Édition du 5 novembre 2024

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Afrique

« Le pouvoir au peuple » : la construction démocratique dans la révolution soudanaise

En février, les comités de résistance, assemblées de quartier qui mènent la révolution au Soudan, ont publié une proposition de « Charte constitutionnelle pour le pouvoir du peuple », qui propose de refonder l’État en une démocratie fédérale qui partirait du local. Retour sur l’ampleur du travail de construction démocratique effectué par la révolution au cours de ces derniers mois.

Tiré du blogue de l’auteur.

Durant tous ces derniers mois, un débat important a traversé le mouvement révolutionnaire soudanais. Comment ne pas reproduire les erreurs de la révolution de 2018, où la mobilisation populaire a finalement été récupérée par les partis politiques qui, en s’alliant avec les militaires, ont avorté la dynamique révolutionnaire ?

Depuis le coup d’Etat du 25 octobre 2021, la révolution a pris un tournant plus radical : cette fois, les partis politiques et les syndicats, discrédités, ne sont plus les acteurs principaux de la révolution. Ce sont les comités de résistance, assemblées d’habitant-e-s de quartiers qui se coordonnent au niveau des arrondissements, puis des villes, pour organiser la mobilisation. Cette forme inédite d’auto-organisation populaire organise ainsi le processus révolutionnaire par la base, de manière horizontale et sous forme de démocratie directe (voir notre article sur les comités de résistance).

Les comités de résistance ont été extrêmement efficaces pour organiser la lutte sur le terrain. Mais comme ils n’ont pas de programme politique pré-établi, cela leur a valu les critiques des élites politiques et des puissances internationales qui ne les considèrent pas comme des acteurs politiques sérieux.

Pour empêcher que la révolution soit à nouveau récupérée par la classe politique, la coordination des comités de résistance du Grand Khartoum a publié en février la « Charte Révolutionnaire pour le Pouvoir du Peuple ». Les comités de résistance proposent ainsi de (re)construire l’État soudanais de manière révolutionnaire, avec un pouvoir qui parte du bas vers le haut, en laissant le maximum d’autonomie et de pouvoir au niveau local. Une approche politique rendue crédible par le fait que les révolutionnaires soudanais-e-s la mettent déjà en place sur le terrain.

Retour sur les débats qui ont marqué, au cours des derniers mois, ce processus exceptionnel de construction par la base d’un futur État révolutionnaire, démocratique, fédéraliste, et représentant les intérêts du peuple soudanais.

Décembre - La réflexion sur la notion de "construction par la base" dans les comités de résistance

Un débat émerge parmi les révolutionnaires, certains disant qu’il faut absolument que les comités de résistance proposent leur propre programme politique pour être sûr que la révolution reste bien aux mains du peuple et ne soit pas récupérée par des partis, d’autres estimant que les comités de résistance ont vocation à se concentrer sur l’action plutôt que sur la théorie. On retrouve ces débats dans un texte publié en décembre dernier sur les réseaux sociaux par Haidar Abu Geid, militant et membre actif des comités de résistance à Al Fashir et à Khartoum.

« Les comités de résistance et la construction par la base », par Haidar Abu Geid

« Tout d’abord il me semble qu’il faut séparer les comités de résistance [Lijan Al Mouqaouama] et la construction par la base [bina’ al qa3di]. La construction par la base est un concept et un processus dont l’objectif est l’émancipation de la société et de tous les différents groupes qui la composent, pour trouver et élaborer de futures institutions adaptées aux ambitions du peuple. Ces institutions doivent être capables de se renouveler en permanence en fonction des nouveaux contextes.

La construction par la base est une opération de création d’organisations politiques organiques, avec des objectifs, des visions, des stratégies, des outils et des moyens propres. Elle ne se réduit pas aux comités de résistance, mais ceux-ci s’inscrivent dans le processus de construction par la base, ainsi que toutes les organisations et les initiatives qui se trouvent dans la société et qui expriment ses aspirations et ses différents intérêts. Ce processus comprend : la construction de partis [politiques] par le bas qui représentent directement les intérêts du peuple, des syndicats, des coopératives, des associations culturelles, de bienfaisance, et même des organismes de production, ainsi que des gouvernements locaux. Malgré l’importance des comités de résistance dans ce mouvement de construction par la base et leur rôle dans la démocratisation du mouvement révolutionnaire, ils n’ont pas encore réussi à relier et exprimer les aspirations des sociétés en une vision politique réalisable, en se basant sur les outils d’information et d’éducation populaire.

Nous sommes en train de vivre une expérience tout à fait nouvelle, ce qui rend difficile de l’évaluer à ce stade. Cependant rien n’empêche que je partage quelques remarques depuis ma place, à savoir quelqu’un qui appartient à ce mouvement, partage son horizon et défend sa cause.

Voici mes remarques :

1 – La plupart des assemblées de construction de base qui ont été tenues jusqu’à présent se contentent de fonder une organisation, compter leurs membres, écrire des chartes pour mettre en place les bases d’un système et instaurer des élections pour élire leurs représentants. En faisant cela, elles ne prennent pas le temps d’élaborer une théorie et de construire une vision commune, des pensées et des objectifs. Or, dans les assemblées locales, réfléchir à un horizon politique et consigner les idées sous forme de textes permettra de créer une base pour une assemblée générale où, grâce aux débats, on pourra arriver à la fin à une vision et un programme qui établisse le mandat [des représentants élus du peuple]. Cela sera un véritable accomplissement de la révolution. En effet, dans notre situation très complexe, un comité ne peut pas conduire la résistance et l’action politique directe sans avoir été mandaté par une feuille de route émanant d’une assemblée qui détermine son rôle politique.

2 – Malgré la participation populaire très large aux actions politiques de la révolution, on constate que dans les assemblées des comités de résistance on ne compte que quelques centaines de membres, y compris dans des quartiers où la participation aux manifestations s’élève à des milliers de participant-e-s. Plutôt que de porter des jugements hâtifs, il faut chercher profondément les causes principales qui font que certain-e-s participant-e-s au mouvement révolutionnaire ne s’impliquent dans les comités de résistance de leur quartier.

3 – Il manque encore aux comités de résistance la capacité de cristalliser les intérêts directs des citoyen-ne-s des quartiers et des villages où ils agissent. La priorité pour les comités devrait être d’adapter les modalités de la résistance aux intérêts des sociétés. Nous pourrons ainsi aboutir à l’élaboration d’un projet de résistance nationale qui représente l’ensemble des intérêts des Soudanais-e-s, dans leur diversité, et qui s’exprime dans des débats menés à la base, lors des assemblées.

En résumé, je dirais que tout au long cette expérience politique unique et courageuse, il faut évaluer à chaque instant nos actions afin de conserver la vivacité et la force de la résistance, pour réussir à exprimer fidèlement les aspirations de notre société pour le changement et la reconstruction du pays. »

Janvier – « Rentre dans les comités de résistance », une campagne féministe pour promouvoir la participation des femmes à la prise de décision politique

Fin décembre-début janvier, les féministes soudanaises ont lancé une campagne sur les réseaux sociaux intitulée (« Rentre dans les comités » : ادخل اللجنة ) pour promouvoir la participation des femmes dans les comités de résistance. Ici encore, l’expérience de 2019 agit comme un garde-fou pour les féministes soudanaises : alors que les femmes étaient largement majoritaires dans la révolution, une fois que les partis politiques ont nommé des représentants « de la société civile », ils ont éliminé les femmes du pouvoir politique, alors que les femmes demandaient une représentativité partiaire dans les institutions politiques. Afin d’éviter qu’une telle trahison se reproduise, les féministes soudanaises ont lancé cette campagne pour accroître la présence et l’influence des femmes à tous les niveaux des prises de décision politique, en encourageant la participation des femmes dans les comités de résistance pour surmonter les barrières structurelles qui tendent à éloigner les femmes des instances décisionnaires, y compris au sein des comités de résistance.

Février – La « Charte révolutionnaire pour le Pouvoir du Peuple »

Les critiques de l’intérieur, comme celles de Haidar, ont bien été entendues. Dès janvier, les comités de résistance ont commencé à réfléchir à des propositions politiques concrètes pour anticiper le basculement vers une prise de pouvoir politique au Soudan. Un groupe de travail, issu de différentes coordinations des comités de résistance du Grand Khartoum, a commencé à travailler sur une « Charte pour le Pouvoir du peuple ». Tout le monde était invité à rejoindre ce groupe de travail, sans distinction d’âge, de classe sociale ou d’appartenance à un parti politique.

Le 25 février 2022, la commission « médias » du groupe de travail de la Charte a annoncé la divulgation publique de la charte : « La charte d’établissement du pouvoir du peuple rédigée par les comités de résistance de l’État de Khartoum se présente comme une bouée de sauvetage et un nouveau départ pour la restauration de la démocratie (…) pour laquelle notre peuple se bat depuis le début de son histoire moderne, contre les coups d’Etat militaires qui ont paralysé l’évolution de l’Etat soudanais. (…) Nous révélerons notre proposition pour la création d’un « pouvoir du peuple » dimanche 27 février 2022. Cette proposition est issue d’un long travail de consultation et de discussion entre toutes les coordinations des comités de résistance qui ont minutieusement examiné cette charte sous ses aspects techniques, linguistiques et juridiques. (…) »

Le dimanche 27 février, au cours d’une grande manifestation de masse (nommées au Soudan : « marches d’un million ») la coordination des comités de résistance de Khartoum a organisé une conférence de presse où a été lue la proposition de « Charte pour l’établissement d’un Pouvoir du Peuple ».

Points principaux de la charte "pour le pouvoir du peuple", Sudfa

Muzan Al-Neel, activiste soudanaise et autrice de plusieurs articles sur la révolution, analyse ainsi les propositions de la charte dans une interview pour le « Spectre Journal » : « L’avancée du processus révolutionnaire (…) dépend de la manière dont nous traiterons sérieusement la question de la reconstruction des structures de l’Etat depuis le bas vers le haut (bottom-up). Cette question est largement abordée dans la « Charte Révolutionnaire pour le Pouvoir du Peuple » proposée par les comités de résistance. Cette charte propose la formation d’un corps législatif fédéral qui commence dans les conseils locaux, puis municipaux, puis aux niveaux des régions et enfin de l’État fédéral. Elle envisage que ce soit ce corps législatif qui désigne ensuite la branche exécutive du gouvernement. Ce modèle renverse complètement l’approche traditionnelle, pyramidale, de la classe dirigeante, quelle que soit son étiquette politique. Le peuple Soudanais tente de mettre en pratique ce modèle sur le terrain, et la manière dont ce modèle va évoluer dans les prochains temps va redéfinir entièrement le rôle des acteurs politiques, surtout si ce processus répond vraiment aux besoins des communautés et parvient à créer de nouvelles manières pour faire advenir le pouvoir du peuple. »

Dans les jours qui ont suivi la déclaration de la charte, les différents comités de quartiers ont publié des communiqués où ils ont exprimé leur satisfaction vis-à-vis des principes présentés dans cette charte constitutionnelle. Les syndicats et partis politiques ont également été invités à signer la Charte, sauf ceux qui ont collaboré avec les militaires.

Mars - La consultation populaire sur les réseaux sociaux comme outil démocratique

Depuis le coup d’État du 25 octobre dernier, les comités de résistance ont pris l’habitude d’organiser des consultations avant de prendre toute décision, afin d’élargir la participation et d’adopter une approche plus démocratique. En effet, il n’y a pas d’autorité spécifique qui prend des décisions dans les comités de résistance, mais c’est plutôt une responsabilité conjointe assumée par tous les membres. Les comités de résistance sollicitent ainsi l’avis des membres sur la date, le lieu et l’heure des manifestations, ainsi que les modalités de déroulement des manifestations (avoir recours à des barricades ou non, etc). Les décisions sont prises en fonction des réponses données sur les réseaux sociaux et lors des assemblées.

Ainsi, après la publication de la Charte, les comités de résistance ont mené une grande campagne de consultation pour récolter les commentaires et opinions des citoyen-ne-s sur leurs propositions. Les comités de résistance cherchent ainsi à pratiquer la démocratie afin que chacun participe à la prise de décision politique au sein du processus de construction de l’Etat, afin qu’il soit guidé par les mêmes principes qu’ils cherchent à appliquer dans le futur : « par la base ».

Première page de la charte constitutionnelle proposée par les comités de résistance, téléchargeable par tout le monde sur internet en arabe

En lançant également un recueil de données statistiques sur les personnes qui participaient à ces consultations populaires, les comités de résistance se sont cependant rendu compte des limites et cet outil : bien que toutes les tranches d’âges soient représentées, le taux de participantes femmes par rapport aux participants hommes est très faible, alors que les femmes sont majoritaires dans la révolution ; les personnes qui ont un niveau d’études universitaires sont majoritaires ; et l’état de Khartoum est sur-représenté par rapport aux autres régions. La coordination des comités de résistance du Grand Khartoum a déclaré qu’elle prenait en compte cette disproportion et s’engageait à lutter contre l’absence de représentativité des résultats des consultations, afin qu’il n’y ait pas d’hégémonie d’une catégorie de la population sur une autre. Trouver les bons outils pour permettre une participation équitable de tou-te-s les citoyen-ne-s du pays est encore un défi.

Conclusion : Avril – (Re)construire l’Etat par la base, ça commence dès maintenant !

Muzan Al-Neel, dans l’article cité plus haut, estime que : « Cette question de l’organisation par quartier ou lieu de travail, et de la restructuration de l’Etat du bas vers le haut, est aujourd’hui la question principale de la révolution soudanaise. L’organisation par la base (bottom-up) (…) nous sert de guide pour former un nouveau gouvernement qui mette en action le slogan : « Tout le pouvoir et toute la richesse au peuple ». La plus grande menace, ce serait d’ignorer cette question et de laisser ainsi se reproduire le modèle auquel nous sommes habitué-e-s, d’un Etat dirigé par les élites. (…) Actuellement, on voit clairement que la classe politique soudanaise et les puissances étrangères essayent de sélectionner et de désigner un futur gouvernement civil issu des élites. Heureusement, leurs tentatives ont pour l’instant été vouées à l’échec grâce à la détermination de la résistance, qui n’a pas dérogé au slogan : « Pas de négociation, pas de partenariat, pas de normalisation ».

Une autre menace pour le mouvement pourrait être la « fétichisation des comités de résistance », car elle risquerait d’étouffer d’autres formes d’organisation et de nous pousser à vouloir préserver les comités à tout prix, et de nous empêcher de critiquer les comités. Cette menace peut être cependant réduite si nous restons guidé-e-s par l’objectif du pouvoir du peuple et de l’organisation du pouvoir depuis le bas vers le haut ; en somme, si nos expérimentations d’organisation et de construction d’un Etat restent guidées par les principes révolutionnaires. »

Selon la militante, l’avenir des comités de résistance peut prendre plusieurs formes possibles : « Les comités de résistance évolueront peut-être pour devenir les graines des conseils locaux [qui, dans la charte, se fédèreraient pour former un conseil législatif] ; ou alors, ils deviendront peut-être des partis politiques ; ou alors une structure de représentation du peuple totalement parallèle à l’Etat ; ou ils disparaîtront peut-être. En ce moment, nous tentons de mettre progressivement en œuvre cette construction de l’Etat par la base en créant des conseils locaux qui s’occupent d’assurer les services et de gérer les ressources dans leurs quartiers ou leur village. Cette tâche doit être appréhendée avec un esprit ouvert et révolutionnaire, qui accepte d’expérimenter, de critiquer, d’évaluer et de faire évoluer ces nouvelles organisations/gouvernements ».

Par : Équipe de Sudfa

Pour lire l’interview de Muzan El-Nil en entier.


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