23 janvier 2023 | tiré de Bleu APTS
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Jusqu’en 1971 : le privé règne sur la première ligne
Fait assez méconnu, avant les années 1970 les services de première ligne sont essentiellement dispensés par des cabinets privés de médecins. Ceux-ci sont alors ni plus ni moins que de petits entrepreneurs propriétaires de leur propre clinique, au sein de laquelle ils exercent le plus souvent en pratique individuelle et vendent leurs services directement aux patient·e·s, comme n’importe quelle marchandise. À l’époque, l’assurance maladie publique n’existant pas, une grande majorité de la population doit se limiter aux soins et services de santé offerts par les communautés religieuses ou les organismes philanthropiques privés.
1968-1973 : la commission Castonguay-Nepveu constate l’échec du privé
En novembre 1966, le gouvernement crée la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (Commission Castonguay-Nepveu) et lui confie le mandat d’étudier l’intégration du domaine de la santé (et, plus tard, des services sociaux) au sein d’une politique globale de sécurité sociale. L’objectif est de d’« améliorer l’état de santé physique et mentale de la population » en incluant « non seulement la thérapeutique physique ou mentale, mais aussi la prophylaxie et, au besoin, la réadaptation [1] ».
Or le constat est clair : adepte d’une approche curative qui néglige la prévention et d’une prise en charge strictement biomédicale plutôt que globale, la médecine privée en cabinets individuels ne parvient pas à remplir la fonction de première ligne. Le rapport souligne aussi l’existence de déserts médicaux dans les secteurs non rentables comme les quartiers défavorisés et les régions rurales à faible densité de population.
La Commission, qui invite le gouvernement à une réforme du régime de santé, recommande alors la création du centre local de santé (CLS), du centre communautaire de santé (CCS) et du centre hospitalier universitaire (CHU), auxquels seraient affectés les effectifs et ressources existant·e·s. On envisage alors le CLS comme « premier responsable de la distribution des soins généraux [2] », laissant présager un virage vers une première ligne entièrement publique.
1971 : vers une première ligne entièrement publique ?
Le 19 juillet 1971, sous la recommandation de la Commission mais aussi sous la pression des mouvements syndicaux et populaires, le PLQ annonce son intention d’implanter 25 centres locaux de services communautaires (CLSC) sur l’ensemble du territoire de la province. Cette structure d’équipe, qui intègre plusieurs travailleur·euse·s de la santé (médecins, travailleur·euse·s sociaux·ales, infirmier·ère·s, dentistes, technicien·ne·s, etc.), est destinée à devenir la principale porte d’entrée du réseau et « le noyau de l’organisation des soins au niveau général ».
La Commission note par ailleurs que le fonctionnement de ces équipes multidisciplinaires s’accommode difficilement du mode de rémunération à l’acte des médecins. Elle recommande donc que celui-ci soit « progressivement abandonné au profit d’autres formes de rémunération, tels le salariat et la rémunération au prorata du nombre de cas traités [3] ».
1974-2000 : la contre-offensive des forces pro-privé
Une résistance farouche s’organise alors, les médecins boycottent les CLSC en refusant d’y pratiquer et créent en parallèle des polycliniques privées. Dans cette entreprise, ils sont appuyés par le milieu des affaires québécois qui, dès 1973, exerce des pressions répétées sur le gouvernement pour que celui-ci réduise ses dépenses sociales, en particulier dans le domaine des Affaires sociales duquel relèvent les CLSC. C’est que ces derniers deviennent vite « dérangeants » pour la classe d’affaires, explique Anne Plourde : « grâce à leur caractère démocratique et au rôle joué par l’action communautaire, plusieurs CLSC ont contribué au climat de contestation sociale des années 1970. […] Plusieurs des luttes sociopolitiques qui émergeaient alors des CLSC – par exemple, sur des enjeux sanitaires en lien avec la pollution industrielle, les conditions de travail ou le développement immobilier, entre autres – menaçaient directement certains intérêts du milieu des affaires ».
En 1974, le ministère des Affaires sociales décrète un moratoire sur la création de nouveaux CLSC et redéfinit ces établissements comme étant « complémentaires » aux cliniques privées, les médecins omnipraticiens parvenant à s’imposer comme la première ligne médicale. On assiste de surcroît à un processus de « résidualisation » des CLSC, dont la mission est de plus orientée vers les populations vulnérables ou marginalisées plutôt que vers la population en général.
2000-2002 : le démantèlement de la première ligne publique va bon train
Le 17 janvier 2001, la Commission Clair – nommée en juin 2000 pour étudier la prestation de soins et de services sociaux dans la province et proposer, notamment, des solutions au problème grandissant de l’accès à un médecin de famille – dépose ses recommandations. Elle préconise que la première ligne médicale soit organisée autour de groupes de médecine familiale (GMF) formés de 6 à 10 médecins, qui fourniraient des soins aux patient·e·s 24 h/24, 7 jours par semaine [4]. Au terme de plus d’un an de négociations ardues, une entente prévoyant l’injection de 15 millions de $ et la participation de 330 médecins est signée entre le Parti Québécois et la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). De cette somme versée la première année, un tiers est consacré à une bonification de la rémunération des médecins. Ces derniers toucheront près de 70 $ de l’heure pour le travail administratif et multidisciplinaire, non prévu par la rémunération à l’acte, ainsi qu’un forfait de 50 $ pour assurer la garde en fin de semaine. Quant aux chef·fe·s des GMF, ils·elles toucheront 15 000 $ de plus par année [5].
2003-2022 : le clou dans le cercueil de la première ligne publique
En 2003, le gouvernement Charest adopte la Loi 25 sous le bâillon et force la fusion des CLSC, CHSLD et hôpitaux non-universitaires en ce qui deviendra plus tard les centres de services de santé et de services sociaux (CSSS). Désormais, les CLSC n’existent plus sur le plan juridique.
En 2015, c’est au tour de Gaétan Barrette d’imposer de nouvelles fusions dans les centres intégrés (universitaires) de santé et de services sociaux CI(U)SSS dans l’espoir d’un « allègement administratif » qui permettrait d’économiser 220 millions de $ par année. Dans un effort de centralisation sans précédent, le nombre d’établissements du réseau passe alors de 182 à 34. Parallèlement à cette réforme, le MSSS conclut une entente avec la FMOQ pour réviser le cadre de gestion des GMF, en vertu duquel ces derniers se voient octroyer un financement supplémentaire et des ressources professionnelles additionnelles, transférées des CLSC et rémunérées par les fonds publics.
Aujourd’hui le Plan santé du gouvernement Legault officialise le remplacement des CLSC par les GMF, consacrant l’abandon de la première ligne aux mains d’une véritable « médecine inc. » de première ligne qui a pu bourgeonner à mesure que les gouvernements successifs pliaient l’échine – de bon ou de mauvais gré – face aux forces pro-privé. Pourtant, les GMF n’ont jamais atteint leurs objectifs en 20 ans d’existence, et ce, malgré un soutien financier et organisationnel indéfectible des gouvernements [6]. Si le passé est bien le garant de l’avenir, il est peu probable que le privé en première ligne soit la panacée qu’on nous annonce.
Le saviez-vous ?
Aujourd’hui, de véritables conglomérats sont propriétaires des GMF. Sur 50 « supercliniques » (GMF-réseau) financées par les fonds publics :
• 1 sur 2 utilise des sociétés de portefeuille comme société-écran,
• 3 sur 5 compte au moins un·e actionnaire, associé·e ou dirigeant·e qui n’est pas médecin,
• 1 sur 4 ne compte aucun·e médecin parmi leurs actionnaires, associé·e·s ou dirigeant·e·s,
• 1 sur 4 fait partie de véritables « chaînes » de GMF [7].
Source : Plourde, Anne, IRIS,CLSC ou GMF ? Comparaison des deux modèles et impact du transfert de ressources, Montréal, Mai 2017, 16 pp.
RÉDACTION LEÏLA ASSELMAN | COLLABORATION ANNE PLOURDE | illustration Laurent Pinabel | 23 JANVIER 2023
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