— -
Le gouvernement de la discorde
La démocratie parlementaire est le système que nous avons mis en place afin de pacifier les conflits inhérents à toute société. Elle n’est pas tant la garantie de nos droits que le cadre de la lutte pour ceux-ci. Elle est l’infrastructure politique qui permet à des individus réunis en communautés d’intérêts de se battre pour acquérir ou pour préserver leurs droits. C’est parce que la discorde fait partie de toute société, parce que les intérêts des uns rentrent naturellement en contradiction avec ceux des autres que les hommes se sont donnés un État de droit. Dans ce projet, la démocratie représente la tentative d’arbitrer les discordes par la délibération, c’est à dire en fournissant aux parties en conflit un espace de discussion et un cadre juridique qui permettent d’arriver à une entente.
Les sociétés fascistes ont tenté de résorber la discorde en niant les différences et en affirmant l’universalité de l’individu moyen : blanc, producteur, hétérosexuel, patriote, etc. Tout ce qui sortait de ce cadre était réprimé – les homosexuels, les chômeurs, les artistes –, voire détruit – les juifs, les gitans, les malades mentaux, les opposants politiques. Cette manière paradoxale de pacifier la société par la violence était vouée à s’échouer dans la barbarie. On retrouve cependant dans beaucoup de sociétés contemporaines de lointains relents de cette logique : notamment lorsque l’on parle de « l’opinion publique », celle de tout le monde et de personne à la fois, sorte de fantôme idéologique qu’il faut séduire et sonder, diapason de notre pensée. Ce totalitarisme de la médiocrité qui voudrait que l’on se laisse convaincre par la moyenne des opinions – c’est à dire l’opinion la plus molle et la moins critique – est un relent tardif d’une volonté fasciste de solutionner la mésentente en abolissant la discussion.
L’individualisme comme système idéologique constitue l’autre tentative historique de mettre fin à la discorde. Il procède en détruisant toute forme de solidarité afin de neutraliser les effets de la combinaison des volontés. Les États sont les principaux architectes de cette entreprise. Ils ont commencé par empêcher des groupes d’intérêts distincts de se liguer contre un ennemi commun, notamment en interdisant la grève – lorsque celle-ci est même permise – en dehors des négociations de conventions collectives, rendant impossible toute forme de grève sociale aux revendications rassembleuses. Puis ils se sont attaqués à la solidarité qui liait les individus entre eux dans une communauté d’intérêts. L’individualisme agit comme un acide sur le sentiment de partager un destin commun et nous fait oublier que l’intérêt général est aussi celui de chacun. Il fait de la société un marché sur lequel nous sommes les entrepreneurs de nous mêmes. Pour reprendre l’expression de Normand Baillargeon[1] : je suis ma propre PME, j’investis en moi-même pour me faire fructifier. J’investis dans un diplôme pour mieux me vendre sur le marché de l’emploi. J’investis dans des vêtements, un téléphone, une coupe de cheveux – une identité sociale – pour me vendre sur le marché de la drague. Je dispose d’un département de communication affairé à me forger une image de marque, d’un département de ressources humaines chargé de gérer mes différentes fonctions sociales, d’un conseil d’administration responsable du planning familial, du plan de carrière et des projets d’expansion.
À travers ces mécanismes d’atomisation de la société, il faut voir une fonction stratégique d’anéantissement de la démocratie, par la dissolution des liens sociaux qui en sont le moteur. Il n’y a plus de conflit puisqu’il n’y a plus de groupes qui pourraient se battre pour leurs droits. À part les syndicats et quelques groupes sociaux de plus en plus isolés, les seules entités suffisamment organisées pour se faire entendre par le gouvernement sont les intérêts privés, les lobbys – conseil du patronat, chambres de commerce, conférence des recteurs, etc. Dans cette démocratie individualisée, le suffrage universel nous laisse un amer sentiment d’impuissance, et les recours en justice remplacent la grève comme moyen de contestation. La logique politique de l’individualisme est profondément paradoxale : elle gère la discorde en mettant les personnes en compétition les unes contre les autres. Elle pacifie la société en obligeant chacun à se battre contre tous pour s’en sortir. Il n’y a pas de collectivité d’intérêts, il n’y a que des conflits de volontés individuelles.
Ce qui se produit actuellement avec le mouvement étudiant est un exemple frappant de cette logique individualiste. D’abord en imposant le terme « boycott » pour désigner la grève, le gouvernement et certains médias cherchent à présenter l’éducation comme un produit et les étudiants comme des consommateurs mécontents de l’offre de service. Cela délégitime les associations étudiantes et les votes de grève, s’attaquant ainsi à l’essence même de la démocratie, soit le principe de délibérer, de discuter des propositions, puis d’unir nos voix pour revendiquer des droits.
Ensuite, en cassant la grève à coup d’injonctions, les cours de justice affirment la primauté du droit des individus contractant avec les collèges et les universités sur celui des associations étudiantes. Celles-ci sont pourtant encadrées par une loi[2] analogue à celle régissant les syndicats et jouissent de la même légitimité : elles sont accréditées par le gouvernement, financées selon la formule Rand à même les droits de scolarité et leurs assemblées délibératives constituées de tous leurs membres sont souveraines de leurs décisions. Pour défendre ces injonctions, certains dénoncent le « manque de démocratie » des votes de grèves, prétextant que les « carrés rouges » font pression sur « carrés verts » – comme si la démocratie n’était qu’une procédure de collecte de l’opinion figée d’individus perméables à l’argumentation, et non un lieu de délibération où le pouvoir s’exerce par la parole en cherchant à influencer l’opinion des autres.
Enfin, en demandant aux administrateurs des établissements de décréter le retour en classe – ce qui revient exactement à casser la grève – la ministre de l’éducation pousse la logique politique de l’individualisme jusqu’au bout : les individus qui sont contre la grève n’ont qu’à en découdre directement avec les individus qui sont pour la grève. Il y aura des gens pour former des lignes de piquetage et il y aura des gens qui chercheront à les franchir. Mais il n’y aura pas de collectivités, pas de groupes qui s’opposent – tout au plus une meute de protestataires face à des étudiants « socialement responsables ». La ministre pratique ainsi la politique de la discorde, en laissant les individus se débrouiller avec leur mésentente. Parce qu’elle abdique son rôle de gardienne de la démocratie – ce système délibératif constitué par un espace public et la liberté d’association – elle doit maintenant démissionner… Et parce que le gouvernement doit avant toutes choses – et avant toutes luttes partisanes – garantir la permanence de l’État de droit, il doit au plus vite accepter d’écouter les étudiants qui ont clairement démontré la légitimité de leurs revendications et de leur mouvement.
Thomas Dussert, professeur de Philosophie au Cégep Ahuntsic
[1] Normand Baillargeon : Je ne suis pas une PME : plaidoyer pour une université libre, Les éditions Poètes de Brousse, 2011. Il est à noter que l’expression était utilisée dans un autre contexte dans l’excellent ouvrage de M. Baillargeon.
[2] Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants :http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=2&file=/A_3_01/A3_01.html