Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Le droit du sol en miettes

Paris. Jeudi, 9 novembre 2023. Les institutions françaises subissent actuellement un pronunciamiento en règle. Les lois liberticides se succèdent à une vitesse hallucinante. Les principes républicains s’abolissent législativement, expéditivement, obsessionnellement. L’étranger se perçoit indistinctement comme ennemi public. Dernière forfaiture en date, la remise en cause par le Sénat du droit au sol.

Le droit au sol, jus soli, attribue à la personne physique la nationalité du pays où il est né. Le droit du sang, jus sanguinis, remonte au droit romain. L’édit de Caracalla de 2012, ou Constitution antonine, n’institue pas le droit du sol, mais octroie autoritairement la citoyenneté romaine à tous les résidents de l’Empire pour accroître les recettes fiscales. La citoyenneté romaine continue à se transmettre par filiation, qui inclut l’adoption. La citoyenneté peut également s’acheter avec transmission à toute la descendance. La notion de droit du sol apparaît en France dès 1315 dans un édit royal de Louis X le Hutin pour les enfants nés de parents étrangers. Sous la monarchie, être français, c’est tout simplement être sujet du roi de France. On devient un sujet par le simple fait de résider dans le royaume. Le roi, de ce fait, récupère l’héritage de la personne morte sans héritier. L’idée même d’un peuple français homogène, conscient de son appartenance nationale, est anachronique dans ces périodes. La société monarchique est une société d’ordres avec les masses qui se soumettent et paient les impôts, la noblesse qui commande, le clergé qui assure le salut des âmes.

La Révolution française met fin au système des privilèges. Juin 1789, occupation par les rebelles de la salle du Jeu de Paume à Versailles. Le roi ordonne de déloger les impudents. Trop tard. Les députés refusent. Le représentant du tiers état Jean Sylvain Bailly, mathématicien, astronome, rédacteur du cahier de doléances de Paris, répond : « La nation assemblée n’a d’ordre à recevoir de personne  ». Mirabeau : «  Nous sommes ici par la volonté du peuple. On ne nous en arrachera que par la force des baïonnettes ». Désormais, c’est le peuple, formé de citoyens, qui se proclame souverain. Les révolutionnaires récusent le droit du sang. Dans les constitutions révolutionnaires successives, on est français dès lors qu’on réside sur le territoire français. Le droit du sang arrive avec le code civil de Napoléon. Le dix-neuvième siècle remet progressivement le droit du sol à l’ordre du jour. La France laïque veut fabriquer des français. Les enfants nés sur son territoire deviennent français. Des enfants destinés à devenir de la chair à canons. Après l’humiliante défaite de …., il faut se repeupler pour affronter le péril allemand. Les immigrés sont nombreux, des belges, des italiens, des espagnols. Au-delà de la fabrique de conscrits, le droit du sol draine ses équivoques et ses ambiguïtés. La loi de 1889 francise à tour de bras des italiens, des espagnols, des maltais, des allemands, des grecs établis en Algérie, les pieds-noirs. Les autochtones musulmans sont mis sous un statut de seconde zone. L’affaire Dreyfus anéantit l’idéal national théorisé par Ernest Renan dans son discours « Qu’est-ce qu’une nation », prononcé en 1882 à la Sorbonne. La citoyenneté comme adhésion à un projet commun, indépendamment de l’origine, de la naissance, de la filiation, n’obéit qu’à des desseins idéologiquement déterminés. La francité lamine la diversité culturelle. L’hystérie xénophobe actuelle n’a rien à envier aux tribunes haineuses, aux falsifications des faits, aux violences contre les immigrés développées par Charles Maurras et de ses épigones, et par L’Action française dont des émules occupent aujourd’hui des fonctions officielles. L’expression chauviniste, pétainiste, raciste, français de papier, se médiatise sans vergogne. Émile Zola lui-même y a droit. Maurice Barrès : « Qu’est-ce que Monsieur Émile Zola ? Je le regarde à ses racines, cet homme-là n’est pas français ».

La surenchère fascisante n’a plus de limites. En ce mercredi 8 novembre 2023, maussade et pluvieux, propice aux mauvais coups, les sénateurs suppriment l’automaticité de la nationalité des jeunes nés sur le territoire français de parents étrangers. Le gouvernement récolte avec satisfaction les mauvaises herbes qu’il sème. Les jeunes banlieusards sont condamnés à une désocialisation perpétuelle. « Tout enfant né en France de parents étrangers ne peut acquérir la nationalité que s’il en manifeste la volonté entre l’âge de 16 ans et l’âge de 18 ans  ». C’est ignorer totalement la psychologie globale de ces jeunes laissés pour compte, allergiques aux démarches administratives. Les jeunes peuvent rester étrangers sans le vouloir et sans le savoir parce qu’ils se pensent toujours français. « Tout jeune, condamné à une peine égale ou supérieure à six mois d’emprisonnement ne peut définitivement prétendre à la nationalité ». Le racisme déclaré atteint des sommets d’ignominie. Un sénateur déclare : « Un veau né dans une écurie ne sera jamais un cheval ». Le rappel formel au règlement ne sert à rien. Le poison est injecté.

Les amendements de la droite sénatoriale remettent en cause le droit du sol. La manifestation de volonté ressemble à une profession de foi. L’extrême-droite est bel et bien installée dans une guerre religieuse. L’islamophobie ne distingue pas les bons musulmans des prétendus mauvais. Tous les musulmans dans le même sac. La nationalité élective a déjà été introduite, entre 1993 et 1998, dans le code civil par Charles Pasqua entre 1993 et 1998 avant d’être abrogée par le gouvernement Lionel Jospin. Ces dispositions alambiquées, fatalement désintégratrices, ne peuvent générer que des situations rocambolesques, ahurissantes, kafkaïennes. Les délires technofascistes se fraient des voies législatives pour se légitimer. Sur les trente-cinq mille jeunes acquérant chaque année la nationalité française en vertu du droit du sol, 40 % sont issus de familles maghrébines. Les cibles sont évidentes. L’esprit colonial est de retour.

Mustapha Saha
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).

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