ces derniers jours. Beaucoup de travailleurs de la télévision d’État, un important appareil idéologique de l’État, ont commencé à faire grève. Ils ont refusé les instructions de ne pas rapporter les protestations.

Ce qui s’est passé ensuite, c’est qu’ils ont commencé à importer des propagandistes russes. Parfois, cela semble très comique, parce que ces derniers ne comprennent pas vraiment la situation en Biélorussie – ils utilisent souvent les outils qu’ils ont utilisés en Ukraine, et c’est très visible, et les gens transforment en quelque sorte cela en mèmes (blagues blog).

C’est ridicule, mais il est également évident que Loukachenko appelle la Russie à l’aide. Avant la campagne, Loukachenko entretenait des relations très antagonistes avec la Russie. Il a même fait un coup d’éclat en « attrapant » des espions russes à la frontière et en a fait tout un plat pour susciter un sentiment nationaliste en sa faveur. Mais maintenant, de toute évidence, il retourne vers eux, et la Russie l’aide, il doit donc leur promettre beaucoup.

Maintenant, comment y résister ? Nous ne voulons ni l’Ouest ni la Russie. En fait, lorsque les dons ont commencé à arriver pour le fonds de grève, les travailleurs étaient très réticents. Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas être perçus comme étant payés par l’Occident. Il y a donc ce genre de reconnaissance de deux maux.

Je pense que toute forme d’intervention ou d’occupation militaire par la Russie ne sera donc pas tolérée et qu’on s’y opposera. Qu’il y ait une sorte d’intervention plus souterraine, c’est une autre question. C’est donc une autre différence par rapport à Maïdan. Si la Russie décide de faire intervenir son armée, ce sera complètement désastreux pour elle, selon moi. L’opinion publique est que nous ne nous vendrons pas à la Russie ou à l’Occident. Ce que cela signifie en termes de politique se jouera dans les mois à venir, mais cette opinion reste dominante jusqu’à présent.

(Résumé voir lien)

Siarhei Biareishyk est professeur assistant invité à l’Université de Pennsylvanie.

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