Selon une récente enquête du Crédoc (Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie) publiée le mois dernier (septembre) [1], la perception des Français envers les plus démunis serait de plus en plus sévère, ce qui illustrerait une chute sans précédent de la compassion. Ainsi, dans un contexte de chômage de masse, le pourcentage de personnes interrogées (2000) considérant que les chômeurs pourraient trouver un emploi s’ils le désiraient s’élèverait à 64 % (6 % de plus qu’en 2012). Autre statistique inquiétante : 37 % du « corps social » prétendrait que les pauvres ne font pas suffisamment d’efforts pour s’en sortir (soit 7 points de plus qu’en 2012 et... 12 points de plus qu’en 2009).
Toujours selon cette étude, les réponses des sondés concernant les divers mécanismes de redistribution (allocations, minima sociaux, etc.) tendraient à « entériner » la thèse néoclassique d’après laquelle ces derniers auraient des effets dissuasifs, « déresponsabilisants », sur une partie de la population. Ce qui viendrait corroborer – ironie du sort – la « justesse » des contre-réformes (néo)libérales, plus conformes, dit-on, au modèle concurrentiel de la « globalisation », lequel découragerait – du moins sanctionnerait – la fainéantise... Dans un contexte où les inégalités socioéconomiques explosent, une telle régression de l’empathie n’est cependant pas sans nous interpeller.
Car, bien que nous puissions contester ici certains présupposés (dont un individualisme méthodologique sous-entendu) ou remettre en question, sans toutefois les nier en bloc, certaines hypothèses explicatives (la crise économique comme cause mécanique de ce recul compassionnel, peur du déclassement éprouvée par les « classes moyennes », etc.), nous aurions tort d’en ignorer les éventuelles conséquences politiques. En d’autres termes, à contre-pied de l’ivresse des sondages (selon l’expression du chercheur Alain Garrigou), dont l’instrumentalisation médiatique vise à circonscrire une soi-disant opinion publique (qui, curieusement, serait secrètement d’accord avec la pensée dominante), une analyse en termes politiques est donc tout sauf superfétatoire. Elle permet, en tout cas, de désamorcer certains effets théoriques, concentrés dans une vision « darwinienne » de la société, pourtant déterminée par les rapports de forces en présence. L’objectif, en outre, n’est pas d’en dresser un tableau exhaustif, mais bien de défricher quelques chemins possibles dans l’épaisse forêt des options stratégiques.
D’abord, nous ne saurions trop insister sur la désorientation idéologique, liée à la politique ultralibérale (sinon néoconservatrice) et condensée dans les mesures d’austérité menées par l’actuel exécutif, laquelle désorientation contribue vraisemblablement à remodeler les représentations que la société a d’elle-même, de plus en plus « vulnérable » et « perméable » aux injonctions du néolibéralisme, fondées notamment sur l’idée de concurrence entre individus – idée évidemment peu propice au déploiement d’une quelconque solidarité. Ainsi notre système de protection sociale, devenu progressivement « archaïque », s’érigerait-il comme un fâcheux obstacle à la sacro-sainte compétitivité, qui exige davantage de « souplesse » et de « flexibilité » – c’est-à-dire de liquidité (qualité essentielle d’une sphère financière conquérante) et de... précarité.
Quoique les conséquences économiques et sociales de telles mesures soient plus que désastreuses, elles paraissent néanmoins laisser leur empreinte idéologique, en court-circuitant d’entrée de jeu toute alternative (d’où le fameux slogan thatchérien, hélas toujours d’actualité : There is no alternative). En ce sens, l’intériorisation croissante de ce fatalisme – que dévoilerait implicitement, et peut-être à son insu, l’enquête du Crédoc – n’est point étrangère à cette confusion intellectuelle, où l’on voit un gouvernement « de gauche » suivre tambour battant, et de manière tendancieusement antidémocratique, une ligne diamétralement opposée aux principes, pourtant revendiqués, de justice sociale. Cette ligne est bien connue, malgré son invalidation historique : celle d’une économie de l’offre, censée redynamiser, par la baisse des « charges » (c’est-à-dire par la réduction du « coût du travail »), l’investissement des entreprises, seules entités « créatrices d’emplois ». Le bilan est toutefois sans appel : chômage en hausse (donc) et... dividendes en hausse...
Ensuite, si nous ne pouvons évidemment exclure l’influence de la crise dans l’évolution (ou l’involution...) de cette interprétation « peu indulgente » de la réalité sociale, sans doute est-il plus fécond de se tourner, justement, vers les solutions – économiques, sociales et politiques – qui lui sont proposées. Autrement dit, la crise endémique de 2008, la plus violente depuis le krach de 1929, semble davantage s’apparenter à ce que l’essayiste canadienne Naomi Klein [2] qualifie de « désastre déclencheur » – de « traumatisme » –, permettant de facto l’application sans scrupules d’une thérapie de choc. Profitant d’un choc collectif, parallèle à un affaissement palpable des espérances et à une recrudescence de la précarité, la machine néolibérale peut ainsi dérouler inexorablement, et en accéléré, son programme de réformes structurelles (via notamment des institutions non élues : FMI, UE, BCE, etc.) : « élimination de la sphère publique », « dérèglementation totale des entreprises » et « réduction draconienne des dépenses publiques » (privatisation) [3]. Tragédie pour les uns (la majorité), la crise se veut aussi une opportunité pour les autres (l’infime minorité)... Un tel climat anxiogène, propice à cette banalisation insidieuse de l’état d’exception comme mode normalisé de gouvernance (d’où la prolifération de décrets-lois) [4], trouve sans doute, qui plus est, un précieux allié de circonstance dans l’actuel maelström idéologique précédemment évoqué...
Si N. Klein paraît rester captive d’une conception plutôt restreinte de l’idéologie – les idées agissant « directement » dans le réel –, voire, comme le souligne la philosophe Isabelle Garo [5], d’une approche strictement régulatrice du capitalisme, son analyse percutante, en revanche, perce à jour l’implacable cohérence d’un tel projet (qui ne relève toutefois pas d’une quelconque théorie du complot) ; son déploiement traduit parfaitement, au nom d’une liberté des marchés, un univers économique favorable au capital et à sa libre circulation – une liberté inversée qui exprime a contrario une aliénation croissante à la marchandisation généralisée de l’existence.
Et pourtant, c’est bel et bien l’épineuse question de l’idéologie que nous devons impérativement reposer. A condition de ne pas considérer cette notion polysémique comme un simple voile jeté sur le réel, ou encore comme un discours sans faille labourant conceptuellement une réalité ventriloque (inversée, dirait Marx). Dit autrement : si nous devons lutter de plain-pied au niveau des représentations (et d’en dénoncer légitimement la « fausseté »), c’est que ces dernières sont aussi – et surtout – des « formes politiques » concrètes, qui ne se cantonnent point dans une sphère purement idéelle ; elles renvoient davantage à une totalité (dialectique), nécessairement contradictoire, qui trouve précisément sa base matérielle dans les rapports sociaux (capitalistes) de production. L’enjeu critique n’est donc pas seulement théorique ; il est de part en part politique [6]...
D’où la nécessité stratégique de repenser la conflictualité, inhérente au creusement des inégalités (et à la polarisation des richesses), à partir d’une analyse efficiente des classes sociales et des antagonismes qui les déterminent... Une analyse, à rebours de la jactance postmoderne, s’incarnant dans une alternative crédible, dont l’efficacité dépend notamment de notre capacité à réimposer concrètement – par la lutte – de nouvelles représentations (de nouvelles perceptions), où la solidarité n’est plus seulement une décoration morale en toc accrochée à la boutonnière d’un néolibéralisme prédateur, mais le fondement même d’une vie en société arrachée des griffes d’une marchandisation mutilante...