En janvier, le premier gouvernement de transition était composé majoritairement de ministres de l’ancien régime. Il a été remplacé après de fortes pressions populaires et syndicales le 27 janvier. Ce nouveau gouvernement de transition est composé de plusieurs députés dits indépendants et de quelques membres de deux partis d’opposition. La centrale syndicale (UGTT) a toutefois refusé d’y participer. Pour tenter de gagner la confiance du peuple, le premier ministre a aussi décrété la suspension du parti RCD de l’ancien président-dictateur. Ce gouvernement a adopté, le 18 février, l’amnistie générale des prisonniers politiques.
Visiblement, les manifestations et moyens de pression vont continuer car, selon les conférenciers, le peuple tunisien souhaite que la Constitution et les lois soient modifiées de manière à permettre une réelle démocratie parlementaire et exiger la fin de la répression politique exercée par la police, mais aussi des mesures urgentes d’aide aux personnes en situation de pauvreté. L’objectif général est de démocratiser la culture politique et économique.
Les inquiétudes nommées sont pertinentes pour bien des peuples. Des gens au Québec, de diverses idéologies, auraient fort probablement apprécié les analyses et positions de cette diaspora tunisienne. Or, la majorité des personnes de Québec venues assister et participer étaient d’origine tunisienne, incluant les conférenciers universitaires. D’où l’importance de vous rapporter les défis actuels et solutions nommés par ces gens connaissant bien la situation tunisienne.
La révolte : un soulèvement populaire efficace
« Vous avez brisé la vie de nos parents, vous avez brisé nos vies, vous ne briserez pas la vie de nos enfants » - Noorman Raboudi
L’assistant professeur Tarak Kahlaoui (Rutgers University & University of Pennsylvania) rappelle, qu’alors que la Tunisie n’avait connu récemment que des manifestations pour des demandes économiques, que ce fut ultimement une révolte non violente aux intentions révolutionnaires et démocratiques.
Le professeur Noorman Raboudi (école d’étude politique de l’université d’Ottawa) a offert une analyse détaillée de conditions culturelles et politiques qui ont aidé à rendre possible un soulèvement aussi massif. Évidemment, le fait que l’armée n’ait pas défendu le président-dictateur a permis le succès, mais le mouvement en soi aurait été rendu possible par l’existence d’une « classe moyenne » très étendue, dotée de réseaux solidaires, dont un réseau syndical national et les médias sociaux des nouvelles générations. La société tunisienne a aussi bénéficié de l’appui du système de justice et des organismes de défense des droits. De plus, les femmes auraient davantage de pouvoir socio-politique et économique qu’ailleurs et l’islam en Tunisie serait davantage axé sur l’esprit et les valeurs du Coran plutôt que sur les traditions passées.
Le professeur Kamel Béji (département des relations industrielles à l’université Laval) ajoute à ces conditions que la classe moyenne, massive, devenait de plus en plus pauvre face à quelques familles riches se comportant comme une royauté, ce qui a contribué à une révolte large, rassemblant des gens de plusieurs classes sociales et générations.
Comprenons qu’il fallait surtout de très fortes motivations. Raboudi estime que la révolte a été rendue possible surtout par une nouvelle génération de jeunes adultes, prêts à mourir, qui a proclamé « Vous avez brisé la vie de nos parents, vous avez brisé nos vies, vous ne briserez pas la vie de nos enfants ». M. Béji explique que le suicide de Mohamed Bouazizi, qui s’était immolé par le feu, a touché un fort sentiment d’humiliation chez les gens, pour qui la répression de ce marchand ambulant représentait un sentiment partagé d’atteinte à leur dignité.
La révolution : après le dictateur, il faut faire quitter la dictature
Démocratiser l’ensemble de la société, rien de moins. Les personnes présentes à cette conférence, à l’instar des revendications populaires en Tunisie, ne veulent pas que le peuple se fasse imposer une demi-dictature ou une démocratie de façade. La méfiance est très grande face au gouvernement de coalition du 27 janvier dernier.
M. Kahlaoui explique que ce gouvernement de transition —même sans les anciens ministres et les membres du parti— est formé surtout de députés qui avaient toléré l’ancien régime et dont Ben Ali avait bien voulu accepter au parlement. Il ajoute que ces députés, dits indépendants de l’ancien parti, auraient privatisé des services publics et des ressources nationales.
Le professeur Raboudi exprime aussi de forts doutes quant à l’intention du régime actuel de réformer vers une justice et une démocratie réelles. M. Raboudi pose la question, par exemple, à savoir si le ministre de l’Intérieur et les autres responsables des massacres, en particulier ceux du 11 janvier dernier, seront traduits en justice pour crimes contre l’humanité. Pour éviter une confrontation chaotique, la population accepte de leur laisser un peu de temps pour démontrer leurs intentions par des gestes concrets. Les trois conférenciers et l’auditoire souhaitent par contre que les moyens de pression continuent pour s’assurer qu’il y ait vraiment une transition.
Le premier ministre et l’armée ont déclaré à plusieurs reprises leur intention de respecter les lois et la Constitution. Le hic, comme le rappelle M. Raboudi, est qu’il s’agit de la Constitution et de la justice adoptées par la dictature. Plusieurs ont exprimé la crainte que les anciens du régime utilisent la peur du chaos pour établir une Constitution peu ou non démocratique, mais dont les aspects autoritaires seraient encore mieux cachés. M. Kahlaoui affirme que la Constitution ne doit pas être réformée simplement par les membres de l’ancien parlement, mais qu’il faut plutôt ce qu’il nomme un « Congrès de salut national » où l’ensemble des forces politiques et sociales pourra veiller à ce que la nouvelle Constitution réponde aux demandes du peuple tunisien.
Le « miracle tunisien » était peut-être une dictature économique
La dictature et la révolution démocratique concernent bien plus que le parlement et les lois. Il s’agit aussi de démocratiser diverses sphères de la vie, dont l’économie.
Quand le professeur Béji travaillait en Tunisie, on lui disait que le chômage, selon les institutions officielles, était de 5 % à 12 % d’un moment à l’autre, or nous savons maintenant que 49 % des personnes diplômées sont en chômage. M. Béji estime que cette culture de la désinformation est nuisible à l’économie tunisienne et risque de continuer si les mêmes acteurs restent au pouvoir.
« Avant le soulèvement, le discours économique dominant dans le monde parlait du ’miracle tunisien’, car l’inflation et le déficit du pays étaient modérés et parce que l’économie tunisienne était ouverte à l’étranger. Cette ouverture était plutôt une forme de prostitution économique où, par exemple, des ressources nationales ont été privatisées », dénonce M. Béji. Il rapporte que les familles liées au régime, telle une royauté, offraient des cadeaux ou des rentes pour gagner la faveur d’investisseurs étrangers. « De plus, l’économie tunisienne est influencée par l’octroi d’emplois à des gens appréciés par des familles dirigeantes [népotisme], sans égard à leur compétence ou à leur mérite. Le capitalisme créé toujours des exclusions et de l’élitisme économique. Selon certaines estimations, seulement 5 % de la population tunisienne profite de l’enrichissement. »
De manière plus générale, M. Béji constate qu’il y a une culture de corruption au sein du marché du travail, car bon nombre de fonctionnaires demandent aux gens un « salaire de compensation » pour arriver à payer leurs factures.
Le professeur Béji invite donc le peuple tunisien à faire preuve d’audace et à se demander s’il fera aussi sa révolution économique ou s’il sera soumis aux dictats des institutions néolibérales internationales.
« La Tunisie peut démocratiser son économie, créer une économie participative et solidaire, ouverte à tous les mouvements et secteurs. Ce modèle n’est ni le capitalisme autoritaire ni le communisme autoritaire. L’économie de la Tunisie peut être axée sur les besoins internes et refuser les prêts du Fonds monétaire international (FMI, lié à la Banque mondiale) »
Les puissances occidentales veulent-elles vraiment la démocratie ?
Évidemment, poser la question, c’est y répondre. M. Raboudi soumet l’analyse que les puissances occidentales, tant les gouvernements européens que nord-américains, ont tendance à préférer la « stabilité » à la démocratie. Il estime qu’il est possible, qu’actuellement, les plus grandes puissances voient d’un mauvais oeil une réelle démocratie arabo-musulmane, car des démocraties au Moyen-Orient pourraient leur retirer de l’influence sur les ressources pétrolières et dénoncer plus vertement l’occupation de la Palestine par exemple. M. Raboudi estime qu’il n’est pas impossible que le FMI puisse, en échange d’un prêt, demander que certains musulmans soient écartés des élections. En somme, des États puissants pourraient aider les anciens du système, ce qui encouragerait le régime à écarter du parlement des mouvements politiques et à ne pas traduire en justice assassins et tortionnaires.
M. Kahlaoui rapporte que le 11 février dernier, le premier ministre a annoncé qu’il y aurait une conférence internationale d’aide probablement en mars 2011. Selon Kahlaoui, ce type de conférence risque de considérer la situation comme une crise à contrôler ou à arrêter, alors que le peuple a une révolution à poursuivre. L’aide de puissances internationales pourrait encourager le gouvernement actuel à se consolider. M. Kahlaoui craint que le régime se mette en dialogue avec d’autres États, plutôt que se mettre en dialogue avec les autres forces politiques et sociales de la Tunisie.
Il y a un sentiment d’union, mais aussi une lutte contre le fatalisme
Lors des discussions et débats, un sentiment d’union dans les objectifs et des consensus était palpable. Il ressort le besoin d’un processus démocratique national pour établir les nouvelles bases de la Tunisie et le sentiment que le peuple doit maintenir de fortes pressions pour s’assurer que le gouvernement soit réellement de transition et soit remplacé à l’aide d’élections libres et ouvertes.
Certains et certaines ont dénoncé que les inquiétudes donnent l’impression qu’il y a un fatalisme. À cette question d’autres ont répliqué qu’il ne s’agit pas de fatalisme, mais plutôt que le peuple tunisien a conscience qu’il devra s’imposer contre des influences externes et internes qui préfèrent la « stabilité » à la démocratie. Le dictateur a quitté, mais personne ne sait encore si la culture autoritaire de l’État cessera rapidement ; même s’il y a beaucoup de raisons d’avoir espoir dans le cas de la Tunisie.
– Michaël Lessard, pour le Indymedia-Québec www.cmaq.net
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Crédit photo : Salma Naccache Album-photo complet » »
Notes :
* Dr. Noorman Raboudi, professeur à l’école d’étude politique de l’université d’Ottawa, chercheur associé à la chaire de recherche en Islam, pluralisme et globalisation de l’UDEM.
* Dr. Kamel Béji, professeur d’économie, politique publique au département des relations industrielles à l’université Laval, chercheur au Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et au groupe de recherche du département des relations industrielles.
* Dr. Tarak Kahlaoui, Assistant professor, Rutgers University of The New Jersey, School of Arts and sciences, Ph.D., University of Pennsylvania (Islamic History, politics of the Middle East and North Africa) - participation par Vidéoconférence. anglais/français