Mediapart
22 févr. 2021 Par CNCD-11.11.11 Blog : Pour un monde juste et durable
Par Coralie Vos
Les Nations Unies constatent que la santé et des droits sexuels et reproductifs sont aujourd’hui en recul dans certaines régions du monde, notamment en Europe centrale et orientale. Cela se traduit entre autres par des restrictions en matière de planification familiale ou des tentatives pour faire disparaitre l’éducation sexuelle des programmes scolaires ou les études de genre de l’enseignement supérieur[1]. Le rejet des droits des femmes et de l’égalité des sexes, le « retour de bâton », est un phénomène multiforme et cyclique qui accompagne toute avancée en la matière. À travers une enquête d’envergure, Susan Faludi détaillait déjà en 1991, comment les États-Unis des années 1980 avaient été le théâtre d’un retour de bâton contre les droits des femmes dans les domaines politique, économique, juridique, médiatique et culturel, suite aux avancées obtenues par le mouvement des femmes des années 1970[2].
L’empreinte des coalitions d’Etats conservateurs sur la Commission de la condition de la femme des Nations Unies
Des acteurs traditionalistes d’origine catholique, évangélique, mormone, russe orthodoxe et musulmane participent activement au retour du bâton contre les droits des femmes et des filles. Ils ont trouvé un terrain d’entente au sein des instances internationales afin d’inverser les gains en matière de droits des femmes et des droits sexuels et reproductifs[3]. Depuis une petite dizaine d’années, les négociations des conclusions concertées de la Commission sur la condition de la femme ont été compliquées, parfois affaiblies, par la montée d’une coalition offensive d’acteurs conservateurs, avec en tête de proue la Russie, le Vatican (observateur permanent auprès de l’ONU), la Communauté caribéenne, et le groupe des Etats arabes, et particulièrement l’Arabie saoudite et Bahreïn[4].
Cette coalition est soutenue par des acteurs conservateurs non gouvernementaux comme C-Fam et son bras de mobilisation Citizen Go[5]. L’influence de cette coalition d’Etats et d’acteurs non-étatiques au cours de la dernière décennie transparait ans l’absence complète de référence à la santé et aux droits sexuels et reproductifs dans les déclarations politiques adoptées par la Commission de la condition de la femme des Nations Unies pour les 20ème et 25ème anniversaires du Programme d’action de Pékin[6].
Néanmoins, il est utile de noter qu’aucune coalition n’est gravée dans la pierre. En effet, un changement de majorité, de régime ou de doctrine politique peut avoir des conséquences sur la participation à des coalitions de type progressiste ou conservatrice. Ainsi, la présidence américaine de Trump et la présidence brésilienne de Bolsonaro ont vu passer les Etats-Unis et le Brésil du camp progressiste à des positionnements conservateurs en matière de santé et de droits sexuels et reproductifs, singulièrement en raison de leurs positions anti-avortement.
Au niveau du bloc de négociation de l’Union européenne, ces questions sont également sources d’importants débats en raison de l’évolution des contextes nationaux, singulièrement en Europe centrale[7], mais, jusqu’ici, l’UE continue de soutenir des positionnements progressistes en la matière.
L’élection de Joe Biden à la présidence américaine donne bon espoir de voir les Etats-Unis revenir sur les bancs des acteurs progressistes lors de la 65ème session de la Commission de la condition de la femme qui aura lieu du 15 au 26 mars 2021. En effet, une dizaine de jours après son investiture, il a révoqué le « Global gag rule » qui interdisait à toutes les ONG internationales recevant un financement américain de fournir un accès à l’avortement aux femmes le désirant ou de les informer à ce sujet[8].
Le déploiement de campagnes « anti-genre »
Dès le milieu des années 1990, des campagnes « anti-genre » en réaction aux avancées des programmes d’action de Pékin et du Caire, deux textes emblématiques des luttes pour les droits des femmes et des filles, ont été initiées par l’Eglise catholique. Rejointe par l’Organisation de coopération islamique et diverses organisations non gouvernementales, ces acteurs mobilisent l’« idéologie du genre », ou la « théorie du genre » pour s’opposer à l’intégration du genre comme concept normatif lors des conférences des Nations Unies.
Ces termes de « théorie du genre » ou d’« idéologie du genre » ont été créés par les acteurs conservateurs et fondamentalistes pour s’opposer à l’activisme en faveur des droits des femmes et des LGBTQI+, ainsi qu’aux recherches académiques déconstruisant les discours naturalistes et essentialistes en matière de genre et de sexualité. Le recours à cette terminologie a ensuite été intégré dans les stratégies des acteurs conservateurs pour freiner le débat, la recherche, les législations et politiques publiques concernant les inégalités, les violences des hommes envers les femmes et les filles, ou encore les droits des LGBTQI+[9].
Trois grands types d’arguments se retrouvent dans leurs discours. Le premier concerne les menaces pour « la famille » : les « lobbyistes » féministes et LGBTQI+ introduiraient des changements dans les lois et les politiques publiques qui mettent en danger « la famille ». Le second concerne une nouvelle forme de colonisation par le genre : sous l’impulsion de ces « lobbyistes », les valeurs et les traditions nationales seraient attaquées dans une « logique néocoloniale » par les élites économiques progressistes et les organisations internationales qui défendent leur vision. Le troisième argument concerne la mise à mal de l’autorité parentale par l’Etat : les parents devraient faire prévaloir leur autorité et leur orientation dans l’éducation des enfants par rapport à celle de l’Etat parce que les mouvements féministes et LGBTQI+ cibleraient particulièrement les enfants.
Dans les années 2010, d’importantes mobilisations ont été organisées sur base de cette rhétorique comme « La Manif pour tous » en France ou les marches pour les familles et les enfants en Amérique latine[10]. Elles ont réuni des milliers de personnes dans les rues pour protester contre l’éducation sexuelle, l’inclusion d’une perspective de genre dans les contenus éducatifs, ou les lois et les décisions de justice légalisant le mariage et l’adoption par des couples de même sexe[11].
La résistance s’organise des mouvements féministe aux organisations religieuses progressistes
Peu de progrès en matière de droits des femmes auraient été possibles sans l’activisme des organisations de défense des droits des femmes et des mouvements féministes pour sensibiliser le public, influencer les gouvernements et les obliger à rendre compte en matière de mise en œuvre des lois et politiques[12]. Dans le monde entier, les mouvements féministes et les organisations de promotion et défense des droits des femmes, avec des jeunes féministes en tête, réclament des changements systémiques pour la justice sociale, économique et environnementale. Une étude quantitative[13] à grande échelle fondée sur des données collectées entre 1975 et 2005 dans 70 pays a révélé que les mouvements de femmes autonomes constituent le facteur le plus important pour influencer les politiques progressistes en matière de violences contre les femmes.
Face au retour du bâton en matière de droits des femmes et des filles, les mouvements féministes et les organisations de droits des femmes s’organisent pour contrer les conservatisme religieux, les campagnes « anti-genre » et les attaques qui visent celles et ceux qui militent pour les droits humains et l’égalité de genre. Diverses organisations religieuses progressistes, appartenant aux différentes grandes religions, participent à ce mouvement de résistance et soutiennent ouvertement des positionnements féministes en faveur de l’égalité de genre et des droits des femmes et des filles. C’est le cas d’organisations comme « Muslims for progressive values[14] » (Musulmans pour des valeurs progressistes) ou « Catolicas por el derecho a decidir[15] » (Catholiques pour le droit de décider) qui offrent une lecture progressiste des textes religieux et s’opposent aux manœuvres des fondamentalistes et conservateurs visant à priver les femmes de leurs droits, y compris la liberté de choix en matière de santé sexuelle et reproductive.
Des coalitions étatiques internationales pour affronter le retour de bâton
Face au « retour du bâton », certains États travaillent de concert pour maintenir la prise en compte du genre à l’agenda international et pour éviter des reculs pour les droits des femmes et des filles, particulièrement dans le domaine des droits sexuels et reproductifs. Ainsi, la Suède, qui a adopté une politique étrangère féministe en 2014, et le Canada, qui a adopté une politique d’aide internationale féministe en 2014, font bloc avec d’autres pays qui poursuivent un agenda similaire sans pourtant déclarer féministes leur politique étrangère (comme la Belgique, l’Afrique du Sud, l’Argentine, les Pays-Bas, la Finlande, le Danemark, la Suisse ou la Nouvelle-Zélande). En mai 2020 par exemple, 58 pays dont la Belgique publiaient une déclaration commune pour la protection de la santé et des droits sexuels et reproductifs et la promotion de l’égalité des genres pendant la crise de Covid-19[16]. Le contenu de cette déclaration illustre une communication proactive sur les droits humains des femmes et des filles, et fait écho aux recommandations issues de la société civile féministe[17] et des institutions et organes d’avis sur le genre[18].
Des stratégies d’alliances pour contrer le « retour de bâton » au niveau international existaient avant que certains pays ne déclarent leurs affaires étrangères féministes. Ainsi, la décision de Donald Trump de réinstaurer la Mexico City policy, qui empêche le financement des ONG situées en dehors des États-Unis si elles fournissent des avortements sûrs ou des informations sur l’avortement dans le cadre de leurs activités[19], fut accueillie par une levée de boucliers sur la scène internationale. Les Pays-Bas ont presqu’aussitôt lancé la dynamique internationale « She Decides » pour défendre le droit des filles et des femmes de décider librement et pour elles-mêmes de leur vie sexuelle. Cette campagne a été immédiatement soutenue par la Belgique. L’impulsion première était d’atténuer les effets de la perte de financements américains pour les organisations fournissant des avortements sûrs ou de l’information en matière d’avortement. Aujourd’hui, il s’agit davantage de porter un discours positif sur ce droit fondamental et de financer des initiatives qui permettent de le faire progresser.
Un autre exemple de ce type d’alliance au sein de la communauté internationale est l’Agenda 2030 et ses 17 Objectifs de développement durable (ODD) adoptés en 2015 dans la suite des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). L’influence de gouvernements alliés sur la question des droits des femmes et des filles, dont l’Union européenne et les États-Unis, et l’important travail de plaidoyer des organisations et mouvements féministes ont permis que le texte de l’agenda 2030 ancre la question de l’égalité des sexes de manière transversale et spécifique. Poursuivant sur la lancée des gains obtenus en 2007 pour les OMD, le cinquième ODD va plus loin et comprend une cible spécifique concernant l’accès aux soins de santé sexuelle et procréative, et l’exercice de ses droits en matière reproductive conformément au Programme d’action du Caire et du Programme d’action de Pékin. Le droit à l’avortement et les droits des LGBTQI+ cristallisent beaucoup de tensions au niveau international et font donc partie des absents de l’agenda 2030.
Conclusion
Aucune région, aucun pays, n’est à l’abri du rejet des droits des femmes. Du Salvador à la Russie, de l’Arabie Saoudite à l’Indonésie, du Brésil à l’Egypte, de la République démocratique du Congo à la Turquie, de la Somalie aux Philippines, du Montenegro au Honduras[20], des femmes citoyennes, activistes ou journalistes font face aux menaces et à diverses attaques, parfois mortelles, parce qu’en défendant les droits humains, dont celui des femmes à disposer librement de leur corps, elles défient l’ordre établi. Celui-ci est précieusement gardé par divers fondamentalistes religieux et conservateurs de tout poil.
Malgré le retour de bâton contre les droits des femmes et des filles et ses lourdes conséquences pour un grand nombre d’activistes, la société civile, dont des mouvements féministes, des organisations de femmes et des organisations religieuses progressistes, ainsi que différents gouvernements continuent de défendre et de promouvoir l’égalité de genre et les droits humains des femmes et des filles. Ensemble, ils et elles s’opposent aux fondamentalistes et conservateurs, pour avancer vers un monde où chaque femme et chaque fille peut disposer librement de son corps, vivre à l’abri des violences et jouir pleinement des droits humains. Les luttes féministes sont loin d’appartenir au passé, et nous avons toutes et tous un rôle à jouer.
Coralie Vos.
@CoralieVos
[1] Conseil économique et social des Nations Unies, (2020), Examen et évaluation des suites données à la Déclaration et au Programme d’action de Beijing et aux textes issus de la vingt-troisième session extraordinaire de l’Assemblée générale. Rapport du Secrétaire général, E/CN.6/2020/3.
[2] Faludi, S., (1991, édition française 1993), Backlash. La guerre froide contre les femmes, Ed. des Femmes - Antoinette Fouque.
[3] Shameem, N., (2017), Rights at Risk : Observatory on the Universality of Rights Trends Report 2017, Association for Women’s Rights in development (AWID).
[4] Vos, C., (2019), Droits des femmes : quel bilan tirer de la conférence de l’ONU ?, CNCD-11.11.11 ; Vos, C., (2018), Des résultats inespérés pour les femmes et filles rurales aux Nations-Unies, CNCD-11.11.11
[5] Shameem, N., (2017), Op. Cit.
[6] Commission de la condition de la femme, Rapport sur les travaux de la cinquante-neuvième session (21 mars 2014 et 9-20 mars 2015), Résolution 59/1. Déclaration politique proclamée à l’occasion du vingtième anniversaire de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, E/CN.6/2015/10 ; Commission de la condition de la femme, Soixante-quatrième session (9-20mars 2020), Projet de résolution déposé par le Président de la Commission de la condition de la femme, à l’issue de consultations, Déclaration politique adoptée à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, E/CN.6/2020/L.1
[7] AFP, (2020), Council of Europe ’alarmed’ at Poland’s plans to leave domestic violence treaty, The Guardian ; Roggeband, C. & Krizsan, A., (2019). Op. cit. ; Vos, C., (2020), Égalité hommes-femmes : la stratégie européenne, un premier pas à concrétiser, CNCD-11.11.11.
[8] Thoma, M., (2021), Avortement : qu’est-ce que la « règle du bâillon mondial » révoquée par Biden ?, Liberation https://www.liberation.fr/planete/2021/01/29/avortement-qu-est-ce-que-la-regle-du-baillon-mondial-revoquee-par-biden_1818765/
[9] Biroli, F. , (2019), The crisis of democracy and the backlash against gender, Expert Group Meeting Sixty-fourth session of the Commission on the Status of Women (CSW 64), UN Women. ; Paternotte, D., & Kuhar, R., (2018), Disentangling and Locating the “Global Right” : Anti-Gender Campaigns., Politics and Governance, 6(3), pp. 6-19. ; Roggeband, C., & Krizsan, A., (2019), Democratic backsliding and backlash against women’s rights : Understanding the current challenges for feminist politics, Expert Group Meeting Sixty-fourth session of the Commission on the Status of Women (CSW 64), Un Women. ; Shameem, N., (2017), Op.cit.
[10] Par exemple, la « Marcha de la Familia » en Colombie, la « Marcha Nacional por el Matrimonio, los Niños y la Familia » au Mexique ou la campagne « Con mis hijos no te metas » (Ne touche pas à mes enfants) au Pérou.
[11] Biroli, F., (2019). Op. cit. ; Paternotte, D. & Kuhar, R., (2018). Op. cit.
[12] Cornwall, A., (2014), Women’s Empowerment : What Works and why ?, Working Paper No. 14, UNU-WIDER. ; Mazur, A., McBride, D. & Hoard S., (2016), Comparative strength of women’s movements over time : conceptual, empirical, and theoretical innovations, Politics, Groups, and Identities., Vol.4 (4), pp. 652-676 ; Mazur, A., (2009), Les mouvements féministes et l’élaboration des politiques dans une perspective comparative : Vers une approche genrée de la démocratie. Revue française de science politique, vol. 59 (2), pp. 325-351.
[13] Htun, M. & Weldon, S.L., (2012), The civic origins of progressive policy change : combatting violence against women in global perspective 1975-2005, American Political Science Review, 106 (3), pp. 548-569.
[14] Pour plus d’informations sur cette organisation, voir : https://www.mpvusa.org/
[15] La page du Réseau Amérique latine et Caraïbes de Católicas por el Derecho a Decidir offre un aperçu des toutes les organisations https://redcatolicas.org/quienes-somos/
[16] SPF Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au Développement, Newsroom, Déclaration conjointe du 6 mai 2020 « Pour la protection de la santé et des droits sexuels et reproductifs et la promotion de l’égalité des genres pendant la crise de la COVID-19 ».
[17] Feminist alliance For Rights, Call for a Feminist COVID-19 Policy, sur https://bit.ly/2xS3jV6 ; Feminist Response to COVID19, sur https://www.feministcovidresponse.com
[18] Conseil consultatif Genre et Développement, (2020), Note du Conseil consultatif Genre et Développement pour une réponse à la pandémie de COVID-19 sensible à la dimension du genre.
[19] Gautier, A., & Grenier-Torres, C., (2014), Controverses autour des droits reproductifs et sexuels, Autrepart (70), pp. 3-21.
[20] Civicus, Monitor Tracking civic pace, tag “women”,
Le Club est l’espace de libre expression des abonnés de Mediapart. Ses contenus n’engagent pas la rédaction.
Un message, un commentaire ?