“Le gouvernement entier est corrompu : un président corrompu, des forces de l’ordre corrompues. Si vous restez chez vous, vous mériterez ce qu’il vous arrivera… et vous serez coupables devant votre nation et votre peuple. Descendez dans les rues, envoyez des sms, publiez sur le net.
Mettez le peuple au courant. Dites à votre entourage, à vos voisins, à votre famille, de venir avec nous. Amenez 5 ou 10 personnes sur la place Tahrir ; si chacune d’elle en amène 5 ou 10 autres… Parlez aux gens, dites-leur que c’est assez ! Cela fera une différence, une grosse différence. Ne dites jamais qu’il n’y a pas d’espoir. Tant que vous viendrez nous rejoindre, il y aura de l’espoir. Ne pensez pas que vous êtes en sécurité ! Aucun d’entre nous ne l’est ! Venez avec nous et réclamez vos droits, mes droits, les droits de votre famille. Je descendrai dans la rue le 25 janvier pour dire ‘non’ à la corruption, ‘non’ à ce régime.”
Ce sont les mots qu’Asmaa Mahfouz, une jeune femme de 26 ans, écrivait le 18 janvier sur son blog qui a aidé à mobiliser le million de personnes rassemblées au Caire et dans d’autres villes ce 25 janvier. Le blog d’Asmaa, comme l’histoire de beaucoup de femmes égyptiennes de cette révolution, défient deux questions-clés qui cadrent le discours américain sur la révolution égyptienne : "Où sont les femmes ?" et…”Que se passera-t-il si les islamistes extrémistes prennent le pouvoir ?”
Aux Etats-Unis, les discussions sur l’Egypte ignorent souvent combien les organisations de travailleurs dont font partie beaucoup de femmes dans les villes manufacturières ont servi de catalyseur à la révolution Egyptienne (Paul Amar, 05/02/11). [1]
Les femmes de la place Tahrir sont de tous âges et catégories sociales. Leur lutte ne peut pas être expliquée à travers une vision qui réduit les femmes arabes à des victimes passives de la culture ou de la religion islamique. Elles sont les participantes actives d’une lutte populaire contre la pauvreté, la corruption de l’Etat, les élections manipulées, la répression, la torture et la brutalité policière. Elles mènent les manifestations, soignent les blessés, participent aux contrôles d’identité des voyous partisans de l’Etat.
Elles ont aidé à mettre en place des boucliers humains pour protéger le Musée Egyptien d’Antiquités, le siège de la Ligue des pays arabes, et d’autres. Elles ont aidé à organiser les comités de vigilance entre voisins pour surveiller les propriétés publiques et privées. Elles se battent contre la dictature parmi des millions de personnes, qu’aucune secte ni parti politique ne dirigent, unies autour d’un slogan : en finir avec ce régime.
Master Mimz, une chanteuse engagée de Grande-Bretagne l’exprime bien dans les paroles de sa chanson "Back Down Mubarak…where she states" : “D’abord, donne moi un job. Puis, arrête de parler de mon foulard ” [2]
Pour tout qui s’inquiète de l’oppression des femmes Arabes, les femmes de cette révolution ont en effet souffert. La professeur Noha Radwan a été attaquée, battue presque à mort par les bandits de Moubarak. [3] Plusieurs femmes font partie des martyrs (qui sont maintenant plus de 300), comme Amira, tuée par un officier de police ; Liza Mohamed Hasan, renversée par une voiture de police ; Sally Zahran, frappée à la tête par les brutes de Mubarak et qui est rentrée se reposer chez elle sans plus jamais se réveiller. [4] Depuis que les manifestations ont expulsé la police du centre du Caire, plusieurs femmes ont fait ce genre de déclaration : “C’est la première fois que je ne suis pas agressée au Caire”. La police Egyptienne est en effet connue pour ses agressions sexuelles et sa violence machiste.
Plusieurs femmes Egyptiennes sont aussi au front de la batille des idées. Elles se battent contre la télévision d’Etat ou dénoncent les contradictions entre les discours et les pratiques des Etats-Unis sur la démocratie. Alors que le régime de Mubarak payait des bandits pour pourchasser les manifestants pacifiques, les poignarder et les tuer, beaucoup de femmes se sont indignées de l’injonction d’Obama et Clinton : “les deux camps doivent réfréner leur violence.” Le travail d’Aida Seif Al Dawla, militante des droits humains qui dirige le Nadeem Center pour la réhabilitation psychologique des victimes de la violence et de la torture, comme le travail de beaucoup de féministes Egyptiennes et d’activistes des droits humains contre la violence d’Etat, mettent à nu les relations impérialistes des Etats-Unis avec le régime de Mubarak. [5]
Donc, plutôt que demander "Où sont les femmes ?", il faudrait demander : "Pourquoi la plupart des discours publics américains présentent la révolution à travers une logique islamophobe ?" et "Pourquoi les médias dominants ont concentré la majorité de leurs images sur les hommes Egyptiens ?".
L’islamophobie alimente les discours américains populaires sur l’Egypte et entrainent cette question : "Que faire si les fondamentalistes islamistes prennent le pouvoir en Egypte ?" C’est ce genre de discours qui légitimise la complicité de l’administration américaine avec les violents efforts de Moubarak pour réprimer la révolution. Mes prises de positions publiques en faveur de la révolution et de la démocratisation en Egypte ont souvent rencontré cette profonde inquiétude : “Que faire si les fondamentalistes islamistes prennent le pouvoir ?” Cette question doit être comprise à la lumière d’une mentalité impérialiste, d’un état de conscience qui est dirigé par une peur-panique du fondamentalisme islamiste et qui fonctionne comme un blocage, comme un raisonnement opposé au soutien à la révolution Egyptienne.
Cette question doit être située dans le contexte historique de l’ère de la post-guerre froide, avec des liens particuliers entre le féminisme libéral et l’impérialisme qui ont fonctionné en tandem. Tous les deux rejoignent une logique humanitariste qui justifie l’intervention militaire, l’occupation, et le carnage comme stratégies pour promouvoir “la démocratie et les droits des femmes.” Cette logique humanitaire renie la violence d’Etat américaine contre les peuples des régions Arabes et Musulmanes, la rendant au contraire acceptable et même libératoire, particulièrement pour les femmes.
De la même façon, la panique islamophobe quant au futur de l’Egypte décentralise la répression passée et présente du régime Moubarak, soutenue par les États-Unis. Cette panique renie des réalités historiques, comme la démographie de l’Egypte, la position complexe et multidimensionnelle des Frères Musulmans dans la révolution [6] et la prédominance des perspectives laïques pour l’avenir de l’Egypte.
L’islamophobie légitimise donc la complicité entre les dictatures et l’impérialisme américain qui adresse ce genre de message au peuple égyptien : “Il est mieux pour vous de continuer à vivre sous la tyrannie.” Le genre alimente l’islamophobie, en exigeant que "la femme arabe" ne soit rien de plus qu’un objet, une soeur invisible, épouse, ou mère des “vrais révolutionnaires.” L’islamophobie se légitimise elle-même à travers la disparition des femmes égyptiennes en tant qu’actrices de la révolution.
Je n’ai pas l’intention de verser excessivement dans la célébration. L’histoire nous a appris que, dans la poursuite des révolutions, les femmes sont souvent repoussées en arrière-ligne, loin de la scène centrale.
Si l’Egypte entre dans une période de démocratisation, nous devons alors nous demander aussi si les voix des femmes de Tahrir vont rester à l’avant-plan. Quelles sont les possibilités d’une démocratisation des droits en Egypte, de tous les droits, parmi lesquels les droits des femmes, la législation familiale, le droit de s’organiser, de manifester et de liberté d’expression resteront centraux ? Et quelles sont les possibilités d’une solidarité internationale avec les femmes égyptiennes et le peuple Egyptien alors que la guerre des idées empêche de voir les femmes Arabes ou Musulmanes comme des êtres humains et comme actrices légitimes de leur propres discours, gouvernements et destinées ?
Il est de plus en plus clair que cette révolution est beaucoup plus qu’un conflit entre l’Etat égyptien et les acteurs non-étatiques. Les droits des femmes égyptiennes, comme les droits de tous les égyptiens, sont empêtrés dans les relations entre les Etats-Unis, Israël, l’Egypte, la Jordanie, le Koweit, et d’autres régimes répressifs de la région et au-delà. C’est seulement en prenant la mesure sérieuse de ces forces locales et impérialistes que nous pouvons commencer à comprendre l’oppression que des millions d’Egyptien-ne-s sont déterminé-e-s à abattre. Le peuple de Tahrir et tou-te-s les manifestant-e-s d’Egypte ont parlé et ont dit "Nous ne voulons pas trahir le sang de nos martyrs. Nous n’abandonnerons pas tant que Moubarak ne tombe pas".
Il reste à voir à quoi la période de transition ressemblera mais une chose est désormais claire : elle doit être dirigée par le peuple d’Egypte. Et, tandis que le mouvement Egyptien pour la paix et la démocratie continue, les mouvements sociaux états-uniens (féministes, antiguerre et au-delà) vont-ils oublier le passé impérialiste et le sang des martyrs Egyptien-ne-s ? Ou vont-ils tenir les Etats-Unis et Israël responsables de complicité avec la dictature et les trente années de répression en Egypte ?
Nadine Naber a préparé ce texte comme intervention publique à l’Université du Michigan, Ann Arbor, le 7 février 2011. Paru dans « Jadaliyya », 4 février 2011 : http://www.jadaliyya.com/ .
[1] http://www.democracynow.org
[3] http://www.democracynow.org
[4] https://spreadsheets.google.com
[5] http://www.alnadeem.org/ Aujourd’hui, le peuple de la révolution est indignés par les Etats-Unis, leur fidélité à Mubarak puis l’actuel soutien d’Obama au vice-président Omar Suleiman, sans aucune discussion à propos de son rôle quant à la torture en Egypte et au programme américain de "traduction-pour-torturer". Les dirigeants Etats-Uniens ont qualifié Suleiman d’homme distingué et respecté. Ils emploient ces termes pour décrire le coordinateur de cet extraordinaire programme de la CIA, une procédure extrajudiciaire à travers laquelle les présumés terroristes sont illégalement transférés vers des pays comme l’Egypte, connus pour leur usage de la torture pendant les interrogatoires.
Par exemple, le Pakistanais Habib a été transféré par la CIA à Omar Suleiman en Egypte où il a été à plusieurs reprises torturé avec de l’électricité à haute tension, immergé dans l’eau jusqu’aux narines, battu, où on lui a cassé les doigts, et où on l’a pendu sur des crochets en métal. Après que les hommes de Suleiman aient extirpé les "aveux" de Habib, il a été retransféré aux Etats-Unis, où son témoignage a permis son éventuel emprisonnement à Guantanamo. La politique Etats-Unienne soutient structurellement la torture et les violences en Egypte. Comme le souligne l’experte médiatique américano-égyptienne Mona Tehawy : la "stabilité" des Etats-Unis part à l’assaut de l’expansion de la liberté et de la dignité du peuple de mon pays ou de n’importe lequel pays.
Bien sûr, une Egypte démocratique serait bénéfique pour les femmes. Le gouvernement a récemment adopté une loi restreignant le travail des organisations de la société civile, pour la plupart dirigées par des femmes. Le régime est responsable de violations répétées des droits humains, dont des formes intenses d’agressions et violences contre les femmes, à propos desquelles beaucoup d’organisations, comme Nazra for Feminist Studies ou le Centre Egyptien pour les Droits des Femmes sont bien documentées. http://www.globalfundforwomen.org
[6] Voir Paul Amar, sur « Jadaliyya »