Ainsi, en Tunisie, on oublie le rôle fondamental joué par les grèves soutenues par la centrale syndicale semi-indépendante UGTT (Union générale des travailleurs de Tunisie). C’est dès la fin du mois de décembre 2010, les travailleurs tunisiens ont commencé à rejoindre les soulèvements provoqués par l’immolation de Mohammed Bouazizi – jeune chômeur diplômé qui tentait de survivre dans le secteur informel comme vendeur ambulant de fruits et légumes.
Si la révolte était née au sein des secteurs de la jeunesse précarisée et marginalisée, malgré le caractère collaborationniste de sa direction, la base du syndicat et certaines sections régionales et locales ont par contre joué un rôle moteur dans l’animation et la coordination des luttes - dans plusieurs localités, ce sont ainsi les locaux de l’UGTT qui servaient de point de départ pour les manifestations -, avant de déployer pleinement la capacité d’action des travailleurs par l’arme de la grève.
À la différence des soulèvements passés dans le bassin minier de Redeyef et Gafsa trois ans auparavant, qui furent une sorte de répétition générale, les manifestations se sont étendues à tout le pays. Loin d’écraser la révolte, la répression brutale ne fit qu’ajouter au fur et à mesure de nouveaux secteurs à un soulèvement qui, né dans le centre et le sud-ouest "arriéré" du pays, finira par atteindre la région côtière et la capitale. Les manifestations ont très vite été rejointes par les avocats, également violemment réprimés. Dans certaines localités, c’est le syndicat des avocats qui a pris l’initiative de manifestations et dirigé le mouvement. Avec la rentrée des classes au début du mois de janvier, la jeunesse lycéenne descendit aussi dans la rue dans ce qui fut le mouvement de la jeunesse scolarisée le plus important depuis le mouvement de février 1972, une sorte de « mai 68 » tunisien qui fit trembler le régime de Bourguiba.
Dans de nombreuses localités, les travailleurs et les syndicalistes de base manifestèrent devant les sièges locaux de l’UGTT afin d’exiger la grève générale. Dans d’autres cas, les sections locales ou régionales de l’UGTT soutenaient les grèves déjà initiées. Le mouvement de grève ne fut toucha pas seulement les régions où la combativité ouvrière est historiquement enracinée depuis l’époque des luttes anticoloniales des années 1930 et 1940, comme le port de Sfax (poumon économique et seconde ville du pays) ou le bassin minier de Gafsa déjà cité.
La protestation ouvrière s’étendit comme une traînée de poudre dans l’ensemble du pays et fut finalement animée par la majorité des secteurs syndicaux, en premier lieu ceux qui étaient les plus opposés au régime (PTT, la santé, l’enseignement). Pour Nizar Amami, porte-parole de la Ligue de la Gauche Ouvrière (IVe Internationale en Tunisie), la gauche syndicale et certaines fédérations et unions syndicales locales ou régionales de l’UGTT, sont effectivement au coeur du processus révolutionnaire, et « ce n’est pas un hasard car depuis plusieurs années on a vu plusieurs fédérations organiser des grèves sans l’accord du secrétariat général ».
Hamma Hammami, secrétaire général du PCOT (Parti communiste des ouvriers Tunisiens) insiste sur le fait que, bien qu’il manqua un programme et une organisation centrale au mouvement dans sa première phase, ce dernier n’était pas entièrement spontané - dans le sens de l’absence de toute forme d’organisation ou de toute forme de conscience - car il existe une conscience politique née d’une accumulation de luttes au cours de ces vingt dernières années.
Dans la ville minière de Redeyef, c’est aujourd’hui le local de l’UGTT (qui a rompu ses liens avec la direction nationale à Tunis) qui est le véritable siège du pouvoir ; le maire corrompu est retenu chez lui dans l’attente de son procès, la police et la plupart des autorités ont disparu et la ville est auto-gérée par des conseils.
Comme l’explique Adnan Hayi, secrétaire général de l’UGGT de Redeyef dans les « Chroniques de la révolution tunisienne : « Grâce à l’expérience de la lutte et de l’unité de ces dernières années, nous sommes parvenus à former des Conseils dans tous les secteurs pour mobiliser la population dans la défense de ses droits et pour la gestion de sa vie quotidienne. Notre organisation syndicale sert aujourd’hui de colonne vertébrale à la mobilisation populaire. » Evoquant la situation à une échelle plus globale, il souligne avec lucidité les limites et les défis du processus : « Le problème est que l’impressionnante spontanéité de la révolution ne s’est pas cristallisée dans un projet politique parce que, malheureusement, le niveau d’organisation était, et est toujours, très faible dans le reste de la Tunisie.
Mais je ne suis pas pessimiste. Il y a des forces et des personnalités capables d’articuler et de coordonner les politiques populaires. À Redeyef, nous sommes en train d’établir une direction régionale unique avec d’autres villages de la région. Il y a des discussions et des contacts dans ce sens avec d’autres centres urbains où l’organisation est moins consolidée. Mais il ne faut pas oublier que les négociations et les accords entre des directions locales ne servent à rien si l’on est pas capables de convaincre et de mobiliser le peuple. La révolution est incomplète et nous ne pourrons la compléter qu’en combinant l’organisation et la mobilisation. »
Grâce à la pression de la mobilisation populaire, l’aile gauche de l’UGTT, très souvent animée par des militants révolutionnaires, a pu vaincre l’orientation de la direction et du secrétaire général du syndicat qui voulait servir de planche de salut pour l’ancien régime. C’est elle qui a poussé le comité exécutif de l’UGTT à soutenir les grèves générales organisées dans plusieurs régions et à appellera la grève générale à Tunis pour la journée 14 janvier, qui a vu la fuite du dictateur. C’est elle encore qui a forcé le retrait des trois ministres UGTT dans le premier gouvernement provisoire. Malheureusement, la direction a depuis lors reconnu la "légitimité" du gouvernement remaniée du premier ministre Ghannouchi, décision fortement contestée par plusieurs fédérations, dont celle de l’enseignement.
Le mouvement ouvrier égyptien
Tout comme en Tunisie, le processus actuel en Égypte a été préparé par plusieurs vagues de luttes ouvrières qui ont secoué le pays depuis 2006 (voir ci-dessous les articles de Atef Saïd et Sellouma). Dans un article publié plusieurs jours avant la chute de Moubarak, l’intellectuel marxiste Samir Amin affirmait que la jeunesse diplômée urbaine était la composante essentielle du mouvement en Égypte, appuyée par des secteurs des classes moyennes cultivées et démocratiques et il ajoutait que « les choses pourraient changer si la classe ouvrière et les mouvements paysans entrent en scène, mais pour le moment cela ne semble pas être à l’agenda. »
Or, à partir du dimanche 6 février, avec l’appel au retour à la normalité et au travail martelé par le régime lui-même, un tournant a commencé à s’opérer avec l’entrée progressive du prolétariat égyptien sur la scène des événements. L’une après l’autre, plusieurs villes du pays ont vu s’engager des grèves et des occupations d’entreprises.
Dans une interview publiée le dimanche 6 février, Hossam el-Hamalawy, journaliste, blogueur du site 3arabawy et membre du Centre d’études socialistes au Caire pointait déjà quatre premiers foyers : "Cela fait déjà deux jours que les travailleurs ont déclaré qu’ils ne retourneront plus au travail jusqu’à la chute du régime. Il y a quatre foyer de lutte économique. Une grève à l’usine sidérurgique à Suez, une fabrique de fertilisants à Suez, une usine de textile près de Mansoura à Daqahila, où les travailleurs ont expulsés le manager et autogèrent l’entreprise. Il y a également une imprimerie au sud du Caire où le patron a été viré et qui fonctionne en autogestion".
Comme l’a informé le journal « Al-Ahram Online », les luttes ouvrières ont surtout commencé à gagner en intensité dans la ville-clé de Suez, avec en pointe les travailleurs du textile qui ont organisé une manifestation rassemblant 2000 travailleurs pour le droit à l’emploi à laquelle se sont joints 2000 jeunes. Dans le courant les jours suivants, les travailleurs ont occupé l’usine textile « Suez Trust » et 1000 ouvriers de la fabrique de ciment Lafarge entraient en grève tandis que leurs collègue de la cimenterie de Tora organisaient un sit-in pour protester contre leurs conditions de travail.
Dans le ville industrielle de Mahalla, l’étincelle est partie avec plus de 1500 ouvriers de l’entreprise Abu El-Subaa, qui ont manifesté en coupant les routes afin d’exiger le paiement des salaires. Ce sont ces mêmes travailleurs qui organisent régulièrement des sit-in depuis deux ans pour leurs droits.
Plus de 2000 travailleurs de l’entreprise pharmaceutique Sigma dans la ville de Quesna, se sont déclarés en grève afin d’exiger de meilleurs salaires et le versement de leurs bonus, suspendus depuis plusieurs années. Les travailleurs demandent également la destitution de la direction de l’entreprise qui menait une politique de répression brutale des activités syndicales.
Le mardi 8 février, les enseignants universitaires ont réalisé une marche de soutien à la révolution qui a rejoint les occupants de la Place Al-Tahrir. Les travailleurs des télécommunications du Caire ont alors entamé une grève au Caire, tandis que plus de 1500 travailleurs du secteur du nettoyage et de l’embellissement des espaces publics ont manifesté face au siège de leur administration à Dokki. Leurs revendications incluaient une augmentation salariale mensuelle pour atteindre 1200 livres égyptiennes. Ils demandaient aussi la généralisation des contrats à durée indéterminée et le renvoi du président du conseil d’administration.
L’éviction des bureaucrates syndicaux liés au régime et la conquête des libertés syndicales sont également au cœur des ces luttes ouvrières : d’après Al-Ahram, « le Vice-président du Syndicat des travailleurs égyptiens est séquestré depuis lundi (7 février) par des employés qui exigent sa démission immédiate ». Le mercredi 9 février, des journalistes se rassemblèrent au siège de leur syndicat pour exiger la destitution de leur responsable syndical nommé par le régime, Makram Mohamed Ahmed.
Le personnel technique ferroviaire à Bani Souweif engagea une grève qui s’étendit à tout le reste du secteur. Au moins deux usines d’armement à Welwyn se mirent en grève tandis que plusieurs milliers de travailleurs du secteur pétrolier ont organisé une manifestation face au Ministère du Pétrole à Nasr City et à partir du jeudi 10 février, ils furent rejoint par des collègues venant du reste du pays.
C’est surtout à partir du mercredi 9 février que la vague de grève se généralise dans tout le pays après l’annonce faite par Moubarak d’une augmentation des salaires de 15% pour les fonctionnaires. Ce jour là également, les trois premiers syndicats indépendants du régime (celui des collecteurs d’impôts, des techniciens de la santé et de la fédération des retraités) ont manifesté ensemble face au siège de la Fédération égyptienne des syndicats afin d’exiger des poursuites judiciaires contre son président corrompu et pour la levée de toutes les restrictions imposées à l’encontre de la création de syndicats indépendants. Ce sont ces trois premiers syndicats autonomes qui, ensemble avec des travailleurs indépendants d’autres secteurs, ont créé le 30 janvier dernier la première Fédération égyptienne des syndicats indépendants (voir leur déclaration ci dessous).
Il faut souligner ici le remarquable manifeste des métallos de la ville sidérurgique d’Helwan, qui ont organisé une grande marche le vendredi 11 février jusqu’à la place Al-Tahrir. Ce manifeste demandait :
1) Le départ immédiat du pouvoir de Moubarak et de tous les représentants du régime et la suppression de ses symboles
2) La confiscation, au profit du peuple, de la fortune et des propriétés de tous les représentants du régime et de tous ceux qui sont impliqués dans la corruption
3) La désaffiliation immédiate de tous les travailleurs des syndicats contrôlés par le régime ainsi que la création de syndicats indépendants et la préparation de leurs congrès afin d’élire leurs structures organisationnelles
4) La récupération des entreprises du secteurs public qui ont été privatisées, vendues ou fermées et leur nationalisation au profit du peuple, ainsi que la formation d’une administration publique pour les diriger, avec la participation des travailleurs et des techniciens
5) La formation de comités pour conseiller les travailleurs dans tous les lieux de travail et pour superviser la production , pour la fixation et la répartition des prix et des salaires
6) Convoquer une Assemblée constituante représentant toutes les classes populaires et tendances afin d’approuver une nouvelle constitution et élire des conseils populaire sans attendre le résultat des négociations avec le régime actuel."
Mais ce qui aura sans doute été déterminant dans la chute de Moubarak, c’est qu’à partir du jeudi 10 février les travailleurs de la Compagnie du Canal de Suez des villes de Suez, Port-Saïd et Ismaïlia ont lancé une grève avec occupation illimitée des installations portuaires, menaçant de perturber ainsi le trafic de navires.
Plus de 6000 travailleurs se sont rassemblés également devant le siège de l’entreprise jusqu’à la satisfaction de leurs revendications salariales, contre la pauvreté et la détérioration des conditions de travail. Le canal de Suez est une source vitale de devises étrangères pour l’Egypte et un million et demi de barils de pétrole y transitent quotidiennement. Sa fermeture obligerait les cargos à faire le tour de l’Afrique et donc à rallonger leur voyage de sept à dix jours, ce qui aurait un impact sur les prix du pétrole et tous les échanges commerciaux en Europe et dans le monde.
Il ne fait aucun doute que cette vague de grèves massives et la perspective d’un Canal de Suez bloqué ont été les éléments décisifs qui ont précipité la chute de Moubarak en renforçant la pression de Washington et des chefs de l’armée, peu rassurés quant à capacité et à l’obéissance des troupes du rang d’écraser ces grèves par une répression sanglante.
Quelles perspectives ?
Comme l’évoque Hossam El-Hamalawy dans l’article ci-dessous, les grèves se poursuivent et se multiplient toujours dans tout le pays et dans tous les secteurs. Comme dans toute lutte ouvrière contre une dictature, les revendications sociales pour les salaires, les conditions de travail sont étroitement liées aux demandes pour les libertés syndicales et démocratiques, contre un régime corrompu et parasitaire qui accapare au profit d’une élite minoritaire les richesses, plongeant dans la misère l’immense majorité sociale.
Tout comme en Tunisie, la chute du dictateur provoque en Égypte une explosion de luttes sectorielles, d’autant plus fortes qu’elles furent depuis trop longtemps contenues et étouffées par l’absence de liberté syndicale. Ces luttes ouvrières exacerbent à leur tour les contradictions de classe, y compris au sein de la coalition anti-Moubarak, entre les tenants d’une révolution démocratique et sociale qui va jusqu’au bout, jusqu’à la satisfaction de l’ensemble des exigences populaires, et les secteurs bourgeois ou petits-bourgeois qui veulent au contraire y mettre un terme le plus rapidement possible.
L’enjeu clé pour offrir une issue favorable aux masses dans ces deux processus révolutionnaires, qui ont remporté une première victoire magnifique, mais qui sont encore inachevés (les dictateurs ont été chassés, mais les régimes dictatoriaux sont toujours en place, bien que fragilisés), c’est bien entendu le développement, la généralisation et la centralisation de cette auto-organisation encore embryonnaire, mais déjà bien réelle, des luttes des travailleurs.
Cette généralisation et centralisation peut en effet ouvrir une situation de « dualité de pouvoirs » qui posera, de facto — mais sans pour autant en garantir l’issue — la question de la prise du pouvoir par les travailleurs afin de réaliser pleinement l’ensemble de leurs exigences démocratiques et sociales face à l’incapacité de ces régimes, soi-disant « de transition », à les satisfaire.
De tels objectifs ne peuvent se concrétiser qu’autour d’un programme révolutionnaire, d’une organisation et d’une direction de classe, non seulement sur le terrain syndical, mais aussi — et surtout — sur le terrain politique. L’absence actuelle de ces éléments essentiels indique que le processus de maturation et de décantation peut être relativement long, avec des phases de flux et de reflux au rythme des tentatives contre-révolutionnaires qui appelleront à leur tour une réaction et une nouvelle poussée des masses.
Mais une chose est certaine : vu l’élévation inouïe de la combativité, de la conscience démocratique, sociale et de classe qui s’est condensée en quelques semaines d’une lutte colossale, qui a laissé plus de 400 morts, les processus révolutionnaires sont encore loin d’être terminés dans ces deux pays. D’autant plus que leur onde de choc dans le monde arabe n’en est visiblement qu’à ses débuts et que ses conséquences en Algérie, au Yémen ou au Maroc agiront également en retour sur ces processus initiaux.